Une Idylle à Lausanne/Chapitre II

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F. Payot, libraire-éditeur (p. 44-56).

II


— Voilà la troisième fois que je t’appelle, dit M. de H. avec humeur. À quoi penses-tu ?

Le baron de M. tressaillit. Il y avait un mois jour pour jour qu’il quittait le café, où il se trouvait, en ce moment même, avec son ami, pour se rendre à l’invitation des B. Beaucoup d’heures avaient coulé depuis, longues et lourdes.

Il repoussa de la main son verre vide, s’accouda sur la table et dit :

— Je te demande pardon, Curt, je t’écoute.

Il y avait dans la voix une fatigue marquée. Tout ce qui constituait naguère la partie gaie de son existence et absorbait la plus grande partie de son temps éveillait en lui cette même singulière lassitude. Il s’étonnait de l’insipidité de jouissances suffisantes autrefois à tromper ses ambitions déçues.

— Vraiment ! dit M. de H. avec une certaine vivacité, tu es trop bon !

Cependant voyant un nuage d’ennui assombrir davantage la figure jadis animée et gaie, il reprit sans aigreur :

— Qu’est-ce que tu as ? Dis au moins ce que tu as.

— À quoi bon, dit le jeune homme froidement, tu le sais.

— Je ne le crois pas, je ne le croirai jamais.

— Alors qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Il faudrait mentir, n’est-ce pas, pour te faire plaisir ? Cela me fatigue, cela m’ennuie, et puis, au fond, cela ne te tromperait pas, toi.

Il ajouta avec impatience :

— Laisse-moi plutôt tranquille.

C’était la première fois que le baron de M. laissait percevoir si clairement l’irritabilité de son humeur. M. de H. considéra un moment les traits changés, l’expression de tristesse qui altérait la physionomie aimable et le pli volontaire creusé entre les deux sourcils.

— C’est donc sérieux, pensa-t-il avec émotion.

Et il resta quelques secondes rêveur, impressionné et affligé.

Il avait pour M. de M. une affection de frère et il venait de craindre que son amitié ne fût impuissante à maintenir devant les yeux de son ami le juste équilibre entre les respects dûs au passé, à tout ce code de devoirs irréductibles, et l’irrésistible attraction d’un avenir absurde. Il se leva ; trop de monde était autour d’eux. Dans ce rendez-vous familier qui avait vu passer tant d’heures insouciantes, le sérieux actuel de leur esprit détonnait.

Ils cheminèrent en silence à travers les rues animées de la petite cité suisse jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la limite où les maisons se font de plus en plus rares et les piétons presque nuls. Un vent frais soufflait du nord et le lac, immobile, venait d’apparaître brusquement dans son bassin grandiose et profond. C’était une très belle journée d’été, tempérée et radieuse.

— Que comptes-tu faire ? dit enfin M. de H. en s’arrêtant tout à coup pour s’accouder sur le parapet de pierre d’où l’œil embrassait le vaste espace de ciel et d’eau, l’épouser, n’est-ce pas ?

— L’épouser, oui.

Il y eut un silence. Ni l’un ni l’autre n’avait accueilli, ne fut-ce que l’espace d’une seconde, la pensée d’une solution mixte où le cœur trouverait sa satisfaction sans heurter les convenances mondaines. Leur esprit, gardé par d’antiques traditions d’honneur, était resté, au milieu de la corruption de leur temps, volontairement honnête et pur.

— Et ton majorat ? Oublies-tu qu’en te déclassant par ton mariage, tu perds tes droits ?

Les traits du jeune baron se contractèrent visiblement. C’était sur ce point spécial que le combat entre ses anciennes et ses nouvelles passions avait été le plus vif, le plus acharné, le plus poignant. L’idée de la tante lui avait été moins amère à accepter.

— J’abandonnerai mon majorat, dit-il sourdement.

— Et tu vivras, de quoi ?

— D’autres se sont trouvés dans des conditions analogues, dit-il avec une nuance d’embarras ; je ferai comme eux.

— Je ne te dirai pas, reprit M. de H. après une courte pause, que tu ne réussiras pas comme eux, parce que le lait que tu as sucé en venant au monde ne t’a donné aucune arme pour lutter avec la vie, je ne te parlerai pas non plus des obligations d’un nom qui n’est pas à toi seul et que tu jettes dans la poussière, ni même du désespoir où tu réduiras ta famille pour satisfaire ta fantaisie ; tout cela n’est rien pour toi dans ce moment et je perdrais mon temps. Mais écoute ceci. Tu n’auras pas une heure, non, pas une seule, de véritable bonheur. Entre toi et ta femme, quoi que tu fasses, le mur du passé renaîtra sans cesse de ses ruines. Tu l’abattras un jour, et, le lendemain, les mystérieuses subtilités de ta mémoire, de tes habitudes d’esprit, de tes goûts l’auront élevé de nouveau ; ton amour s’épuisera à heurter cet obstacle invisible et toujours présent. Et tu feras souffrir cette pauvre créature attachée à toi de toute son âme, tu la feras souffrir à petit feu, d’une souffrance humiliante dont elle n’osera jamais parler. Elle te payera, heure par heure, minute par minute, le sacrifice que tu auras cru lui faire en bloc, et elle ne se sentira jamais quitte envers toi, ni libre de t’aimer ouvertement.

Il s’arrêta. Sa voix était émue, presque solennelle. Il venait d’exprimer une conviction profonde.

Le baron de M. resta un moment silencieux. Il y avait dans les paroles de son ami une si exacte expression de ce qui était pour lui-même, il y avait quatre semaines à peine, une foi, en apparence immuable, qu’il en restait impressionné.

— Ma mémoire, mes habitudes d’esprit, mes goûts, s’écria-t-il enfin, en frappant du bout de sa canne le mur dont la pierre s’effritait, tu as raison, oui, tu as raison, il y a là une conspiration puissante contre les penchants du cœur. Mais est-il juste d’étouffer un sentiment pour obéir à la froide alliance de spectres inanimés ? Voilà quatre semaines que je me pose cette question ; c’est hier seulement que je l’ai résolue, et voici comment. De toutes les facultés de l’homme, celle d’aimer est la plus noble. Lorsque les hasards de l’existence la mettent en conflit avec les autres ou que les usages, les conventions de la société, ou, comme tu dis, les habitudes d’esprit menacent de l’étouffer, le devoir d’un homme, en possession de son cœur et de sa raison, est de la dégager des dangers qui l’environnent et de lui rendre, au prix de n’importe quel sacrifice, la place qui lui revient, c’est-à-dire la première.

— Tu te fais illusion, dit froidement M. de H., ta raison n’est pour rien dans la conclusion où tu es arrivé. C’est ta passion seule qui parle et c’est elle qui te mène. Je te connais.

Le jeune baron garda le silence. Subitement devant ses yeux l’image de Marie, fuyant dans sa robe de mariée, venait de surgir de nouveau inopinément, et le superbe dédain éprouvé en face de la dévorante préoccupation de la jeune femme, lui revint vivement à la mémoire.

— Quand tu dirais vrai, reprit-il d’une voix mal assurée, pourquoi la passion ne serait-elle pas, quelquefois, une lumière pour la raison ?

— Parce qu’elle ne brille qu’un jour et que la vie est longue. Je t’en prie, Carl, poursuivit M. de H. avec une insistance passionnée, ne réfléchis plus… va-t’en… pars demain.

— Partir, moi ! dit le jeune baron vivement. Si tu savais ce que tu demandes, tu ne formulerais pas même ta pensée, mais tu ne le sais pas, tu ne le soupçonnes pas.

— Si fait, dit le jeune homme simplement, je le sais.

En même temps sa figure toujours pâle se décolora davantage. Il lui était affreusement pénible de faire allusion aux choses secrètes de sa vie et il hésita quelques instants, la gorge serrée.

— Je ne suis pas un être communicatif, dit-il enfin avec effort. Ne me force pas à violenter ma nature. Crois-moi simplement si je te dis que j’ai soutenu la même lutte et connu la même tentation.

— Toi, dit lentement le baron de M., tu as aimé, tu as souffert ?

Et il fixa un regard incrédule sur son ami, scrutant le visage pâli. Il n’avait jamais soupçonné de drame caché dans une vie, en apparence, sans orages.

M. de H. soutint franchement le regard interrogateur attaché sur lui.

— Pourquoi te tromperai-je ? dit-il avec chaleur.

Il ajouta bas après une seconde d’hésitation :

— Oui, j’ai souffert, je souffre encore.

— Et, interrogea le baron sourdement, aujourd’hui encore ta raison approuve, légitime ce sacrifice d’un vivant à des choses mortes.

— Oui.

Les deux hommes se regardèrent en silence. Le magnétisme qui émane d’une volonté puissante enveloppait, malgré lui, le baron de M. Tout ce qui avait constitué, pendant vingt-quatre ans, le fond solide de toutes ses pensées reprenait corps, l’assaillait de nouveau douloureusement.

— Mon Dieu, murmura-t-il en passant la main sur ses yeux pour en chasser cette obsession qui, après tant d’efforts pour la repousser, revenait à lui, saisissante, toutes ces choses sont pourtant des chimères. Comment, si tu as senti ce que je sens, ne le comprends-tu pas comme moi ?

M. de H. laissa un moment flotter son regard sur le lac d’acier dont la surface bleue se froissait çà et là, effleurée par l’imperceptible brise, puis il quitta sa place et se mit à marcher.

— Des chimères, dit-il enfin lentement, pour les autres hommes, peut-être, mais pour toi et pour moi, ces chimères constituent les assises de toute notre vie intérieure. Tu ne parviendras pas plus à changer ces plis de ton esprit que les traits de ton visage. C’est trop tard pour toi et pour moi. Il y a des hommes parmi nous, ils sont rares, mais enfin il y en a dont la puissante personnalité, pour s’épanouir librement, s’affranchit de tous les jougs, mais nous ne sommes, ni toi ni moi, de ces révoltés-là. Toutes les satisfactions subtiles, qui ont nourri, depuis le berceau, notre amour-propre, nos goûts de liberté et de bien-être ont pénétré à fond notre sang et nos moelles. Nous ne pouvons pas anéantir ce travail du passé. Non, poursuivit-il avec chaleur, pas même l’amour insensé pour une femme n’y peut rien. En cédant à notre entrainement nous la condamnerions avec nous à une existence incomplète et humiliante. Voyons, Carl, dit-il, en s’arrêtant net en face de son ami, reviens à toi, ai-je tort ou raison ?

— Je ne sais pas, dit le jeune homme ébranlé, mais tu me fais mal.

Ils se remirent à marcher lentement, et jusqu’à la villa habitée par le baron, ils n’échangèrent plus un mot. Le fardeau d’obligations puériles qui pesait sur leur vie et paralysait leur volonté leur semblait, en ce moment, d’une lourdeur insupportable, et pourtant quelque chose en eux de fort, d’invincible s’y cramponnait désespérément. Ils ne possédaient plus la faculté de se libérer complètement.

Lorsqu’ils atteignirent la grille du jardin, les deux amis s’arrêtèrent simultanément. Pour le moment il valait mieux se séparer. Ils se serrèrent la main sans parler, puis M. de H. murmura :

— Tu partiras, promets-le moi.

— Je ne promets rien, répondit le jeune homme avec un mouvement de hauteur. Je ne suis pas un enfant.

Et il ajouta aussitôt, regrettant cette vivacité irraisonnée :

— Pardonne-moi, mais je ne sais pas encore nettement ce que je ferai.

M. de H. n’insista pas. Il s’éloigna. Il avait fait sciemment une profonde blessure ; il la croyait salutaire. Le lendemain prouverait si son intervention avait été sage ou hors de saison.

Rentré chez lui, le baron de M. alla s’asseoir à sa fenêtre. Toutes les perplexités de son esprit, que sa décision de la veille avait forcées au silence, s’étaient réveillées. Il sentit avec désespoir que son cœur chancelait.

— Mon Dieu, pensait-il, quoi que je fasse, j’aurai donc tort.

Des parterres fleuris un parfum de roses montait jusqu’à lui, et, derrière les gros marronniers du parc, la campagne verte s’étendait jusqu’au lac. On entendait des bruits de voix venir des champs où, sous l’ardeur du soleil brûlant, les hommes travaillaient à la terre, et la rumeur lointaine de cette activité infatigable accompagnait la poignante rêverie du jeune homme.

— Est-ce que vraiment je la ferais souffrir ? se demanda-t-il enfin, est-ce que j’aurais cette lâcheté ?

Et il s’accouda sur le rebord de la fenêtre, les yeux perdus dans l’espace, tandis que la conviction de son impuissance à briser le joug du passé le pénétrait.

— Qui suis-je donc ? murmura-t-il, je ne possède point de volonté, ou du moins ce que j’en possède est enfermé dans de certaines limites. Hors de là, tout m’échappe.

Il se leva, arpenta une ou deux fois la chambre avec agitation, puis, brusquement, il s’assit à sa table, saisit sa plume et écrivit rapidement :

« J’ai réfléchi, et, selon le désir exprimé dans ta dernière lettre, je serai en Courlande dans quelques jours. Je suis prêt, mon cher père, à prendre la direction de nos terres et à te décharger de toute responsabilité. Je partirai demain. »

Il signa, jeta sa plume loin de lui, cacha sa figure dans ses mains et resta un moment immobile.

— Oh ! pleurer ! dit-il enfin, en balayant avec colère quelque chose d’humide qu’il sentait glisser entre sa main et sa joue, moi, pleurer !

Ses yeux se séchèrent aussitôt, et il fixa un regard dur sur la perspective verte et ensoleillée où les oiseaux se cherchaient et chantaient.

Le mouvement de vie qui avait un moment secoué l’antique vétusté de ses croyances était refoulé. Il allait l’ensevelir à jamais sous la poussière épaisse et lourde d’une obligation séculaire. Mais jamais, non jamais il ne pourrait l’étouffer assez pour retrouver vis-à-vis du passé sa confiance ingénue, ni pour vivre comme il avait vécu auparavant, inconscient de la mutilation de son âme.

Jusqu’à ce que la nuit fût tout à fait tombée, il resta immobile à la même place, l’esprit figé dans une même pensée, tandis que de son cœur blessé s’échappait le sang le plus vivant de son être.

Quand il se leva enfin, il était d’une pâleur de marbre. Il regarda un moment la belle nuit étoilée, puis il murmura :

— Demain ? Déjà ?

Et il ajouta :

— La vie la prendra. Elle m’oubliera.

E. P.