Une Mission internationale dans la Lune/04

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Éditions Jules Tallandier (p. 33-35).

iv

REMPLAÇANT

Le troisième jour du voyage, on eut un accident à déplorer à bord du Montgomery. Dessoye, le membre français de la mission, tomba si malheureusement dans l’escalier de la passerelle qu’il se cassa le poignet.

Il croyait d’abord en être quitte pour une simple foulure et pouvoir tout de même partir, mais le médecin du bord lui ôta cette illusion.

— Vous en avez au moins pour deux mois avant de pouvoir vous servir de votre main.

Dans ces conditions, Dessoye n’aurait fait qu’encombrer ses camarades, s’il s’était obstiné à partir tout de même. Il le comprenait, mais il était désolé. D’abord il perdait la prime de cent mille dollars que le voyage aurait dû lui rapporter ; secondement il manquait l’occasion d’une aventure passionnante. Enfin, et cela lui tenait particulièrement à cœur, il laissait vacante la place qui avait été réservée dans la mission à un représentant de la France.

Brifaut étant venu lui exprimer sa sympathie, il lui dit :

— Pourquoi ne me remplaceriez-vous pas ? Vous êtes jeune, vigoureux ; vous avez accompli plusieurs voyages d’exploration, vous parlez l’anglais comme votre langue maternelle. Partez pour la lune. Voilà une belle occasion de voir du pays et de vous enrichir.

— Je ne demanderais pas mieux, répliqua Brifaut, s’il ne dépendait que de moi ! mais jamais ma femme n’y consentira.

— Qui sait ?… Allons la trouver.

Les deux hommes rejoignirent Madeleine dans le salon du Montgomery. Dessoye, qui portait le bras en écharpe, exprima sa proposition. Madeleine jeta les hauts cris.

— Non, non ! mon mari ne se lancera pas dans cette folle aventure.

— Mais, risqua René, tu as reconnu toi-même qu’on ne pouvait pas douter du succès, tant les précautions avaient été bien prises.

— N’empêche qu’il peut arriver quelque chose d’imprévu qui fasse tout rater. Que le Selenit reste en panne sur la lune par exemple, et c’est fini.

— Tout est calculé, madame, observa Dessoye, il n’y aura pas de panne. Songez que la France n’est plus représentée dans la mission. Que dira-t-on si votre mari se dérobe ? Un Français aura reculé, là où un Anglais, un Allemand, un Américain ont marché sans trembler !

Cet argument portait davantage sur la jeune femme, qui pourtant discuta longtemps et répandit beaucoup de larmes.

À la fin elle déclara :

— Eh bien, que René parte, j’y consens ; mais à une condition, c’est qu’on m’emmène.

— Mais ce n’est pas possible, une femme !…

— Ta, ta, ta ! du moment qu’il n’y a aucun danger, (c’est vous qui le dites, n’est-ce pas ?), je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas faire partie de l’expédition. Une femme d’ailleurs rendra de grands services dans le Selenit, pour le ménage, la cuisine, les soins médicaux ; je remplirai aussi l’office de secrétaire.

— Oui, oui… j’entends bien… Mais on n’a prévu de place que pour dix passagers, et il faudrait vous réserver un logement particulier.

— Bah ! à la guerre comme à la guerre, je coucherai dans le magasin aux vivres.

— Ma foi… cela n’est peut-être pas impossible. Je vais en parler à Scherrebek.

— Faites-lui remarquer, dit Madeleine, que ma compagnie apporterait quelque gaîté dans un cercle austère de dix hommes.

— Certes, repartit Dessoye en riant, et cet argument a encore plus de force quand il s’agit d’une Française.

Une heure plus tard, les membres de la mission, y compris Dessoye, qui devait renoncer à partir, se réunissaient en conseil dans le carré du commandant, pour examiner la question. Le remplacement de Dessoye par Brifaut fut admis sans difficulté. L’admission de Mme Brifaut fut par contre assez discutée. Certains membres, surtout l’Américain et le Japonais, soulevaient des objections. Mais Dessoye, soutenu par Scherrebek, plaida la cause de Madeleine avec tant de chaleur qu’il emporta à la fin l’assentiment unanime de ses camarades.

Quand, ce soir-là, au dîner, le commandant Murray annonça officiellement que Madeleine Brifaut se joindrait à l’expédition, les convives firent une ovation à la vaillante Française.

Madeleine se sentait fière, heureuse ; elle n’avait plus peur de rien. Tel est le caractère de notre race, qui tremble parfois devant le danger quand il est loin et l’affronte le sourire aux lèvres quand il approche.