Une Mission internationale dans la Lune/05

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Éditions Jules Tallandier (p. 37-47).

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EN ROUTE

Installé dans la cabine de pilotage, ses instruments sous les yeux et devant lui les cornets acoustiques qui lui permettaient de communiquer avec les divers compartiments du Selenit, Scherrebek se pencha sur celui du logement de l’équipage et annonça :

— Deux cents mètres de profondeur ! Nous ne descendons plus. Attention ! Dans trois minutes exactement, je lâche les plombs.

Et, dans le porte-voix de la chambre des machines, où l’Américain Garrick et le Japonais Kito étaient de service, il lança :

— À vos postes ! nous partons dans trois minutes.

Le Selenit était dans la position verticale et, pour circuler entre les compartiments, qui étaient placés les uns au-dessous des autres comme des étages, il fallait emprunter des échelles.

Sur la paroi qui, pour l’instant, tenait lieu de plancher, dans le logement de l’équipage, René et Madeleine Brifaut étaient assis sur des sièges pliants en compagnie de Lang, Bojardo, Espronceda, Uberaba et Goffoël. L’Anglais Galston achevait de gravir l’échelle qui conduisait à la cabine de pilotage ; il devait s’installer à côté de Scherrebek pour le seconder au besoin. On avait allumé l’électricité, car, à la profondeur où le Selenit était immergé, aucune lumière ne parvenait aux hublots.

Madeleine promena son regard sur ses compagnons et les vit recueillis, un peu pâles. Elle-même, elle avait le cœur battant et elle s’appuya instinctivement contre l’épaule de René, qui était assis à côté d’elle. Le silence régnait ; chacun faisait mentalement ses adieux à la terre, en se disant qu’il ne reviendrait peut-être pas de ce prodigieux voyage dans la lune.

Une légère secousse se produisit. Scherrebek avait lâché les plombs. Le Selenit, allégé et entraîné vers la surface par une ceinture de flotteurs, qu’il devait abandonner en arrivant à l’air libre, se mit à monter avec une vitesse croissante. Pendant les premières secondes, l’accélération fut presque insensible, mais elle augmentait peu à peu ; les passagers avaient l’impression d’être dans un ascenseur qui démarre. Un grondement sourd annonça que le moteur était entré en action. À vrai dire, le bruit était peu appréciable, car il n’était transmis que par la charpente métallique à travers la triple coque isolante du Selenit.

Au bout de trente secondes environ, l’Espagnol Espronceda, qui regardait par un hublot, annonça en anglais :

We are out ! (Nous sommes sortis.)

On voyait en effet le jour briller à travers les vitres et l’on distinguait le bleu du ciel. Le Selenit planait dans l’atmosphère.

S’efforçant de réprimer le tremblement qui l’agitait, et de paraître parfaitement calme, Madeleine demanda :

— À quelle vitesse marchons-nous ?

— Cinquante à soixante mètres à la seconde, repartit Lang. Nous devons avoir atteint déjà la limite de l’accélération compatible avec la résistance de l’organisme humain.

Et toujours Madeleine éprouvait au creux de l’estomac cette sensation pénible que les passagers d’un ascenseur ressentent au moment du démarrage.

— Ça me donne mal au cœur, murmura-t elle. Est-ce que cela va durer longtemps ?

— Trente à quarante minutes, madame, dit Lang. Je vous conseille de vous étendre sur cette chaise longue, vous souffrirez moins du mal de mer.

L’avis était bon, Madeleine le mit à profit, s’installa sur une chaise longue pliante et ferma les yeux.

— Je croyais, dit René Brifaut, qu’un projectile ne pouvait échapper à l’attraction de la terre, s’il ne faisait au moins douze mille mètres à la seconde. Comment réussissons-nous à nous enlever à une vitesse de cinquante mètres seulement ?

— Naturellement, si nous n’étions plus chassés vers le haut par nos moteurs, nous retomberions sur la terre dont l’attraction tend à nous ralentir de neuf mètres quatre-vingt-un centimètres par seconde. Mais il suffit que la propulsion de nos machines compense ce retard pour que nous continuions à nous élever. Or elle l’emporte de beaucoup sur lui, de sorte que notre vitesse s’accélère d’environ dix mètres à la seconde.

— Vous remarquerez, dit Bojardo, l’Italien, que nous avons intérêt à ne pas marcher trop vite au début, tant que nous ne sommes pas sortis de la couche dense de l’atmosphère, dont la résistance devient considérable si l’on dépasse l’allure de deux à trois cents mètres à la seconde. Nous risquerions de subir un échauffement dangereux.

— Et cette couche est épaisse ? demanda Brifaut, qui était le moins savant de la bande.

— Elle a trente à quarante kilomètres. Nous l’aurons franchie en deux minutes environ. Après cela, nous voguerons dans une atmosphère assez raréfiée pour que sa résistance devienne négligeable. Scherrebek fera pousser la vitesse et nous atteindrons, sept à huit minutes plus tard, le vide interplanétaire, à la limite extrême de l’atmosphère, à cinq cents kilomètres d’altitude.

On avait enseigné à Madeleine, au lycée Fénelon, où elle avait fait ses études, ce que c’était que la lune et quels étaient ses mouvements. Mais elle avait un peu oublié ces détails astronomiques et ne fut pas fâchée de les rapprendre de la bouche de Goffoël, le géant belge.

Goffoël lui rappela donc que le diamètre de la lune mesure 3 480 kilomètres, alors que celui de la terre est de 12 732 kilomètres. En conséquence, le volume de la lune est environ quarante-neuf fois plus faible que celui de la terre et, comme la densité de notre satellite dépasse à peine les six dixièmes de la densité moyenne du globe terrestre, sa masse équivaut seulement au quatre-vingt-unième de celle de la terre. La lune en somme est, dans son ensemble, composée de substances légères. La masse étant plus faible, l’action de la pesanteur à la surface de la lune est moindre aussi ; la petitesse du rayon toutefois concentre pour ainsi dire les forces d’attraction et fait que la pesanteur sur la lune est, non pas le quatre-vingt-unième, mais le sixième de la pesanteur sur la terre.

La lune tourne autour de la terre, et, si l’on considère le temps qui s’écoule entre deux phases identiques, par exemple entre deux pleines lunes, on trouve que la révolution dure vingt-neuf jours, douze heures, quarante-quatre minutes, deux secondes et six cent quatre-vingt-quatre millièmes de seconde. Mais, comme la terre tourne elle-même autour du soleil, cette révolution, que l’on appelle synodique, est plus longue que le temps qui s’écoule entre deux passages de la lune sur le même point du ciel, devant la même étoile, par exemple ; celui-ci est seulement de vingt-sept jours, sept heures, quarante-trois minutes, onze secondes et cinq cent quarante-cinq millièmes de seconde, c’est la durée de la révolution sidérale.

La courbe que la lune décrit autour de la terre, celle-ci étant censée immobile, n’est pas exactement un cercle, mais une ellipse, dont notre globe occupe un des foyers. Il s’ensuit que la distance des deux astres n’est pas invariable ; le point où la lune passe le plus près de la terre se nomme le périgée, celui où elle passe le plus loin, l’apogée. L’intervalle qui s’écoule entre deux passages de la lune au périgée, et que l’on nomme révolution anomalistique, est de vingt-sept jours, treize heures, dix-huit minutes, trente-sept secondes et quarante-quatre millièmes. La distance minimum, au périgée, est de 356 577 kilomètres ; la distance maximum, à l’apogée, est de 407 000 kilomètres ; la distance moyenne est de 384 300 kilomètres.

— Comme vous le voyez, observa Goffoël, nous sommes tout près de notre satellite. On pourrait presque dire que nous le touchons de la main, quand on compare sa distance à celle du soleil, et surtout des étoiles les plus rapprochées. La lumière ne met guère plus d’une seconde à nous venir de la lune, tandis qu’elle met huit minutes et demie à nous venir du soleil, et environ trois ans de l’étoile la plus voisine.

Madeleine rapprit encore que la lune nous présente toujours la même face, ce qui prouve que son centre de gravité est plus près de nous que son centre de figure. Elle tourne sur elle-même exactement dans le même temps qu’elle accomplit une révolution autour de la terre. Toutefois, comme son orbite n’est pas exactement circulaire, que sa vitesse n’est, par conséquent, pas absolument constante, que la terre se meut elle-même dans l’espace, que la lune, tantôt s’élève au-dessus du plan de l’orbite terrestre, tantôt descend au-dessous, notre satellite subit une espèce de balancement apparent du nord au sud et de l’est à l’ouest, qui nous cache et nous découvre alternativement les régions voisines des bords. Ce balancement se nomme libration. Il y a donc une partie de la lune que nous ne voyons jamais et qui représente les quarante et un centièmes de la surface ; une partie que l’on voit seulement à certaines époques, et une, enfin, qui est toujours visible ; ces dernières parties forment ensemble les cinquante-neuf centièmes de la surface.

Le diamètre apparent de la lune, c’est-à-dire l’angle sous lequel on la voit de la terre, mesure un peu plus d’un demi-degré. C’est approximativement celui sous lequel on voit une longueur d’un centimètre à un mètre de distance.

— Bon. Je crois que tous ces chiffres me resteront dans la tête, dit Madeleine. Je vais devenir une véritable astronome.

Cependant la vitesse du Selenit s’accélérait toujours, et en un tel rythme, que Madeleine n’en était pas la seule incommodée. Tous les passagers commençaient à pâlir et à éprouver la nausée.

— Garrick et Kito poussent trop le moteur, observa Lang. Ils dépassent la limite tolérable de l’accélération.

Le malaise des passagers était d’autant plus pénible, que la stabilité du Selenit était loin d’être parfaite. Les inégalités, légères des réactions des différents tubes du moteur causaient une espèce de balancement, qui devenait, par instant, presque insupportable. Les parois vibraient en dépit de leur isolement ; le Selenit s’emplissait d’un grondement sourd, qui était transmis par l’acier des tubes et les poutrelles de l’armature. À un moment donné, la machine se mit à virer sur elle-même, comme une toupie. Ce mouvement, que les passagers enfermés dans le poste de l’équipage ne pouvaient apprécier à la vue, devint pourtant sensible dès qu’il acquit une certaine rapidité. Scherrebek le fit corriger par les petits tubes tangentiels.

Il téléphona à Garrick et à Kito de diminuer l’accélération.

— Si vous continuez, vous allez nous rendre tous malades.

Quelques minutes plus tard, il calcula que la vitesse était assez grande pour compenser les effets de la gravitation, et il donna l’ordre d’arrêter le moteur. Il suffisait désormais de laisser le Selenit courir sur son erre, pour atteindre les limites de l’attraction terrestre, et passer sous l’influence de la lune. On ne remettrait le moteur en marche, avant d’atteindre la zone neutre entre les deux astres, que s’il devenait nécessaire de corriger un écart de direction.

Les passagers se sentirent aussitôt délivrés de leur angoisse. Tout bruit, tout balancement, toute vibration avaient cessé. Rien ne rendait plus perceptible aux sens le mouvement du Selenit, qui était pourtant prodigieusement rapide.

Madeleine se redressa brusquement.

— Nous sommes arrêtés, dit-elle.

Elle s’enleva dans l’espace, comme aurait pu le faire un ballon de baudruche lancé par un enfant, et alla toucher doucement le plafond, puis elle redescendit avec lenteur.

— Que m’arrive-t-il ? dit-elle, stupéfaite.

Les autres passagers s’étaient levés à leur tour, surpris, et voilà qu’ils s’enlevèrent tous de la même façon que Madeleine, allant heurter, les uns le plafond, les autres les parois. Au bout d’un moment, ils se retrouvèrent tous réunis sur le plancher, accroupis ou couchés, et n’osant plus bouger.

— Mes amis, dit Lang, je vous conseille de ne remuer qu’avec les plus grandes précautions. Nous subissons en ce moment les effets de la diminution de la pesanteur, que l’action accélératrice du moteur avait compensée jusqu’ici en nous entraînant d’autant plus vite que la terre nous retenait moins. Eh bien, il est facile de calculer de combien cette attraction est réduite, sachant qu’elle est inversement proportionnelle au carré de la distance. Que pèse, à la distance où nous sommes parvenus, égale environ à la longueur du rayon terrestre, une masse qui pesait un kilo à la surface de la terre ? Puisque la distance au centre de la terre est deux fois plus grande, le poids est devenu fois plus petit. Un kilo ne pèse plus que le quart de son poids, soit 250 grammes. Ainsi, madame, soit dit sans vous offenser, ce qui vous arrive, c’est que vous êtes devenue une femme fort légère, car si vous pesiez environ soixante kilos sur la terre, vous n’en pesez plus actuellement que quinze. En outre, quand vous vous laissez tomber dans l’espace, votre vitesse, au lieu d’augmenter de dix mètres par seconde comme sur la terre, n’augmente plus que de deux mètres cinquante. Voilà pourquoi vous redescendez si mollement après avoir sauté jusqu’au plafond.

« Cette diminution considérable de la pesanteur vous explique aussi que nous ayons pu arrêter le moteur quand nous sommes encore loin d’avoir atteint la vitesse critique de 12 000 mètres à la seconde nécessaire pour se libérer de l’attraction terrestre. À l’altitude où nous sommes, la vitesse critique n’est plus en effet que de 8 200 mètres.

— Pardonnez-moi, docteur, dit Bojardo, mais pour une fois votre science est en défaut.

— Comment !

— Je demande à Mme Brifaut si elle a la sensation de peser encore quelque chose, ne fût-ce que quinze kilos.

— Ma foi non, repartit Madeleine, je me sens immatérialisée.

— Vous avez raison, Bojardo, exclama Lang, et je ne suis qu’un étourdi. Nous n’éprouvons même plus les effets de l’attraction terrestre… Je vais vous expliquer pourquoi, madame. Nous courons sur notre erre et si nous n’avions pas à subir le champ de gravitation du globe, notre vitesse resterait invariable comme celle d’un corps qui n’est soumis à aucune force. N’étant à proximité d’aucun astre, nous ne serions attirés par rien et nous serions, comme nous l’éprouvons en ce moment, délivrés de toute pesanteur.

— Mais ce n’est pas notre cas, objecta Madeleine, puisque nous sommes au voisinage de la terre.

— Attendez ! La terre en nous attirant, tend à ralentir notre mouvement. Si nous ne marchions pas, nous tomberions vers elle avec cette accélération de deux mètres cinquante par seconde que je vous indiquais tout à l’heure. Comme nous avons un mouvement propre, nous continuons à nous éloigner ; seulement notre vitesse diminue de deux mètres cinquante par seconde : nous cédons à la force qui nous sollicite vers le centre de la terre ; en y cédant, nous cessons de la percevoir. Pour la sentir, nous devrions lutter contre elle, c’est-à-dire propulser notre nef avec une force égale à l’attraction terrestre et de sens contraire, qui compenserait exactement les effets de la pesanteur. Au reste, au fur et à mesure que nous nous éloignons, celle-ci devient moins intense et notre retard est moins sensible. Voilà pourquoi notre ami Bojardo a raison… Pas tout à fait pourtant, ajouta Lang avec un sourire triomphant : nous ne sommes pas absolument privés de pesanteur, car notre Selenit, qui est un microcosme, possède une certaine masse et nous attire vers son centre de gravité. Oh ! bien faiblement sans doute ! mais cela suffit à nous maintenir sur ce plancher comme nous y voilà.

En effet les passagers revenaient toujours se poser sur le plancher, mais le moindre geste les lançait d’un bout à l’autre de la salle.

Madeleine se mouvant avec précaution, alla regarder par un hublot et vit un coin de ciel noir semé d’étoiles. Son mouvement avait produit une légère oscillation comme si le Selenit avait flotté dans un liquide.

— C’est drôle, dit-elle, le plancher remue.

— C’est-à-dire qu’en marchant, vous déplacez le centre de gravité du Selenit et vous changez sa position d’équilibre.

Goffoël avait consulté sa montre.

— Il y a quarante-cinq minutes que nous naviguons.

— Mais nous sommes partis à quatre heures de l’après-midi et il fait déjà nuit, exclama étourdiment Madeleine. Comment cela se fait-il ?

— À quoi voyez-vous qu’il fait nuit ? demanda Lang.

Madeleine montra le hublot.

— Regardez, le ciel est noir.

— C’est simplement parce qu’il n’y a pas d’air et qu’il ne se produit pas de diffusion lumineuse ; dans le vide interplanétaire, le ciel paraît noir et on voit toujours les étoiles malgré la lumière du soleil.

Il se dirigea vers un autre hublot et dit :

— Voyez, il y a un reflet violacé à l’extrémité de ce tube. C’est le soleil qui frappe obliquement le Selenit par l’avant. Nous ne pouvons pas l’apercevoir d’ici, mais Scherrebek et Galston doivent être aveuglés par ses rayons.

Scherrebek descendit de la cabine de pilotage avec Galston en se laissant tomber dans l’espace comme une légère bulle de savon. Au même instant, Kito et Garrick, auxquels il avait donné l’ordre de remonter, jaillirent comme des sylphes par la trappe du plancher. Toute la mission se trouvait rassemblée.

— Nous avons devant nous, dit Scherrebek, quarante-huit heures de tranquillité pendant lesquelles nous n’avons qu’à nous laisser aller. Je pense que nous pourrions d’abord en profiter pour dîner.

— Installez-vous, dit Madeleine, je vais vous servir.

Elle se laissa tomber dans la cambuse. Brifaut et Lang s’offrirent pour l’aider et le couvert fut bientôt mis.

L’air restait pur, parfaitement respirable à l’intérieur du Selenit. Il était régénéré par un dégagement constant d’oxygène, que Bojardo était chargé de régler, cependant que le gaz carbonique et la vapeur d’eau dégagés par la respiration étaient absorbés par de la soude caustique. Tout avait été minutieusement prévu dans la construction du Selenit, et l’on avait aussi le moyen de rejeter au dehors, grâce à un système de trappes et de chasse par explosif, les déchets et les ordures de toute sorte, ainsi que les eaux usées.

Au moyen d’un théodolite, Scherrebek détermina le diamètre apparent exact de la lune et en déduisit que le Selenit était parvenu à dix mille kilomètres du globe terrestre.

Les explorateurs affectaient les uns envers les autres une gaîté qui était parfois un peu forcée. Il leur arrivait de laisser tomber leur entrain : le silence se faisait brusquement et chacun se demandait avec une angoisse secrète s’il retournerait jamais sur la terre qu’il venait de quitter.

Mais cela ne durait pas : Scherrebeck ou l’un de ses camarades reprenait la parole, et la conversation se rétablissait sur le ton d’une confiance parfaite.