Une Mission internationale dans la Lune/07

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Éditions Jules Tallandier (p. 57-66).

vii

L’ARRIVÉE

— Eh bien ! que dis-tu de notre voyage ? demanda Brifaut tout bas à l’oreille de Madeleine. Regrettes-tu d’être partie ?

— Sincèrement, non. Je trouve cela passionnant… Et je t’assure que je n’ai pas peur du tout… Dis donc, on parle de lune de miel ; la nôtre ne sera pas banale et nous la passerons vraiment dans la lune.

— Ce qui prouve qu’on n’a pas tort de demander la lune, c’est-à-dire l’impossible.

L’axe du Selenit était dirigé à peu près exactement vers le bord oriental de la lune. Mais, comme celle-ci continuait à se mouvoir dans sa course autour de la terre, on aurait risqué de la manquer si on s’était maintenu exactement dans la même direction. Scherrebek fit obliquer par quelques décharges des tubes transversaux afin de gouverner légèrement en dehors du disque vers le point où la lune serait parvenue lorsque le Selenit, entrant dans sa zone d’attraction, serait pour ainsi dire capté par elle.

— Sur quelle région de la lune allons-nous atterrir ? demanda Goffoël.

— Le capitaine a décidé, je crois, de choisir la mer des Pluies aux environs d’Archimède, dit Uberaba.

— Où est-ce ? demanda Madeleine.

— Voyez sur la carte, lui dit Lang.

Il montra sur une mappemonde de la lune une grande plaine à peu près rectangulaire, qui couvrait près du quart de l’hémisphère nord, s’étendant sur un millier de kilomètres de long et autant de large, une surface grande comme la France.

— Voici la mer des Pluies. Elle est bornée au nord-ouest par le massif des Alpes, que prolonge le Caucase.

— Mais c’est en bas sur la carte, observa Madeleine, et vous dites que c’est au nord !

— Oui on dessine habituellement les cartes de la lune le pôle nord en bas et le pôle sud en haut, parce que c’est ainsi qu’on voit l’astre dans les lunettes astronomiques, qui renversent les images… Au sud-ouest, la mer des Pluies est bornée par les Apennins, énorme chaîne dont le point culminant atteint 5 600 mètres d’altitude, tandis que les Alpes s’élèvent seulement à 3 660 mètres. À l’extrémité des Apennins, vers l’est (et rappelez-vous que sur la lune on oriente l’est et l’ouest en sens inverse des points cardinaux terrestres), vous voyez ici un cirque profond, de 60 kilomètres de diamètre, Ératosthènes, dont la muraille a 4 500 mètres d’altitude. Il est remarquable par sa régularité et son enceinte brillante. Au delà d’Érastosthènes, dans le prolongement des Apennins, toujours vers l’est, sur le 10e degré de latitude nord, vous apercevez un cirque splendide, Copernic, qui mesure 90 kilomètres de diamètre et dont l’enceinte s’élève à 3 400 mètres. À l’époque de la pleine lune, il paraît entouré de rayons brillants qui lui forment une auréole d’un éclat extraordinaire. Sous ce rapport, il est presque aussi remarquable que le fameux cirque Tycho, du pôle austral, d’où rayonnent des bandes claires sur tout l’hémisphère sud. Dans l’angle droit, formé par la direction des Alpes et celle des Apennins, en face du large détroit qui fait communiquer la mer des Pluies avec la mer de la Sérénité, trois cirques se dessinent sur la plaine ; ce sont, en partant du nord : Aristillus, puis Autolycus et, à l’est de ce dernier, Archimède. Celui-ci mesure 78 kilomètres de diamètre, son enceinte, relativement basse, ne s’élève qu’à 2 457 mètres d’altitude… Telle est la région que Scherrebek se propose d’explorer, du moins en partie ; elle est assez bien définie par les cartes et les photographies pour qu’on puisse s’y guider sans difficulté, et elle a l’avantage de concentrer, dans un espace relativement peu étendu, les types caractéristiques des formations géologiques de la lune. Il faudra naturellement que le Selenit nous transporte d’un point à un autre, car, même à la surface de la lune, où la pesanteur est faible, nous ne saurions parcourir à pied, dans nos scaphandres, une distance très considérable en une seule étape. Mais je pense que le Selenit pourra sans inconvénient faire 5 à 600 kilomètres dans les plaines de la mer des Pluies.

La voix de Scherrebek résonna dans l’acoustique.

— Nous tombons sur la lune.

Conformément aux calculs de M. Esnault-Pelterie, dont les constructeurs du Selenit avaient sur ce point adopté les conclusions, il suffirait de commencer à freiner, en faisant agir les moteurs, pour retarder la chute, quand on ne serait plus qu’à une petite distance de la surface lunaire, deux cent cinquante kilomètres environ. Mais Scherrebek fit fournir aux petits tubes quelques explosions pour déterminer le Selenit à se retourner et à se placer la partie postérieure en bas, l’avant tourné vers la terre.

Les explorateurs voyaient maintenant la surface lunaire monter vers eux, pareille à un gros ballon, dont une partie, éclairée par le soleil, répandait une lumière éblouissante, tandis que l’autre, qui recevait seulement le reflet de la terre, luisait faiblement. Les détails de la partie sombre devenaient pourtant visibles, à cette courte distance, sous le « clair de terre ».

— Comment apprécierons-nous que nous ne sommes plus qu’à 250 kilomètres de la surface de la lune ? demanda Brifaut.

— Toujours en mesurant l’angle sous lequel l’astre nous apparaît, c’est-à-dire l’angle que font entre eux deux rayons visuels tangents à la surface de la lune, l’un au pôle nord, l’autre au pôle sud. La trigonométrie nous permet de calculer de combien sera cet angle, quand nous serons parvenus à 250 kilomètres de notre satellite, le rayon de la lune étant connu. On trouve exactement 121° 56′ 34″, cela représente un peu plus du tiers de la circonférence céleste.

À partir de cet instant, les passagers du Selenit ne cessèrent d’observer le grossissement progressif de la lune. Ils ne pouvaient se défendre d’une certaine anxiété au moment où ils allaient prendre contact avec ce monde inconnu. En dépit des prévisions les plus exactes, des calculs les plus minutieux, on pouvait éprouver une surprise au moment de l’atterrissage, et le moindre accident pouvait devenir fatal. Une seconde de retard dans la manœuvre, une panne de moteur et le Selenit s’écrasait sur le sol, au lieu de s’y poser mollement. Il faudrait compter aussi avec les inégalités du terrain : Scherrebek avait eu beau choisir une région de plaine relativement peu tourmentée, on pouvait se heurter à une saillie jusqu’alors insoupçonnée ou tomber dans une de ces crevasses si fréquentes à la surface de la lune.

— Le soleil se couche ! exclama Brifaut, qui observait par un périscope.

— Comment ! dit Bojardo.

Il regarda aussi. Le croissant de la lune s’amincissait et, derrière la masse prodigieusement grandie de notre satellite, le soleil s’abaissait graduellement.

— Parbleu, s’écria Goffoël, nous pénétrons dans le cône d’ombre. Dans quelques minutes, nous ne verrons plus ni le soleil, ni la moindre zone éclairée de la lune. Nous serons dans la nuit et nous ne devrons plus compter que sur la lumière reflétée par la terre, notre patrie.

— Hein ! croyez-vous qu’elle est belle, notre terre, vue d’ici ! dit Bojardo avec un enthousiasme lyrique. Ne trouvez-vous pas qu’on l’apprécie mieux quand on en est séparé comme nous le sommes, par un désert de 350 000 kilomètres ? Elle est hospitalière, féconde et généreuse ; on peut se promener librement à sa surface et y respirer partout. On y trouve en abondance de l’eau, des plantes, des animaux… Ah ! la terre !

— Si vous la regrettez tellement, dit Espronceda, pourquoi l’avez-vous quittée ?

— Je ne savais pas que ça me ferait tant d’effet. Et puis, malgré tout, j’ai bien envie de savoir ce qui se passe sur la lune.

Le soleil avait complètement disparu. Le Selenit était dans la nuit, mais on n’en distinguait que mieux le relief de la lune éclairée par le reflet de la terre.

— Remarquez, observa le docteur Lang, que nous ne voyons plus, à cause de la courbure de la surface, qu’une partie limitée du globe lunaire, à la distance à laquelle nous sommes parvenus et qui approche de la limite des 250 kilomètres fixée par Scherrebek, pour le début de la manœuvre de freinage. Voyant la lune sous un angle de 120° environ, nous embrassons du regard un sixième de sa circonférence c’est-à-dire que nous découvrons un horizon dont le diamètre est sensiblement égal au rayon de la lune, soit 1 740 kilomètres. Cet horizon a 5 463 kilomètres de tour, alors qu’un méridien lunaire mesure près de 11 000 kilomètres. Si nous étions au-dessus de la terre, à la même distance, nous découvririons un horizon beaucoup plus étendu parce que, le globe étant plus gros, sa courbure est moins prononcée ; et il y aurait aussi à tenir compte de la réfraction atmosphérique qui relève les images à l’horizon, tandis que les effets de l’atmosphère lunaire sont insensibles.

Le grondement sourd que transmettaient à l’intérieur du Selenit, les vibrations des tubes du moteur, recommença de se faire entendre. Scherrebek venait de lancer l’ordre de freiner en faisant agir les machines.

En même temps les passagers qui, depuis des heures, avaient perdu toute sensation de poids, eurent l’impression de redevenir soudain des êtres matériels. Le retard que les moteurs apportaient à la chute en faisant effort en sens inverse, équivalait, en effet, à augmenter l’attraction lunaire et à la rendre même à peu près égale à la pesanteur à la surface de la terre, tandis que jusqu’alors, depuis que le Selenit était entré dans le champ de gravitation de la lune, comme il obéissait passivement à la force qui le sollicitait et se dérobait, pour ainsi dire, sous les pieds de ses passagers, animés du même mouvement, ceux-ci n’avaient plus de poids non plus que les objets enfermés dans le véhicule inter-planétaire.

— Tiens ! exclama le docteur Uberaba, nous cessons d’être de purs esprits.

Heureusement Scherrebek avait recommandé à Garrick et à Kito de n’exercer au début qu’un freinage progressif. S’ils avaient recouvré brusquement leur poids normal, les passagers, surpris, seraient tombés à la renverse et ils auraient pu éprouver des accidents plus graves, tels que syncope ou congestion.

— Attention, le train entre en gare ! annonça Goffoël.

— Dans combien de temps ? demanda Brifaut.

— Nous touchons au terme du voyage. Dans trois minutes et demie, nous reposerons sur le sol lunaire.

On avait déjà pris soin d’arrimer tous les objets à l’intérieur du Selenit, en prévision du changement de position qui allait se produire quand la machine, jusque là verticale, tomberait horizontalement sur la lune. Les passagers eux-mêmes s’installèrent afin de subir le choc sans accident.

Scherrebek gouvernait de manière à atterrir au nord de la mer des Pluies, non loin de l’enceinte de Platon, grand cirque de 96 kilomètres de diamètre, dont le rempart se dresse à 2 417 mètres et qui marque l’extrémité nord-est de la chaîne des Alpes. On distinguait assez bien au « clair de terre » cette grande cavité sombre, entourée d’un mur blanchâtre, au sud-ouest de laquelle pointaient les nombreux pics des Alpes, tandis qu’au sud-ouest on remarquait le petit groupe des monts Ténériffe. Le massif des Alpes était coupé en son milieu par une large bande noire, orientée au nord-ouest et qui indiquait la position de la Grande Vallée. Bien que la lumière versée par la terre à cette époque sur la lune fût au moins dix fois plus vive que celle du plus beau clair de lune à la surface de la terre, elle n’était tout de même pas assez puissante pour permettre de juger de tous les détails du terrain. Le sol bouleversé, chaotique de la lune prenait, sous cet éclairage, un aspect fantastique et terrifiant.

L’horizon se rétrécissait rapidement au fur et à mesure que le Selenit approchait du sol. Le diamètre de l’horizon lunaire, pour un homme debout au milieu d’une plaine, est à peine de 5 kilomètres, tandis que sur la terre, il dépasse 9 kilomètres. Si le sol est parfaitement plat, le regard porte seulement à 2 430 mètres.

Le docteur Lang, dont la mémoire était un magasin de chiffres, était en train de donner ces précisions à Madeleine, quand le cornet acoustique fit résonner l’avertissement du capitaine :

— Attention, nous touchons terre !

— Coupez l’allumage ! rugit encore Scherrebek dans l’acoustique de la chambre des machines.

Au même instant, un choc peu violent ébranla le Selenit de bas en haut. Le véhicule projectile avait touché terre par sa pointe inférieure. Il resta une seconde en équilibre, puis s’inclina lentement sur le côté.

— Gaz à droite ! cria Scherrebek.

Dès que le moteur s’était arrêté, les passagers avaient ressenti un brusque allégement, comme au moment où ils avaient échappé à l’attraction terrestre. Ils ne pesaient plus que le sixième de leur poids normal.

Dans la chambre des machines, Garrick et Kito se montraient attentifs à la manœuvre. Ils savaient que le sort du Selenit dépendait de la rapidité et de la précision de leurs gestes. Ils mirent en jeu l’un des petits tubes latéraux du côté où l’appareil s’inclinait, afin de ralentir sa chute et de l’amortir. Un moment, le Selenit sembla flotter à demi dans l’espace, mais il pivota sur lui-même et pencha dans une autre direction. Aussitôt, les mécaniciens de réagir dans ce nouveau sens.

Cette lutte contre la pesanteur dura vingt secondes. Enfin, le Selenit, se coucha sur le sol. Si l’on n’avait pas fait intervenir les moteurs pour retarder la chute, celle-ci se serait produite en dix à douze secondes, et l’extrémité supérieure de la nef aurait pris contact avec le sol à une vitesse de 16 à 20 mètres à la seconde, ce qui eût été largement suffisant pour causer une catastrophe. Ainsi, la vitesse au contact ne dépassa pas 2 mètres à la seconde, ce qui représentait toutefois encore un rude choc, étant donné la masse considérable du Selenit. Mais celui-ci était solidement construit : son enveloppe et tous ses organes résistèrent.

Quant aux passagers, en dépit des précautions qu’ils avaient prises, ils furent fortement bousculés et précipités les uns sur les autres.

Au reste, ils n’étaient pas au bout de leurs épreuves. Scherrebek n’avait pas réussi à atterrir juste au point qu’il s’était fixé, entre le cirque Platon et le petit groupe des monts Ténériffe. Dans les dernières secondes de chute, le Selenit s’était trouvé un peu déporté vers le nord-ouest par la vitesse acquise, et il était venu s’abattre non dans la plaine, mais sur les derniers contreforts du versant sud de Platon. À peine était-il couché, qu’il bascula sur le côté et, tandis que les passagers laissaient échapper un cri d’angoisse, il se mit à rouler sur la pente de la montagne. Les membres de l’équipage cherchaient à se retenir à ce qui leur tombait sous la main. Garrick et Kito étaient attachés à leur banc de manœuvre, mais ils n’avaient pas eu le temps de se redresser pour prendre une nouvelle posture, quand le Selenit s’était étendu sur le sol, et ils se trouvaient encore étalés par terre, que la machine était déjà entraînée sur la déclivité. Garrick donna assez rudement de la tête contra la paroi et, à demi étourdi, garda juste la force de se cramponner aux courroies qui le retenaient.

Kito eut un instant la tête en bas, mais c’était un garçon énergique, doué d’une grande présence d’esprit. Il réussit à donner les gaz aux tubes tangentiels dont la réaction devait s’opposer aux mouvements de rotation que prenait la nef. Son initiative n’arrêta pas la chute, mais elle la ralentit. Pendant une demi-minute, l’énorme masse du Selenit dégringola ainsi le long de la montagne, rebondissant sur les saillies du roc. Si cette mésaventure était arrivée sur la terre, la paroi n’eût pas résisté, la machine eût été réduite en miettes. Mais, grâce à la faiblesse de la pesanteur, l’expédition devait échapper pour cette fois à une catastrophe.

Arrivé au bas du versant, le Selenit fit encore 200 mètres en roulant dans la plaine et s’arrêta. Mais, au lieu de reposer normalement sur ses roues à chenilles et ses patins, il était couché sur le côté gauche.

Dans le poste de l’équipage, Madeleine et ses compagnons se relevaient et prenaient pied sur la paroi latérale du Selenit.

Scherrebek et Galston parurent par la porte du poste de commandement.

— Personne de blessé ? demanda le capitaine.

— À l’appel ! cria Brifaut.

Uberaba avait allumé trois ampoules électriques, quelques secondes avant la chute. Deux brillaient encore et permettaient aux membres de la mission de se reconnaître.

— À l’appel ! répéta Brifaut… Madeleine Brifaut !

— Présente ! répondit la jeune femme, d’une voix qui tremblait pourtant.

— Bojardo !

— Présent !

Le Français nomma ainsi successivement les membres de l’équipage qui se trouvaient dans le poste principal. Tous répondirent. Aucun n’avait de blessure ni même de contusion sérieuse. Scherrebek et Galston étaient indemnes. Kito et Garrick firent leur apparition, ils étaient eux-mêmes sains et saufs.

— Tout le monde en bonne santé, dit Bojardo… Il n’y a donc que demi-mal.

Mais Scherrebek demeurait inquiet.

— Assurons-nous maintenant, dit-il, que le Selenit n’a pas d’avaries. Si la coque avait une fuite, il faudrait y remédier aussitôt.

On entreprit de visiter d’un bout à l’autre la paroi intérieure du Selenit. Elle était intacte. Mais la coque extérieure pouvait être crevée, ce qui aurait mis l’équipage en danger. Les manomètres n’indiquaient toutefois aucune diminution de pression de l’air contenu dans la nef. Comme du reste le débit des tubes d’oxygène n’avait pas été augmenté, on pouvait en déduire qu’il ne se produisait aucune déperdition.

— Je vais sortir avec Goffoël et Brifaut pour examiner la coque et reconnaître notre position, dit Scherrebek. Cependant, Lang et Uberaba monteront la garde ici. Que les autres s’installent de leur mieux pour essayer de dormir. Nous pouvons avoir tous à fournir un gros effort, il ne faut pas nous fatiguer inutilement.