Une Mission internationale dans la Lune/08

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Éditions Jules Tallandier (p. 67-73).

viii

SUR LE SOL LUNAIRE

On tira les matelas des couchettes pour les étendre sur la paroi latérale de gauche qui devait, jusqu’à nouvel ordre, servir de plancher, et les membres de l’équipage qui n’avaient pas été désignés pour veiller avec Scherrebek s’étendirent tout habillés. Ils étaient pour la plupart très fatigués, car ils avaient mal dormi depuis le départ de la terre.

Scherrebek et ses compagnons passèrent dans la chambre des scaphandres où, avec l’aide de Lang et d’Uberaba, ils s’enfermèrent chacun dans un appareil. La position anormale du Selenit les gênait pour prendre les scaphandres et s’en revêtir. Ils y parvinrent toutefois sans trop de peine, leurs mouvements leur étant facilités par la faiblesse de la pesanteur. Avec sa stature gigantesque, Goffoël, qui pesait cent kilos sur la terre, n’en pesait plus que 17 sur la lune et il soulevait comme une plume son scaphandre, qui avait diminué de 200 kilos à 34.

— Ne craignez-vous pas d’être saisis par le froid ? dit le docteur Lang. Si, comme on le croit généralement, la surface de notre satellite tombe, pendant les longues nuits lunaires, à 270° au-dessous de zéro, vous risquez d’être gelés à peine sortis.

— L’enveloppe double de notre scaphandre constitue un isolant thermique parfait, observa Brifaut.

— Oui, dit Scherrebek, et la température d’un corps dans le vide ne peut s’abaisser que par rayonnement ; ne rayonnant pas grâce à notre carapace isolante, nous ne refroidirons pas. De toute manière, la déperdition de chaleur sera fort lente et nous aurons tout le temps d’examiner la coque du Selenit.

Il ne restait plus qu’à visser l’énorme casque pourvu de hublots, des scaphandres. Comme les explorateurs ne seraient éclairés que par la lumière de la terre, Scherrebek fit retirer les écrans de verre plombé qui garnissaient les hublots, en prévision d’une sortie à la lumière du soleil.

Les trois scaphandriers emportaient des cordes au moyen desquelles ils s’attacheraient au besoin les uns aux autres. Ils pouvaient établir entre eux une liaison électrique avec des fils souples et des fiches qui s’adaptaient à des prises de courant montées sur le côté du casque. Cela devait leur permettre de se parler, un téléphone alimenté par des piles sèches étant à leur portée dans l’appareil. Ils avaient aussi à la ceinture une lampe électrique protégée par un tube de métal et un réseau de fils de fer, et attachée à un fil souple. Ils se munirent de quelques outils : pics, leviers, masses de fer, qui eussent été sur la terre trop lourdes pour être maniables, mais dont le poids à la surface de la lune était à peine suffisant pour en faire des instruments utiles.

Il fallait maintenant accomplir la manœuvre de sortie en passant par la loge de détente. Les explorateurs durent se livrer à une véritable acrobatie, la loge se trouvant couchée et la porte extérieure placée en haut dans la position d’une trappe horizontale.

— C’est encore une chance, observa Brifaut, que le Selenit soit tombé sur le côté gauche. S’il s’était couché à droite, la porte de sortie se serait trouvée appliquée contre terre et nous aurions été irrémédiablement prisonniers.

— Peut-être pas irrémédiablement, dit Scherrebek. Des hommes énergiques finissent toujours par triompher du mauvais sort.

Ce fut, pour cette fois, sa dernière parole. Uberaba lui posa son casque sur les épaules et le vissa hermétiquement.

Les appareils étaient bien munis de tubes d’oxygène.

La manœuvre de sortie s’exécuta d’une façon parfaite. Scherrebek, Goffoël et Brifaut se trouvèrent réunis sur la coque du Selenit.

Debout côte à côte sous la clarté de la terre, dans leur carapace rigide et monstrueuse, ils offraient un aspect fantastique. Un astronome qui n’aurait pas été averti de la présence des explorateurs et qui aurait pu les apercevoir en cet instant à l’aide d’un télescope géant, les aurait pris pour des habitants de la lune : il aurait proclamé que notre satellite est peuplé de créatures étranges au corps cuirassé comme celui des crustacés ou des coléoptères.

Les moufles qui terminaient les manches des scaphandres et dans lesquelles les explorateurs devaient glisser les mains, avaient été l’objet de soins tout particuliers, car il fallait à la fois leur garder une certaine souplesse et les rendre assez isolantes pour éviter la congélation des doigts. On aurait pu les remplacer par des pinces manœuvrées de l’intérieur des manches, mais on avait estimé que ce dispositif aurait trop limité l’action des scaphandriers. Ces moufles avaient été d’autant plus difficiles à établir, que, pour les rendre capables de résister à la pression interne du scaphandre, on avait dû les revêtir d’une armature métallique faite de lamelles et de fils d’acier. Dans ces conditions, leur usage était assez malaisé et les scaphandriers devenaient forcément un peu gauches.

Les explorateurs avaient devant eux un massif montagneux dans lequel s’ouvrait, juste en face du Selenit, une gorge profonde, entre des falaises irrégulières, sinueuses et chaotiques. Des rochers, qui paraissaient blancs sous le « clair de terre » et dont les ombres, par contraste, étaient d’un noir impénétrable, s’élevaient les uns derrière les autres comme les marches d’un escalier gigantesque. Un amoncellement de sommets barraient l’horizon ; leurs pointes blanches tranchaient sur le ciel noir. Les montagnes semblaient se pencher en arrière ; au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient, on aurait dit que les dernières cimes allaient s’ébouler derrière l’horizon. C’était un effet de la courbure du sol lunaire. Sur leur gauche, c’est-à-dire vers le nord-est, les explorateurs découvraient une autre gorge, dont le fond plat, incliné, ressemblait au lit desséché d’un large torrent et qui était peut-être une coulée de lave.

Les trois hommes s’étaient reliés entre eux par leurs fils téléphoniques, afin de pouvoir échanger leurs réflexions.

— C’est sans doute par là que nous avons roulé, dit Brifaut, montrant la pente.

— Oui, dit Scherrebek, c’est miracle que nous ne nous soyons pas fracassés.

Derrière eux, vers l’est et le sud, les explorateurs n’avaient que la plaine, qui restait sombre malgré le « clair de terre », mais était tout de même assez distincte pour qu’on vit nettement se dessiner la ligne de l’horizon, rigoureusement circulaire de ce côté. La brièveté du rayon visuel, qui ne s’étendait pas à deux kilomètres et demi, brièveté à laquelle les trois hommes n’étaient pas encore accoutumés, leur procurait la sensation étrange d’être suspendus dans le vide sur une plate-forme étroite.

De ce côté, on n’apercevait pas trace de montagne. Les monts Ténériffe, qui sont de faible altitude, se trouvaient, malgré leur proximité, fort au-dessous de l’horizon.

Le ciel était splendide. Non seulement la terre, assez fortement échancrée d’ailleurs vers l’est, brillait d’un éclat bleuté magnifique, mais les constellations étaient d’une pureté et d’une vivacité que les habitants de notre globe ne connaissent pas. La lumière des étoiles n’était pas atténuée par une atmosphère épaisse ; elle n’avait pas non plus ce scintillement qui est dû aux mouvements et aux variations de densité des couches d’air de différentes altitudes. La Voie Lactée était presque éblouissante. Leur éclat étant plus vif, on distinguait bien plus d’étoiles qu’on n’en voit à l’œil nu de la surface de la terre. Et toutes les lueurs célestes avaient une nuance bleutée, à laquelle du reste le regard s’habituait peu à peu et devenait moins sensible.

L’épaisseur du Selenit, avec sa triple coque, étant de dix mètres, c’est à cette hauteur que les trois hommes se trouvaient suspendus au-dessus du sol.

— Comment descendre de là-haut ? dit Brifaut.

— Il n’y a qu’à sauter, dit Goffoël.

Sans attendre de réponse, il détacha les fils téléphoniques qui le reliaient à ses compagnons et s’élança dans le vide.

Quoique avertis des effets de la diminution de la pesanteur sur la lune, Scherrebek et Brifaut virent avec étonnement leur camarade mettre près de quatre secondes à toucher le sol de la lune, alors que sur la terre, il lui en aurait fallu moins de deux. Goffoël avait vraiment l’air d’un de ces grands bonshommes en baudruche gonflés de gaz, avec lesquels on joue dans les fêtes de campagne.

Et, pour prouver que décidément tout devenait singulièrement facile à la surface de la lune, Goffoël soudain, s’enlevant comme un sylphe, reprit pied d’un bond sur le Selenit, à côté de ses compagnons.

Après cet exploit, qui montrait quelle puissance leurs muscles, habitués à de rudes exercices, donnaient aux terriens transportés sur la lune, les trois hommes sautèrent sur le sol et entreprirent de visiter minutieusement la coque du Selenit.

Ce fut seulement au bout de deux heures qu’ils eurent acquis la conviction que leur véhicule inter-planétaire n’avait subi aucune blessure. La solidité de sa construction et la faiblesse de la gravité lunaire l’avaient protégé. Le système de roues à chenilles et les patins arrière étaient eux-même indemnes.

Mais un grave problème se posait. Dans la situation où il se trouvait, le Selenit était immobilisé. Il ne pouvait ni se déplacer à la surface de la lune, ni surtout prendre son élan pour s’enlever et retourner sur la terre. Il était donc indispensable de le redresser, mais, à première vue, cette tâche semblait au-dessus des forces de dix hommes, même si leur puissance musculaire était sextuplée. Quoique délesté d’une charge considérable d’explosifs et allégé, quant au reste, des cinq sixièmes de son poids, le Selenit était encore lourd d’environ cinq cents tonnes. Comment remuer une pareille masse et la remettre debout ? Les grands tubes du moteur à réaction, qui auraient pu fournir l’énergie nécessaire, n’étaient pas dirigés dans le sens voulu, et les petits, qui ne devaient servir qu’à gouverner, étaient trop faibles.

Leur inspection terminée, les trois hommes sautèrent sur le Selenit et repassèrent dans la cabine de détente, pour réintégrer leur logis.

Comme Lang et Uberaba s’approchaient afin de l’aider à se débarrasser de son scaphandre, Scherrebek recula en gesticulant, pour leur faire comprendre qu’ils ne devaient pas le toucher. En effet, la carapace métallique se couvrait de givre par la condensation de la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère du Selenit. La surface des appareils s’était intensément refroidie pendant le séjour des trois explorateurs au dehors. Si on l’avait touchée en ce moment la main nue, on se serait cruellement brûlé. Les scaphandriers durent s’aider mutuellement à dévisser leur casque avec leurs mains gantées, ce qui n’alla pas d’abord sans quelque difficulté à cause de l’épaisse couche de glace qui s’était formée sur leurs hublots vitrés et les empêchait de voir.

Tout le monde s’était levé en entendant rentrer la petite équipe. On était avide de connaître les nouvelles. On savait qu’il y allait de la vie.

— Pas d’avarie, annonça Scherrebek. Néanmoins, nous sommes dans une posture fâcheuse, que je ne vois pas, pour l’instant, le moyen de rendre meilleure… Mais je vous avoue que je me sens très fatigué. Si vous le voulez bien, nous ferons une petite collation ; après ça, nous dormirons tous quelques heures.