Une Mission internationale dans la Lune/13

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Éditions Jules Tallandier (p. 107-115).

xiii

COPERNIC

S’il y avait eu sur la terre un télescope colossal assez puissant pour permettre à un observateur d’apercevoir à la surface de la lune des objets aussi petits que les membres de la mission, un astronome qui aurait braqué quelques heures plus tard son instrument sur la mer des Pluies, dans la région voisine du mont Wolf, aurait assisté à une scène digne de l’Apocalypse. Il aurait vu six monstres couverts de carapaces surgir du flanc du Selenit et tirer derrière eux une masse inerte allongée, enveloppée dans une toile.

C’étaient des membres de la mission qui rendaient les derniers devoirs à leur chef.

Ils avaient remis Scherrebek mort dans son scaphandre, qui devait lui servir de cercueil.

Ils l’emportèrent à quelque distance du Selenit, creusèrent une fosse avec des pics dans le sol rocheux et l’y déposèrent. Réunis alentour, ils restèrent une minute immobiles, recueillis, et adressant tout bas un adieu à celui qui les avait si vaillamment guidés. Des larmes coulaient sur leur visage derrière les vitres de leur casque.

Ils comblèrent la fosse et accumulèrent dessus de grosses pierres pour former une pyramide grossière. Au sommet, avec trois blocs convenablement choisis, ils édifièrent une croix.

La sépulture achevée, ils retournèrent tristement au Selenit.

Ainsi Scherrebek était enseveli sur ce monde inhospitalier, selon le vœu qu’il avait exprimé avant l’accident qui devait lui coûter la vie et sa tombe resterait, dans ce coin de la mer des Pluies, comme un témoin grandiose et tragique du passage des premiers explorateurs de la lune.

Le commandement de la mission revenait désormais à Galston, qui n’en avait été jusqu’alors que le second.

— Si nous avons le bonheur de retourner sur la terre, dit-il, nous proposerons de changer le nom de la mer des Pluies et de la baptiser : plaine de Scherrebek.

On tint conseil.

Après la triste aventure du mont Wolf, on hésitait à entreprendre une nouvelle excursion lorsque le soleil planait encore au zénith.

Abrité par un pan de montagne, le Selenit était à l’ombre et ne risquait pas de s’échauffer, mais il ne fallait pas songer à laisser des scaphandriers s’exposer pour de longues heures en terrain découvert.

Or la mission n’avait pas rempli tout son programme. Elle devait encore visiter Copernic, le plus beau cirque de la lune et celui qui possède, après Tycho, l’auréole la plus magnifique. On voulait essayer de déterminer la nature exacte de cette auréole et la cause de l’éclat que prend le fond du cirque lui-même lorsque les rayons du soleil le frappent verticalement.

Du mont Wolf au rempart de Copernic, il y a environ 350 kilomètres à vol d’oiseau ; avec les détours obligatoires, il fallait compter sur un trajet de 450 kilomètres au moins, sans parler de l’ascension du rempart et de l’exploration du cirque. On ne pouvait, d’autre part, sans imprudence, brûler de nouvelles quantités d’explosif pour faire mouvoir le Selenit et parcourir dans ses flancs une partie de la distance, car on n’aurait pas trop de toutes les réserves pour assurer le départ de la lune et retarder la chute à l’arrivée sur la terre. Si l’on se décidait à tenter une expédition à Copernic, on devrait l’accomplir à pied. Il s’agissait seulement de savoir si un tel effort était possible.

— Grâce à la faiblesse de la pesanteur, qui nous donne pour ainsi dire des bottes de sept lieues, dit Galston, nous pouvons faire vingt kilomètres à l’heure, un trajet de 450 kilomètres peut donc se couvrir en vingt-quatre heures, auxquelles il faut ajouter un temps égal pour le repos. Cela nous fait quarante-huit heures pour l’aller, autant pour le retour, soit quatre jours terrestres. Nous sommes au neuvième jour de la lunaison pour le méridien du mont Wolf, au huitième seulement pour le méridien de Copernic. Le soleil se couchera pour le Selenit dans cinq jours et demi environ et dans un peu plus de dix jours pour Copernic… Nos scaphandres sont construits de telle sorte que nous pouvons sans danger nous y enfermer pour cinq jours consécutifs. Je propose de partir dans trois jours, quand le soleil sera déjà trop bas pour échauffer le sol sur lequel nous marcherons. Nous suivrons son mouvement et nous arriverons au rempart de Copernic vingt-quatre heures avant le coucher du soleil. Nous aurons le temps de visiter le cirque, nous assisterons au coucher et nous reviendrons la nuit, à la clarté de la terre, dont le bord oriental dessine déjà dans le ciel son immense croissant.

Le plan de Galston fut adopté. Le chef désigna pour prendre part avec lui à cette expédition : Lang, Espronceda et Brifaut. Mais, quand Madeleine entendit que son mari allait partir pour cinq jours, elle ne fut pas maîtresse de son émotion.

— C’est folie de tenter un pareil voyage de près de 1 000 kilomètres ; vous n’en reviendrez pas, gémit-elle en pleurant.

Briffaut voulut lui imposer silence.

— Puis-je refuser de marcher avec les autres ? lui dit-il tout bas. Veux-tu donc que je passe pour un lâche ?

— Eh bien, qu’on m’emmène ! je ne veux pas me séparer de toi.

— Tu n’es pas raisonnable… Tu n’as tout de même pas la prétention d’être aussi résistante qu’un homme. En t’emmenant, nous risquons de retarder notre marche, et ta présence sera peut-être la cause d’un accident que nous éviterions si nous n’avions pas à te soutenir et à veiller sur toi.

— Ne me suis-je pas bien comportée, lors de l’excursion à Archimède ?

— Si… mais enfin…

— Eh bien, j’ai fait mes preuves, on n’a, pas de raison de m’interdire de vous accompagner dans cette expédition au cirque de Copernic… René, tu ne m’infligeras pas ce supplice de t’attendre ici pendant cinq jours, torturée par le doute, me demandant toujours s’il ne t’est rien arrivé, si je te reverrai vivant !

La jeune femme trouva de tels arguments et plaida sa cause avec tant de chaleur, qu’elle obtint enfin de faire partie de l’expédition comme elle avait obtenu de s’embarquer dans le Selenit lors du départ de la mission.

Durant les soixante-douze heures suivantes, les membres de l’équipage complétèrent le journal du bord, s’occupèrent de rédiger leurs notes, procédèrent à quelques expériences aux abords du Selenit.

Ils dessinèrent aussi sur le sol sombre de la mer des Pluies, avec des blocs de rocher blancs, ramassés au pied de la montagne, une immense croix dont la tombe de Scherrebek formait le centre. La branche principale de cette croix mesurait 200 mètres, de sorte que le figure devait être visible pour les grands observatoires terrestres munis de forts instruments, Et en effet les astronomes en ont depuis relevé l’emplacement, à l’aide de leurs télescopes, au pied du mont Wolf, dans la plaine de Scherrebek.

Le soleil ne devait plus briller sur Copernic que pendant la durée de trois jours terrestres lorsque Galston se mit en route avec Lang, Espronceda, René et Madeleine Brifaut.

On avait décidé de marcher d’abord autant que possible en ligne droite, en suivant la chaîne basse qui prolonge les Apennins vers le nord-est jusqu’au cirque d’Ératosthènes, puis les premiers contreforts des Carpathes, au nord de Copernic. On tournerait ensuite pour marcher vers le sud, droit sur Copernic, en cherchant un passage à travers l’une des vallées des Carpathes, massif étroit et peu dense, dont le point culminant ne s’élève qu’à 1 600 mètres. Ce trajet avait un avantage capital : il suivait la frange d’ombre des montagnes et permettait aux explorateurs de s’abriter aisément contre l’ardeur du soleil déclinant.

Quand la petite troupe eut dépassé le cirque d’Ératosthènes avec sa haute muraille de plus de 4 000 mètres, elle pénétra dans la zone de l’auréole de Copernic. Le sol rocheux était recouvert ou plutôt imprégné d’une matière vitreuse, polie comme de la glace, qui réfléchissait les rayons du soleil, et cela formait une surface éblouissante dont les yeux ne pouvaient soutenir l’éclat. Les explorateurs durent renforcer par un verre fumé les écrans plombés dont ils avaient doublé leurs hublots pour se protéger des rayons violets du soleil.

Lang fit observer par le téléphone que la découverte de cette couche vitreuse confirmait l’hypothèse de l’origine volcanique des auréoles comme celles de Copernic, de Képler ou de Tycho.

— Je ne crois pourtant pas, dit-il, qu’elles soient dues à des coulées de lave qui se seraient répandues en nappe aux alentours du cirque. Ce sont plutôt, à mon avis, des matières exsudées à travers la roche poreuse qui constituait d’abord la croûte de l’astre.

Moins de quarante-huit heures après leur départ du Selenit, les explorateurs atteignirent, comme ils l’avaient prévu, le rempart de Copernic, non sans s’être accordé le repos nécessaire. Aucun d’eux ne se sentait fatigué. Madeleine était aussi vaillante que les autres et Galston, qui l’avait d’abord vue avec humeur se joindre à l’expédition, ne regrettait plus de l’avoir emmenée.

La troupe entreprit l’ascension de la montagne, que l’ombre commençait à envahir du côté de l’ouest. Le soleil n’était plus qu’à 30° au-dessus de l’horizon.

Du haut de l’enceinte, les explorateurs voyaient encore les reflets de l’auréole vitreuse quand ils se tournaient vers le soleil, à peu près comme ils auraient vu la lumière se réfléchir dans les mêmes conditions sur une plage que la mer vient d’abandonner et que la persistance d’une mince couche liquide transforme en miroir. Mais, lorsqu’ils regardaient dans une autre direction, ils ne découvraient plus qu’un sol sombre pareil à celui de la mer des Pluies, car les rayons ne se reflétaient pas de leur côté.

Vers l’intérieur du cirque, le versant, qui pouvait atteindre dix kilomètres d’épaisseur, s’abaissait en terrasses successives jusqu’à 3 000 mètres de profondeur. Sans le « clair de terre », on ne l’aurait déjà plus distingué, car le soleil trop bas ne l’illuminait plus. Mais le spectacle de ces rochers vitreux qui semblaient avoir été amoncelés par des titans et qui, d’un mouvement général, s’abaissaient en gradins jusqu’à une profondeur vertigineuse, était saisissant. Les explorateurs les voyaient à leur pieds, sous la lumière douce de la terre. De l’autre côté du cirque, au milieu duquel s’élevait sur le fond un petit groupe de montagnes isolées, ils découvraient le bord opposé, tout baigné d’un soleil éblouissant.

Quel que fût leur désir de contempler un beau spectacle, les ascensionnistes durent renoncer à attendre le coucher du soleil au sommet du rempart : la descente eût été trop périlleuse ensuite sur un versant que la terre n’éclairait pas et qui aurait été complètement plongé dans les ténèbres.

Ils regagnèrent la base de la montagne, où ils arrivèrent quand les ombres des objets projetés par les rayons rasants du soleil s’allongeaient démesurément. Ils étaient eux-mêmes accompagnés de silhouettes minces et gigantesque couchées devant eux, sur le sol.

De tels effets de lumière rasante se produisent sur la terre au coucher du soleil ; mais alors les rayons sont atténués ; leur couleur change et devient rose ; les contours des objets sont amollis, tout s’imprègne de douceur.

Ici, rien de tel. Le soleil couchant gardait la même intensité, la même nuance que lorsqu’il planait au zénith. Sa lumière était aussi crue, sa chaleur aussi vive pour les surfaces que ses rayons frappaient en plein.

Enfin, comme il touchait l’horizon, les explorateurs gravirent un petit mamelon pour le contempler. Des hauteurs qui dépendaient du système des Carpathes et dont on distinguait les sommets dans le lointain donnaient plus d’étendue à la perspective. Des flancs de Copernic rayonnaient d’innombrables rides semées de miroitements.

Le bord du soleil se posa sur les sommets qui barraient l’horizon et lentement l’astre plongea, tandis que les ombres s’allongeaient de plus en plus, éteignant les miroitements, noyant les crêtes basses, qui surnageaient un moment comme des étincelles, rampant jusqu’à la colline où les membres de la mission s’étaient postés, gravissant peu à peu enfin le haut rempart de Copernic, dont le faîte continuait à briller comme un trait de lumière sur le ciel noir.

Quand le dernier rayon du jour eut abandonné le sol lunaire et que ce monde désolé ne fut plus éclairé que par la terre à son premier quartier, les explorateurs reprirent le chemin du Selenit.

Ce n’était d’ailleurs pas une chose toute simple que de s’orienter la nuit dans ce désert où le paysage avait toujours le même aspect, où tous les rochers, toutes les rides, toutes les crevasses se ressemblaient et où la brièveté de l’horizon empêchait le regard de découvrir des points de repère.

Certes, on avait la terre, dont la position permettait pour ainsi dire de faire le point. Mais on pouvait tout de même obliquer de quelques kilomètres au nord ou au sud, ce qui aurait obligé ensuite à de longs détours ; et l’on n’avait pas de temps à perdre !

Grâce à la précision de leurs observations et au soin qu’ils prirent d’envoyer de temps à autre un des leurs en reconnaissance, les explorateurs évitèrent pourtant cet accident et achevèrent la première étape du retour au pied de l’enceinte d’Ératosthènes, à partir de laquelle il ne leur était plus possible de s’égarer, guidés qu’ils seraient par les Apennins.

Ils prenaient de grandes précautions pour ne pas se perdre de vue les uns les autres, car, dans ce monde du silence où ils n’avaient pas la ressource de s’appeler, ils auraient pu chercher longtemps avant de se retrouver. Quand ils étaient forcés de se séparer momentanément, par exemple afin d’effectuer une reconnaissance, ils se faisaient des signaux de loin avec les lanternes électriques qu’ils portaient pendues extérieurement à un crochet de leur scaphandre.

Cinq fois vingt-quatre heures après leur départ, ils arrivaient en vue du Selenit et passaient devant la tombe de Scherrebek.

Après un bon repas, pris sous la lumière électrique dans le logement de l’équipage et dont le menu varié leur parut délicieux après cinq jours de régime au chocolat et au pemmican, les excursionnistes s’étendirent sur leurs couchettes et en goûtèrent voluptueusement la souplesse, car ce n’était vraiment pas le dernier cri du confort que de dormir dans un scaphandre. Maintenant du moins ils avaient le corps libre, ils pouvaient s’étirer à leur aise, se retourner sans être gênés par une énorme carcasse de métal. Ils furent bientôt tous plongés dans un profond sommeil, y compris Madeleine, qui avait installé son lit à part dans la cambuse.

Quand, huit heures plus tard, les membres de l’équipage se trouvèrent réunis autour de la table pour déguster un café au lait que Madeleine avait préparé avec des boîtes de lait condensé, on commença à examiner la dernière phase de l’expédition, celle du retour.