Une Mission internationale dans la Lune/12

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Éditions Jules Tallandier (p. 93-106).

xii

AU PIED DES APENNINS

Il y avait déjà cinq fois vingt-quatre heures que la mission internationale était arrivée à bon port sur la lune. C’était beaucoup lorsque l’on considérait les conditions précaires de l’existence de onze personnes dans l’immense désert. C’était peu pour explorer de vastes régions comme celles que Scherrebeck avait résolu de parcourir.

Les membres de la mission avaient néanmoins trouvé le temps et l’énergie de visiter, après Platon, la Grande Vallée des Alpes et le groupe des trois cirques remarquables : Aristillus, Autolycus et Archimède.

Madeleine, qui avait accompagné son mari lors des excursions dans la Vallée des Alpes et à Archimède, était enthousiasmée. Le massif des Alpes, impressionnant par le nombre de ses pics, que séparent de larges et profondes dépressions, ne présente rien de plus grandiose que cette vallée, immense brèche de 130 kilomètres de longueur qui coupe la montagne en deux tronçons et unit comme un canal desséché, la mer des Pluies à la mer du Froid.

C’est une grande avenue rectiligne bordée de falaises à pic dont les crêtes s’élèvent jusqu’à 3 600 mètres d’altitude. Dans ces murailles géantes s’ouvrent, de place en place, des gorges plus étroites, aux étonnantes perspectives. Selon la phase du long jour lunaire, les abîmes creusés entre les rochers s’illuminent de rayons insinués qui font alterner des reflets éclatants avec des ombres opaques, ou demeurent, au contraire, plongés dans une obscurité impénétrable.

Archimède est surtout curieux par la régularité de son enceinte, formée de plusieurs étages de falaises superposées. À vrai dire, pour en embrasser du regard toute l’étendue, les explorateurs durent faire l’ascension de son rempart, car la plaine intérieure mesure 70 kilomètres de diamètre.

Parvenue au point culminant, à 2 210 mètres d’altitude, Madeleine se croyait transportée dans les ruines d’un cirque romain colossal.

— J’ai peine à croire, dit-elle à son mari, que toutes ces extraordinaires formations si régulières ne soient dues qu’au hasard des actions naturelles. Il me paraît plus simple d’imaginer que des êtres intelligents ont vécu ici, il y a des milliers de siècles, et que nous retrouvons les vestiges de leur civilisation. Que seront devenus des monuments comme les Pyramides d’Égypte, des villes comme Paris, Londres et New-York, quand l’humanité aura disparu, après dix millions d’années d’abandon ? Un être animé, venu d’un autre monde, ne découvrirait plus que des formes effacées, des amas de décombres et croirait se trouver en présence d’un amoncellement naturel de rochers. Qu’on se rappelle ce qu’étaient encore, il y a quelques années, les ruines d’Angkor-Tom par exemple, l’antique cité khmère du Cambodge, quand nos archéologues ne l’avaient pas sauvée des envahissements de la forêt vierge. Pourtant la nature ne les avait pas reprises depuis plus de cinq siècles. Eh bien, si des êtres intelligents ont élevé ici, jadis, des constructions, qui n’avaient d’ailleurs aucune raison de ressembler à nos édifices humains, ni même de posséder la rigidité de lignes à laquelle se complaît notre architecture, elles ont subi l’injure du temps ; à défaut du vent et de la pluie, la chaleur torride des longs jours et le froid intense des longues nuits se sont chargés de les désagréger. Qui sait ce que représentent ces vestiges ? Ce sont peut-être les restes d’immenses abris élevés contre le froid et le chaud, et dont la toiture a disparu. La faiblesse de la pesanteur à la surface de la lune rend vraisemblable l’édification de voûtes immenses, supportées de place en place par des piliers et qui se seraient plus tard effondrées dans la plaine centrale des cirques.

— Je suis assez porté à penser comme toi sur ce sujet, Madeleine, repartit Brifaut. Mais nous ferons bien de ne pas soutenir de pareilles opinions devant nos savants camarades, si nous ne voulons pas nous faire moquer de nous.

Le passage du Selenit entre Aristillus, Autolycus et Archimède valut aux explorateurs de faire connaissance avec les rainures. Ayant contourné Archimède pour le toucher par son bord sud, ils furent arrêtés, en effet, par un abîme de plus d’un kilomètre de largeur, qui s’ouvrait brusquement dans la plaine et dont les bords étaient au niveau du sol environnant. Cet énorme fossé barrait, à perte de vue, la mer des Pluies, au sud d’Archimède, dans cette région que les sélénographes ont baptisée : marais de la Putréfaction.

Les explorateurs sortirent en scaphandre, à tour de rôle, pour contempler ce beau spécimen d’une sorte d’accident aussi caractéristique du sol lunaire que les cirques avec leur enceinte et leur fond déprimé. Découvertes pour la première fois en 1788 par l’astronome Schroeter, les rainures ont été relevées, depuis, en de nombreuses régions de la lune. On en compte, aujourd’hui, plus d’un millier.

Celle auprès de laquelle les explorateurs étaient arrêtés, était un gouffre dont on ne voyait pas le fond. Le soleil n’en éclairait que le haut de la paroi septentrionale, la faisant apparaître comme une bande blanche éclatante, qui descendait presque à pic, sous les pieds des voyageurs. Çà et là, sur ces roches éblouissantes, on distinguait pourtant des taches et des traînées colorées. La réverbération de la surface illuminée répandait quelque clarté sur la paroi opposée, que le soleil ne pouvait atteindre, et sa lueur descendait assez profondément dans l’abîme. Mais, plus bas encore, tout était noyé de ténèbres.

Scherrebek se fit apporter des paquets de poudre d’artifice, de ceux que l’on appelle « feux de Bengale » et qui peuvent brûler dans le vide. Le Selenit en contenait une petite provision, car on avait prévu le cas où l’on aurait besoin de s’éclairer, de produire de la chaleur ou de faire un signal et où l’on ne pourrait faire usage de l’électricité,

Les cartouches s’allumaient au moyen d’une amorce.

Scherrebek en enflamma trois, qu’il lança successivement dans le gouffre.

On les vit tomber avec cette lenteur caractéristique du monde lunaire et descendre à une profondeur tellement vertigineuse que, quand on cessa de les apercevoir, nul n’aurait pu affirmer qu’elles avaient touché le fond avant de s’éteindre. Les explorateurs, debout au bord de la falaise, frémissaient en songeant que l’un d’eux pourrait être précipité dans cette crevasse insondable. Certains astronomes évaluent à 10 000 mètres la profondeur des fissures.

Rentrés dans les flancs du Selenit, les voyageurs ne se lassaient pas d’échanger leurs réflexions.

— Quand on pense, disait Bojardo, qu’il aurait suffi d’une fausse manœuvre, d’une imprudence, pour jeter le Selenit dans cet abîme ! Nos ossements seraient restés pour l’éternité dans la lune, qui, d’ailleurs, déserte et désolée, donne l’impression d’un cimetière.

— Cimetière grandiose ! repartit Scherrebek en souriant. Je suis persuadé que nous reviendrons tous sains et saufs de cette expédition ; mais, s’il m’arrivait malheur avant le retour, si je mourais ici, il ne me déplairait pas d’y être enseveli. Je me vois très bien, reposant sous un craig, dans un cirque, ou au milieu de la plaine, comme un témoin du premier passage des hommes sur la lune.

— Eh bien, dites-donc, exclama Uberaba, vous n’êtes pas gais ! Si nous parlions d’autre chose.

Après la visite d’Archimède, on étudia la carte et l’on constata que des rainures parallèles aux Apennins empêcheraient le Selenit de gagner directement la base de la chaîne de montagnes. La machine serait obligée de descendre au sud jusqu’aux environs d’Ératosthènes après avoir été chercher un passage entre la rainure qui part d’Archimède vers le sud-ouest et une autre qui est parallèle aux Apennins. Il y avait là, semblait-il, une langue de terre de cinq à six kilomètres qui servirait de pont entre le marais des Putréfactions et la région sud de la mer des Pluies.

On se remit donc en route en longeant la rainure au sud d’Archimède. Quelques heures plus tard, ayant parcouru environ cent kilomètres sur un terrain rocheux, parfois feutré par ce végétal étrange que les explorateurs avaient découvert dans le cirque de Platon, on vit monter à l’horizon les crêtes majestueuses des Apennins. Alors le Selenit obliqua au sud pour longer la rainure transversale et, après un nouveau trajet de plusieurs heures, put enfin aborder le pied de la montagne. L’étape, interrompue par des temps de repos et par de petites reconnaissances des scaphandriers, avait duré vingt-quatre heures. Maintenant les explorateurs avaient devant eux l’énorme falaise irrégulière, coupée d’innombrables anfractuosités, que forme la chaîne des Apennins en s’abaissant brusquement vers la mer des Pluies.

Depuis qu’ils étaient partis de Platon, ils s’étaient bien rapprochés de l’équateur et, comme on était à peu près à la moitié du jour lunaire, le soleil planait au voisinage du zénith. Aussi le sol de la lune était-il surchauffé. Au moyen d’un thermomètre à mercure, spécialement gradué, Lang put constater que la température s’élevait à 120° sur les parties que les rayons du soleil frappaient verticalement. Bien que l’isolement du Selenit se fût jusqu’alors montré parfait, Scherrebek jugea prudent de garer la machine à l’ombre de la falaise, où un thermomètre, exposé à la réverbération des surfaces voisines, n’accusait pas plus de vingt degrés.

On parla de la formation des Apennins.

— Les chaînes de montagnes de la lune, dit Uberaba, sont la trace des grandes fractures qui ont divisé l’écorce. Une des lèvres de la fracture s’est affaissée, l’autre est restée en saillie, constituant une falaise dont l’épaisseur pouvait atteindre celle de l’écorce elle-même au moment de sa formation. Si la dénivellation était assez forte, la masse interne du noyau liquide de la lune se répandait sur le fragment inférieur et le recouvrait d’une couche de lave. C’est ainsi qu’ont pris naissance les grandes plaines qu’on désigne sous le nom de mers.

— Certains astronomes, dit Lang, pensent même que le mouvement de bascule a dû être assez fort, les pressions latérales aidant, pour faire glisser le fragment supérieur sur le fragment inférieur, l’amenant à reposer en porte à faux, tandis que le fragment inférieur lui-même, ainsi surchargé, s’enfonçait dans le noyau liquide. Cette hypothèse explique que le bord des plaines soit à un niveau plus faible que le centre comme l’observation des ombres permet de s’en rendre compte. Les grandes chaînes lunaires ont donc toujours un versant abrupt, celui qui représente la lèvre supérieure de la fracture, et un versant de faible déclivité, qui correspond à la surface du fragment soulevé. Les failles sont partout fréquentes sur la lune. Il y en a dont le bord est presque intact, n’ayant pas été désagrégé par le temps, et qui se présente comme une terrasse parfaitement droite et régulière ; tel est, par exemple, le fameux Mur Droit, qu’on observe dans l’hémisphère sud et qui s’étend sur une longueur de 150 kilomètres. On ne découvre sur la lune rien de comparable aux grands phénomènes de plissement qui ont si largement contribué à la formation du relief terrestre.

Après ce petit cours de sélénographie, improvisé surtout pour René et Madeleine Brifaut, les explorateurs étudièrent les détails du projet qu’ils avaient conçu de gravir l’un des plus hauts sommets des Apennins. Le point culminant de cette chaîne atteint 5 600 mètres d’altitude et il y a, sur toute l’étendue de la montagne, une série de crêtes qui s’élèvent à 5 000 mètres ou davantage. La mission choisit un pic qui domine au sud-est les derniers contreforts de la chaîne, entre la mer des Pluies et le golfe Torride, le mont Wolf, d’où la vue pouvait s’étendre dans un rayon de cent trente kilomètres environ. Certes, cette cime n’est pas la plus élevée, mais son isolement relatif, sa situation à l’angle du massif, sur la ligne de séparation de deux vastes plaines, et la proximité du grand cirque d’Ératosthènes, qui se trouve à une centaine de kilomètres au sud-est, devait rendre l’ascension particulièrement intéressante.

Madeleine était en train d’observer un coin de la montagne par le cadre étroit d’un hublot, quand elle proféra une exclamation et se rejeta instinctivement en arrière.

— Une avalanche ! s’écria-t-elle.

Garrick s’était élancé et la remplaçait au hublot. Il vit un pan de la montagne, que son orientation exposait en plein au soleil, et, le long de la paroi presque verticale, d’énormes rochers, qui s’étaient détachés du sommet et glissaient en rebondissant parfois sur les aspérités.

Le Selenit n’était pas à cent mètres de l’endroit où l’avalanche allait s’abattre !

Un dernier saut et les blocs se fracassèrent sur la plaine, éclatant comme des bombes et projetant leurs débris dans toutes les directions.

Pas un bruit n’était parvenu aux oreilles des explorateurs. Mais, quand les blocs heurtèrent le sol, celui-ci transmit au Selenit une faible vibration.

Garrick et Madeleine rapportèrent aux autres membres de la mission ce qu’ils venaient de voir.

— Il n’est pas étonnant, dit Scherrebek, que la montagne se désagrège sous l’action de ce soleil brûlant après avoir été soumise pendant la nuit lunaire à un froid de plus de 200° au-dessous de zéro.

— Croyez-vous, dit Madeleine, qu’il soit prudent de vous aventurer dans la montagne, au risque d’être surpris par une avalanche comme celle-ci ?

— Les passages ne sont pas orientés au soleil, déclara Scherrebek. Nous ne pouvons différer cette ascension, car nous avons encore un important programme à remplir et le jour lunaire va bientôt commencer à décliner.

L’expédition devait comprendre Scherrebek, Goffoël, Garrick, Bojardo et Uberaba. Le capitaine jugeait prudent de ne jamais exposer plus de la moitié de l’équipage à la fois pour que l’autre pût au besoin organiser des secours et rester capable de manœuvrer le Selenit.

L’ascension fut rude. Les explorateurs étaient obligés de chercher leur chemin sur une montagne dont ils ne connaissaient la forme que très grossièrement, et qui était terriblement escarpée. En outre, ils étaient gênés par l’ardeur du soleil, à laquelle ils évitaient autant que possible de s’exposer longtemps, d’autant plus que l’exercice auquel ils se livraient contribuait déjà à leur donner très chaud.

Aussi, parvenus à mi-pente, durent-ils prendre quelques heures de repos. Ce fut seulement vingt-quatre heures après avoir quitté le Selenit qu’ils atteignirent le sommet.

Celui-ci formait un plateau étroit sur lequel le soleil dardait verticalement ses rayons. Le regard s’étendait d’un côté sur la mer des Pluies au nord, de l’autre sur le golfe Torride au sud. Les deux plaines étaient traversées par de nombreuses traînées blanches qui luisaient comme si elles avaient été semées de paillettes de diamant. Ces zones brillantes semblaient rayonner toutes d’un même point situé derrière le cirque d’Ératosthènes, dont on distinguait la muraille occidentale, très haute et très régulière, barrant vers l’est le golfe Torride.

— Ces bandes sont celles de Copernic, téléphona Goffoël à Scherrebek. Il est là, nord-est, à quatre cents kilomètres de nous. Nous ne pouvons l’apercevoir, mais nous voyons son auréole, dont l’éclat est justement le plus vif à cette époque de la lunaison.

Le spectacle que les terriens avaient sous les yeux était vraiment extraordinaire. La plaine du golfe Torride, qu’ils avaient découverte au moment où ils avaient atteint le sommet, resplendissait d’un éclat presque insoutenable ; elle eût été de marbre blanc qu’elle n’aurait pas brillé davantage. C’est à peine si les stries sombres qui partageaient les bandes diminuaient un peu l’intensité de ce rayonnement.

Au nord, du côté de la mer des Pluies, les bandes étaient plus espacées.

Les traînées blanches, passant par-dessus Ératosthènes, se prolongeaient même sur le massif que dominait le mont Wolf et qui s’étendait à l’ouest, pareil aux vagues tumultueuses d’une mer soudain figée. La barrière montagneuse qui séparait à l’est la plaine du sud de la plaine du nord et qui allait rejoindre le bord septentrional d’Ératosthènes, n’était pas moins chaotique.

Les ascensionnistes ne se lassaient pas de contempler ce merveilleux panorama, sur lequel s’étendait le ciel noir semé d’étoiles, dominé au zénith par un soleil violacé aux bords hérissés de flammes. On ne voyait plus la terre : elle était nouvelle.

Soudain Scherrebek chancela. Goffoël, qui était à côté de lui, le soutint et lui demanda par le téléphone :

— Qu’avez-vous ?

— La chaleur ! gémit Scherrebek.

Et il s’affaissa tout à fait dans les bras de Goffoël.

Celui-ci le souleva comme une plume avec son scaphandre et sauta à dix mètres en contre-bas sur une plate-forme qu’un pan de roche abritait du soleil.

Ses camarades le rejoignirent, inquiets. Maintenant que leur attention n’était plus absorbée par le spectacle du fantastique paysage lunaire, ils se sentaient tous mal à l’aise. Ils étaient restés trop longtemps exposés sans précaution à l’ardeur du soleil. Leur scaphandre les avait protégés d’abord, mais la paroi isolante une fois échauffée ne se refroidissait plus que fort lentement. Ils avaient tous l’impression d’être dans une étuve et menacés de congestion.

Leur situation était angoissante. Impossible de se délivrer de cette carapace qui les étouffait, mais qui était en même temps leur sauvegarde. Impossible de soulager Scherrebek, que l’on voyait à travers les hublots de son casque respirer convulsivement.

Uberaba, qui était docteur en médecine, savait qu’il aurait ranimé le capitaine s’il avait pu intervenir. Et il lui fallait assister, impuissant, à l’agonie de cet homme ! On ne pouvait songer à ouvrir le casque du scaphandre, ne fût-ce qu’une seconde, pour administrer une drogue au malade ou le rafraîchir : le vide se serait fait instantanément dans l’appareil et Scherrebek aurait éclaté comme une vessie trop gonflée.

On dut se contenter d’étendre le Danois à l’ombre, dans l’espoir qu’il reviendrait peu à peu à une température plus supportable. On n’avait même pas la ressource d’augmenter le débit d’oxygène à l’intérieur de son scaphandre pour lui permettre de respirer plus facilement, car les manettes ne pouvaient être commandées que du dedans.

Cependant les autres ascensionnistes n’étaient pas en bien meilleur état que leur chef et ils se demandaient avec angoisse s’ils n’allaient pas tous perdre connaissance les uns après les autres.

Eux, du moins, ils étaient encore capables de lutter. Sur le conseil d’Uberaba, ils forcèrent la teneur en oxygène de l’air de leur scaphandre et puisèrent dans leur ration d’eau potable pour s’humecter la tête et le visage.

Mais, si l’on voulait éviter une catastrophe, le plus sûr était de regagner le Selenit aussi rapidement que possible.

Garrick proposa d’abord à Goffoël de l’aider à transporter le malade. Mais, comme il était difficile à deux hommes de coordonner leurs mouvements sur un terrain aussi accidenté, Goffoël préféra se charger seul du fardeau. Porter une cinquantaine de kilos, qu’était-ce pour lui qui était habitué à en peser cent sur la terre, et qui, sur la lune, même avec son scaphandre, en pesait moins de soixante ! On lui attacha solidement Scherrebek sur le dos avec des cordes et la petite troupe se remit en chemin, en s’efforçant de rester toujours à l’abri des rayons directs du soleil.

Les explorateurs ne songeaient plus guère à contempler le paysage qui s’étendait sous leurs yeux, grandiose et désolé. Dans la lumière crue, qu’aucune atmosphère ne tamisait, les plans les plus éloignés apparaissaient avec autant de netteté que les plus rapprochés et les effets de la perspective en étaient étrangement modifiés. Même lorsque la vue portait en réalité à une grande distance, on avait l’impression que le tableau manquait de profondeur et le ciel noir donnait par contraste au sol lunaire l’aspect que prend la nuit le décor d’un théâtre en plein air : on peut éclairer le décor avec des projecteurs électriques, mais non le ciel, et l’artifice apparaît.

À grand’peine, les explorateurs regagnèrent le Selenit, où ils purent enfin se réfugier.

On se hâta de débarrasser de son scaphandre Scherrebek, sur le sort duquel on était très inquiet. Les membres de l’équipage qui étaient restés à bord furent bouleversés quand ils apprirent ce qui s’était passé.

On étendit le capitaine sur une couchette, on essaya de le ranimer. Ce fut en vain. Il respirait encore, mais ne reprenait pas connaissance.

Les autres ascensionnistes étaient mal en point et il fallut aussi leur prodiguer des soins.

Madeleine se multipliait autour des malades. Elle songeait avec horreur que l’excursion au mont Wolf aurait pu finir encore beaucoup plus mal. Peu s’en était fallu que les cinq alpinistes ne fussent tous frappés de congestion. Ils seraient morts là-haut et, quand on se serait avisé de leur porter secours, il aurait été trop tard.

Scherrehek agonisait. Les révulsifs, la saignée même se montrèrent inefficaces.

Cette catastrophe faisait mieux sentir à tous les membres de la mission quels terribles dangers ils couraient à la surface de la lune. Jusque-là, grâce à la résistance du Selenit, à son organisation parfaite et à l’excellence des appareils dont ils s’étaient munis, les explorateurs n’avaient pas pris très nettement conscience des risques extraordinaires auxquels ils s’étaient exposés en s’engageant dans une telle aventure.

Maintenant ils comprenaient que leur vie ne tenait qu’à un fil.

Et la menace la plus redoutable ne venait pas des complications d’une traversée fantastique dans les espaces inter-planétaires, ni de la chute immense du véhicule-projectile sur la lune ou sur la terre ; les périls qui frappaient l’imagination, le génie des constructeurs y avait paré.

Mais il y avait d’autres dangers plus sournois et qu’il était bien difficile de conjurer. Il y avait ces écarts formidables de température auxquels un être humain était incapable de résister. Il y avait cette absence d’atmosphère qui faisait des explorateurs de perpétuels prisonniers condamnés à s’enfermer hermétiquement dans les flancs du Selenit ou dans des scaphandres qui les isolaient les uns des autres.

Certes, la mission pourrait se flatter, si jamais elle retournait sur la terre, de n’avoir pas fait un voyage inutile. Elle aurait effectué maintes observations qui résoudraient d’une façon définitive bien des énigmes du monde lunaire, recueilli des échantillons de roches qui permettraient d’étudier la nature du sol. Elle rapporterait des photographies prises avec des appareils spéciaux, soit de l’intérieur du Selenit, soit au cours des sorties en scaphandre.

Seulement, pour que tous ces résultats fussent acquis, il fallait regagner la terre, et ce qui venait d’arriver à Scherrebek éveillait chez tous la même pensée :

— Qui sait si nous ne partagerons pas le sort de notre chef, si la lune n’est pas le cimetière où nous sommes destinés à dormir pour l’éternité notre dernier sommeil ?