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Une Révolte au pays des fées/12

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 83-90).

XII

SANCHO PANCA FAIT UN TOUR
DE CHASSE-GALERIE



UN renversant spectacle s’offrit bientôt à sa vue. À droite de la caverne un groupe de bûcherons, des athlètes, vociféraient, chantaient, se lutinaient. Au milieux d’eux Sancho Pança riait aux éclats. Il esquissait avec ceux-ci un pas de danse, avec ceux-là, au contraire, échangeait un solide coup de poing ou un croc-en-jambe victorieux. Don Quichotte ne pouvait en douter, son fidèle écuyer s’amusait ferme en ce moment. Mais ce qui intrigua le chevalier de la Triste-Figure, ce fut d’apercevoir immobile au-dessus d’un arbre un long canot qui lui sembla rouge comme du feu. Rien n’attachait cette mystérieuse embarcation à l’arbre ni au sol. « Il y a là-dessous un nouveau piège satanique », en conclut Don Quichotte. Gare à ce que nous dirons ou ferons. Allons-y en douceur d’abord. Ces hommes robustes ne feront qu’une bouchée de mon pauvre personnage. Ce qu’ils doivent assommer proprement, ces géants-là ».

Sancho Pança, à la vue de son maître, quitta ses compagnons et s’approcha l’air un peu penaud.

« Que veut dire tout ce chahut, maraud ? questionna Don Quichotte, avec sévérité.

— Rien de grave, mon maître, ces bûcherons sont des Canadiens mécréants, chose assez rare en leur pays, paraît-il. Ils viennent des bords de la Gatineau, une rivière assez loin d’ici. Ils sont accourus nous rendre visite à bord de la plus singulière embarcation. Cela s’appelle, dès qu’on navigue dans les airs, sur cette sorte de canot faire de la chasse-galerie. Tenez, vous pouvez apercevoir un de ces canots, amarré au-dessus de l’arbre, tout près d’ici. Oh ! Mon maître, ce que c’est original tout cela, vous n’avez pas d’idée.

— Très bien, répondit l’hidalgo, sans sourire de l’enthousiasme naïf de Sancho. Maintenant, fais tes adieux à tes amis d’occasion. Suis-moi à l’autre bout de l’île. Je suis inquiet de Rossilante. Si on allait me l’enlever, grâce à quelque tour démoniaque ?

— Pardon, mon maître, reprit avec embarras Sancho, mais… mais… je voudrais…

— Pourquoi répliques-tu, ainsi, Sancho ? J’aime à être obéi sur l’heure, tu le sais ».

Un bûcheron, de plus de six pieds de taille, une hache à la main, un pistolet à la ceinture vint se placer près de Sancho.

« Seigneur, dit-il, cet homme, que vous appelez votre serviteur, n’ose pas vous apprendre qu’il a accepté de faire avec nous, cette nuit, un petit tour de « chasse galerie ».

— Il ne le peut sans ma permission.

— Vous me l’accorderez, mon bon maître ? Je vous en prie, je vous en supplie, implora Sancho.

— Écoute, Sancho, t’ont-ils promis ce plaisir sans poser de conditions ?

— On m’impose quelques petites grimaces, c’est vrai.

— Tu n’es pas juge de leur gravité ou de leur insignifiance, Sancho. Que t’ont-ils obligé de faire ou de ne pas faire ?

— J’aimerais autant ne pas vous le dire, maître. Laissez-moi libre pour une fois d’agir comme bon me semblera.

— Comment, tu essaies de m’endoctriner, de me faire voir moins clair en mon âme et conscience ! Sancho, ton maître t’ordonne de parler.

— Eh bien, il s’agit seulement pour avoir le plaisir de se promener dans les airs, de déposer en lieu sûr, au départ, les objets religieux que l’on a sur soi. Durant tout le voyage il faut se garder aussi de ne pas prononcer le nom de Dieu. Comme vous voyez, il n’est pas question de renier ma belle foi d’Espagnol mais simplement de me dégarnir un peu, et de garder quelque temps le silence.

— Sancho, pauvre Sancho, tu ne vois donc pas la finesse du diable se faire jour en tout ceci. Si tu pars, tu ne reviendras peut-être plus auprès de moi. Prends garde !

— Bah ! Sommes-nous plus en sûreté, ici mon maître, au milieu des sorciers, des sorcières, des lutins et de tous leurs maléfices possibles.

— Nous y sommes venus pour les combattre, non pour pactiser avec eux. Nous n’y restons pas volontairement, non plus.

— Mon maître, je ne suis pas de force à raisonner avec vous, vous le savez bien. Mais je le répète, je ne vois aucun mal à m’aller promener avec ces gens, quand même ils seraient un peu…, un peu mécréants ! »

À ce moment, les bûcherons mécontents, se rapprochèrent. En silence, ils se saisirent de Sancho Pança, le dépouillèrent de tout objet pieux, puis le ligotèrent. À vrai dire, Sancho fit peu de résistance, même il sembla à Don Quichotte, qui en soupira de vexation, qu’il échangeait un clin d’œil malicieux, avec l’un des bûcherons.

Fort poliment, avant le départ, l’un des assaillants vint saluer le chevalier de la Manche.

« Si vous voulez venir avec nous, seigneur à la lugubre tête, dit-il, il en est temps encore. Vous savez, par exemple, ce que nous exigeons en retour.

— Arrière, perfide, impie, briseurs d’images saintes, misérable séducteur ! tonna Don Quichotte. C’est à moi que vous osez parler ainsi, à moi qui cultive en mon cœur, toutes les fiertés de l’Espagne et de la chevalerie chrétienne. Vous avez berné mon écuyer faible d’esprit et de conscience. C’en est assez, je vous rentrerai mon épée dans la gorge en châtiment de votre crime. En garde ! »

Mais le bûcheron, Sancho Pança, et tous les autres furent en un instant hors de la portée du chevalier. Soulevés de terre, déposés dans le canot flamboyant, ils disparurent dans les airs avec une rapidité vertigineuse. On entendit durant un moment des rires, des jurons, des chants, des cris. Parmi ceux-ci revenait le cri habituel poussé dans les tours de chasse-galerie : « Acabri, acabra, acabram ! » Puis l’écho alla s’affaiblissant, s’éteignit. Un silence lourd enveloppa l’île.


« Don Quichotte vint s’incliner à quelques pas de l’apparition. » ◁Texte▷