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Une Révolte au pays des fées/9

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 63-68).

IX

LES SORCIERS DE L’ÎLE D’ORLÉANS



MAÎTRE, ô grand preux, reprit bientôt Sancho Pança voyez donc qu’est-ce que ceci ?

— Ceci ? En face ? Une île, pardi. Tes yeux sont-ils à ce point bouchés, mon pauvre Sancho.

— C’est qu’on y mène un sabbat. Entendez-vous ? Voyez ces lumières, ces corps minuscules de damnés qui tournent en une ronde immense tout autour de la terre que vous appelez une île.

— En effet, dit Don Quichotte. Voilà qui est curieux. Ne crois-tu pas, Sancho, qu’on pourrait bien y maltraiter quelque bonne âme, en voie de perdition éternelle. Si nous tentions de la sauver, des griffes de Satan. Nous volerons tout de suite après, au secours des malheureux de tout à l’heure. Notre conscience n’en serait que plus heureuse, plus lucide, ayant fait au passage un acte méritoire de plus ?

— Gardez-vous bien de vous attaquer à Satan, mon maître. Cette rouge canaille ne ferait qu’une bouchée de vos projets chevaleresques…

— Sancho, tais-toi ! Tu te montres parfois trop indigne de ma condescendance. Fi donc ! Un chevalier craindre le prince des Ténèbres. Oublies-tu donc que mon épée possède dans sa garde des reliques de Monseigneur saint Michel, vainqueur éternel du démon !

— Messire Don Quichotte, dit soudain et fort doucement Petite Poucette, me permettez-vous de dire un mot, à mon tour, là-dessus ?

— Oui, mignonne. Mais je ne veux plus de contradiction à mes projets, par exemple. Nous irons dans cette île, je l’ai résolu. Nous mettrons fin à cet infâme sabbat de sorciers et de sorcières. Nous irons, dussions-nous n’en pas revenir.

— Comment traverserons-nous, mon maître ? Voyez quel large cours d’eau nous en sépare ?

— Il y aura bien quelque part, une barque et un passeur. Ne t’inquiète pas, âme sans vigueur, devant l’obstacle.

— Puis-je parler, messire ? demanda de nouveau Petite Poucette.

— Taisons-nous, Sancho, fit Don Quichotte avec solennité. La parole est donnée à notre éminente naine-princesse.

— Monseigneur Don Quichotte, dit Petite Poucette, je commence par admirer votre esprit de divination. Oui, c’est bien un sabbat de sorcières que vous voyez, se dérouler en ce moment sous vos yeux. C’est bien aussi une île qui sert de théâtre à ces sataniques divertissements. Monseigneur, bon Sancho, apprenez que nous sommes sur les rives du fleuve Saint-Laurent, et que, de l’autre côté de l’immense nappe d’eau canadienne, se dresse la fameuse île d’Orléans, appelée jadis, par les terriens de ces contrées, l’Île des Sorciers. « De qui tenez-vous tout cela, Poucette, me demandez-vous, sans doute ? » Voilà. C’est le papa très savant de Louison et de Cloclo, mes amis, qui m’a appris cela. Nous avons survolé très bas toute cette île, dans l’avion de l’Oiseau bleu, lors de notre arrivée au Canada. Nous nous hâtions d’atterrir aux environs du camp enchanté des chevaliers, le vôtre par conséquent, Seigneur. L’Oiseau bleu avait raison, combien raison de prononcer avec force votre éloge. Depuis que je vous connais et vous entends, messire chevalier, je ne puis que l’approuver fort, allez.

— Grand merci, princesse Poucette, cet hommage me va au cœur, s’empressa de dire Don Quichotte, qui s’inclina sur sa monture au risque d’en tomber.

— Grand merci pour mon illustre maître, ajouta de sa voix de stentor, Sancho Pança. Il ôtait son bonnet encore et encore, regardant avec admiration ce petit bout de femme diplomate. « Hé ! hé ! son chevaleresque seigneur se laisserait bientôt conduire par le bout du nez par cet être minuscule, il voyait venir cela. Les femmes sont des êtres bien étranges, bien mystérieux ! pensait-il tout bas. Que vaut la force de nos bras, ou de notre cervelle, en face de leur finesse ou de leur beauté ? Oui, qu’elles soient naines, comme celle-ci, ou colosses comme madame mon épouse, nous ne pouvons rien, rien contre elles, dès qu’elles se décident de n’en faire qu’à leur tête, là !…

— Alors, ma princesse, continua Don Quichotte, nous allons donc guerroyer contre les amis de Satan dans l’Île, dite d’Orléans ? Bien.

— Ne croyez-vous pas, messire, qu’il vaudrait mieux de ne pas perdre un temps précieux auprès de ces sorciers impénitents, dit la petite voix claire de Poucette. L’anxiété y perçait. La cause de mes amis souffrira peut-être de ce retard, Seigneur. Mais… s’empressa d’ajouter Poucette, en voyant Don Quichotte froncer les sourcils, faites comme bon vous semblera. Votre sagesse me donne pleine confiance.

— Qu’en penses-tu, Sancho ? Cette gentille petite serait heureuse si nous lui faisions le sacrifice d’un acte héroïque. Qu’en penses-tu ?

— Votre volonté sera la mienne, mon maître. Mais au fond, elle a raison, la Poucette. Satan et ses amis peuvent attendre. Tandis que les malheureux du convoi de cette nuit… Existent-ils encore seulement ?

— Oui, oui, dit Poucette c’est d’un guet-apens qu’il s’est agi, non d’une exécution, bon Sancho.

— Bien, bien, sage discoureuse, s’empressa de répliquer Sancho Pança. Nous ferons, mon maître et moi, selon votre désir. Mais… par exemple, maître, tout ce que je puis vous dire, c’est que si vous revenez bredouille de cette expédition, vous n’en entendrez plus la fin… Les femmes sont comme cela. Nos succès les rendent muettes et souples ; nos défaites, éloquentes, impérieuses et sans merci. Pensez-y, mon maître pensez-y bien.

— Sancho, remarqua Poucette en riant, vous n’aimez guère le sexe faible, je vois cela.

— Faible, faible ! Peuh !… Ça dépend du point de vue.

Don Quichotte semblait indécis. Le beau regard souriant que posait sur lui Petite Poucette l’engageait à se hâter, à faire ce que voulait cette enfant. Mais à cet instant, une voix grêle l’interpella de la rive, une voix moqueuse, harcelante, des plus irritantes.

« Ah ! ah ! ah ! disait la voix au loin, le beau paladin que voici ! Pourquoi ne pas l’inviter à notre sabbat ? Ce sera avec lui, ses compagnons et toutes ces montures efflanquées, un numéro magnifique à notre programme, un numéro de haut goût. Hourrah ! je vote pour une danse exécutée par ce long et squelettique hidalgo !… Ah ! ah ! ah ! que tout cela est ridicule ! Que nous allons nous en amuser ! »

Alors, Don Quichotte vit rouge. Il n’entendit plus rien. Éperonnant Rossinante, hurlant et vociférant à Sancho de le suivre, il bondit et atteignit bientôt le bord du fleuve. Il y trouva, comme par enchantement, barque et passeur. La traversée se fit avec une rapidité vertigineuse. En touchant à terre, Don Quichotte et ses compagnons se sentirent éblouis. Alors, en une seconde, des lutins et des cyclopes, en nombre incroyable, les entourèrent, les enchaînèrent, puis les entraînèrent au fond de l’île.

Les Sorciers de l’île d’Orléans accueillaient toujours ainsi, les hôtes imprudents qui leur survenaient vers l’heure de minuit.