Aller au contenu

Une Révolte au pays des fées/10

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 69-74).

X

LA CAVERNE BONTEMPS



LES captifs passèrent la nuit à soupirer et à faire de pénibles réflexions. Au petit jour, tous s’endormirent pour ne s’éveiller que tard dans la matinée. Don Quichotte remarqua que ses chaînes avaient disparu, celles de ses compagnons, également. Cela sembla inespéré. « Les sorciers de l’île d’Orléans avaient-ils donc essuyé quelque défaite durant leur sommeil ? He ! hé ! les Bonnes Fées, n’étant peut-être pas loin, avaient voulu accourir à la rescousse ». Don Quichotte rayonnait, redressait sa haute et maigre échine.

« Mon maître, dit avec crainte Sancho Pança, je devine vos pensées, mais ne partage pas l’espoir qu’elles vous donnent. Je ne vois en tout cela qu’une ruse nouvelle. Garons-nous !

— Pauvre Sancho ! Une fois de plus tu doutes du triomphe des bons sur les méchants.

— Maître, admirable défenseur des opprimés, si ce triomphe était une chose assurée en tous temps, en tous lieux, pourquoi vous imposeriez-vous la tâche de chevalier errant ?

— Tais-toi, Sancho. Le vulgaire ne peut pénétrer ces apparentes contradictions.

— Don Quichotte, vous avez raison, murmura Petite Poucette, en faisant la révérence, les bons ont toujours le dernier mot, pourvu que leur patience soit à la hauteur des événements. Mais en ce moment, puisque c’est nous qui sommes les bons, allons travailler à notre triomphe. Il en sera plus rapide.

— Bravo ! Poucette, comme tu sais parler, s’écria Don Quichotte, dans l’enthousiasme. Tu loges un esprit énorme en ton corps fluet.

— C’est pour cela qu’il s’en échappe, monseigneur. Il se sent à l’étroit, répartit en riant la petite.

— Et puis, Madame Poucette, continua avec philosophie Don Quichotte, vous êtes une femme. Les femmes aiment qu’on agisse, elles se moquent de la pensée.

— De la pensée, des penseurs, des Pança aussi, grimaça Sancho. Si mon impérieuse épouse était ici, ce qu’elle s’amuserait de nous voir prisonniers comme des rats en cette île maudite.

— Ne marmotte donc pas ainsi, Sancho. Garde le silence, ou élève avec fermeté la voix.

— Oui, mon maître.

— Monseigneur Don Quichotte, supplia Petite Poucette, si nous cessions de raisonner, si nous allions explorer l’île ?

— Oui, maître, ce poupon vous adresse une juste prière. Allons explorer l’île. J’ai vu fuir de belles outardes, hier soir. J’apporterai un sac quelconque pour entasser le produit de la chasse que je leur ferai. Ces émotions me mettent en formidable appétit. Je rêve de plantureux gibiers pour notre dîner.

— Écoute, Sancho, attrape des outardes, si le cœur te le dit. Je tolère ce passe-temps. Mais sois sûr que nous ne les mangerons pas en qualité de prisonniers. J’y engage mon honneur de chevalier. Les sorciers vont bientôt apprendre qui je suis. Je les défie de reprendre ce soir leur sabbat. Tu m’entends, Sancho ?

— Je vous entends, mon maître. Toute la catholique Espagne vibre en vos paroles. Elles sont comme toujours dignes du grand Cid.

— Au moins, Sancho, tu reconnais chacun des efforts vertueux de ton maître. Je t’en récompenserai largement un jour !

Petite Poucette avait repris sa place sur l’épaule de Don Quichotte. Ses yeux bleus, perçants et vifs, ne perdaient aucun détail de vue. Elle eut tout à coup une exclamation de détresse.

« Voyez, monseigneur, quelle tempête s’approche !

— En effet. Il fait froid soudain !

— Diable de pays ! murmura l’écuyer. Il faisait bon, hier.

— Les pays du Nord sont tous ainsi, expliqua Petite Poucette. Je suis une Danoise, moi, et puis parler par expérience.

— Que renferme alors ce nuage d’enfer, petite ?

Regarde, la lumière s’obscurcit, le vent gémit, il siffle, il hurlera bientôt. Le sais-tu, fillette, dis ? interrogea Don Quichotte.

— La neige va tomber, Monseigneur.

— La neige ?

— La neige, cria Sancho ? Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est dangereux, la neige, brimborion ?

Petite Poucette rit de bon cœur.

— Ô pauvre Sancho, dit-elle, qui n’a pas encore vu la belle neige du bon Dieu ! Soyez tranquille. Elle va tomber avec abondance tout à l’heure. Elle recouvrira la terre d’un tapis blanc, qui deviendra éblouissant demain sous le soleil. Tenez… des flocons étoilés tournoient déjà autour de vous. Votre bonnet s’en orne, Sancho, et vous, monseigneur, la cape sous laquelle vous m’abritez avec bonté.

— Peuh ! gronda Sancho. Votre neige ne me dit rien qui vaille. Elle me gèle le nez sans cérémonie. Il fait un froid indigne d’un honnête Espagnol ! Ne trouvez vous pas, monseigneur ?

— À la guerre comme à la guerre, voyons mon ami. Quel douillet tu fais sans cesse ! Et puis, dis donc, — et le noble hidalgo se redressa, — est-ce d’un honnête Espagnol, de manquer d’héroïsme, où que l’on se trouve, quoi que l’on doive subir ? Tu me fais honte, Sancho.

— Pardon, maître, je déraisonne. Mais rappelez-vous qu’il est permis à un manant de réclamer un bon gîte, un peu de feu et quelque chose à se mettre sous la dent. À vous, bien entendu, ces faiblesses sont inconnues ».

La neige tombait toujours. Des brumes épaisses enveloppaient l’île. Bientôt la tourmente devint telle que l’on ne voyait pas à dix pas devant soi. La poudrerie aveuglait et étouffait. Petite Poucette aperçut, à quelque distance, une caverne spacieuse. Elle s’en réjouit avec ses compagnons. « C’est là sans doute, apprit-elle, la Caverne Bontemps dont nous a encore parlé, tandis que nous survolions cet endroit, le savant papa de Louison et de Cloclo. C’est un refuge inespéré. Hâtons-nous d’y entrer, monseigneur ».

En quelques enjambées, Don Quichotte et Sancho furent à destination. Ils s’enfoncèrent dans l’ouverture béante en se courbant très bas.

« — Ouf ! dit Sancho. Puisque nous devons jeûner, jeûnons à l’abri, n’est-ce pas, monseigneur ? » Et Sancho Pança tremblant, bleuissant, claquant des dents, se laissa choir dans un coin. Il ne souffla plus mot.

— Que cherchez-vous ainsi au fond de la grotte, madame Poucette ? demanda Don Quichotte, au bout de quelques instants de silence et de repos.

— J’ai entendu, monseigneur, un cri d’oiseau blessé. Je veux porter secours à ce petit être en détresse… Ah ! voici, le pauvre oiseau. Ses pattes sont brisées, une blessure saigne à son cou. Oh ! les vilaines sorcières, va. Elles l’ont sûrement attrapé cette nuit, et rejeté ici. Il vit encore… Ô douce petite chose ailée, confiante, docile, qui n’a pas craint, malgré le vent d’automne et le guet des lutins, de venir jusqu’ici. »

Et Poucette vint s’asseoir entre Don Quichotte et Sancho Pança. Elle posa sur ses genoux, avec des précautions infinies, la petite bête qui ne bougeait plus, mais ouvrait les yeux de temps à autre. Petite Poucette la considérait avec attention. Elle eut un cri soudain. Elle passa sa main, d’abord sous l’aile droite, puis sous l’aile gauche. Elle en sortit deux minuscules billets. Ils portaient son adresse. L’oiseau blessé, comme s’il n’eut attendu que ce geste de Poucette pour mourir, s’allongea, se raidit, puis retomba inerte, les ailes pendantes.