Une Vie bien remplie/IX

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 42-44).


IX


Nantes est une belle ville ; je n’avais pas encore vu d’aussi belles maisons avec des balcons de pierre et fer forgé, supportés par des cariatides. Cela me rappela avoir lu quelque part que, dans le siècle dernier, les grands armateurs de Nantes avaient gagné beaucoup d’argent en faisant le commerce des esclaves. Je passai deux jours à visiter cette ville : Musée, jardin des plantes, le port, la poissonnerie ; c’était pour moi très intéressant ; je n’avais jamais vu jusque là de poissons de mer.

Je venais à Nantes avec l’intention de travailler, mais quand je vis les bateaux, je n’eus plus qu’un désir, de partir en Amérique ; j’avais entendu dire qu’il était facile de s’embarquer pour aider à la cuisine ; je m’adressai à plusieurs marins ; les uns se moquèrent de moi ; d’autres, plus sérieux, me dirent qu’il n’était pas facile à se faire embarquer gratuitement, que j’étais bien jeune, qu’il valait mieux attendre que j’aie vingt ans ; qu’alors je saurais mieux me retourner ; j’écoutais ces paroles distraitement, je voulais aller sur mer ; justement il y avait un bateau, appelé Jacques-Paul, qui partait le soir même pour Bordeaux.

Je pris de suite un billet pour 6 francs ; j’achetai pour 14 sous de provisions, savoir : pain et saucisson, et 5 sous de vin blanc mélangé avec un peu d’eau-de-vie ; avec cela, je ne devais pas avoir le mal de mer, m’avait-on dit.

La descente de la Loire fut admirable ; à l’embouchure, un passager se mit à jouer sur son violon, des valses et quadrilles, et une vingtaines de passagers se mirent à se trémousser ; je prenais une large part à ces ébats, quand un coup de vent m’enleva mon chapeau neuf de 3 fr. 50, dont je venais de me couvrir après la danse finie.

Quand la nuit vint, on était en pleine mer ; le mal commença à se faire sentir ; beaucoup se contentaient d’aller s’appuyer au bordage, mais d’autres, dont j’étais du nombre, et qui ne pouvaient payer leur tribut à la mer, étaient malades à en mourir. Pour si beau que ce soit de voir la mer pour la première fois, quand la fraîcheur de la nuit vint, on entra dans la cabine située sur le pont ; au milieu il y avait une longue table et, faisant le tour, des banquettes pouvant permettre à une trentaine de personnes de s’asseoir ; sur cette table étaient posés les colis des voyageurs ; très malade, j’avais la tête appuyée sur mon paquet, lorsque tous les colis tombèrent, les voyageurs furent renversés ; on courut sur le pont ; ce n’était qu’une grosse vague qui avait couché le bateau sur le côté ; le capitaine donna ordre que tout le monde rentre dans la cabine ; l’un des voyageurs nous consola en nous disant qu’il n’y avait pas de danger, mais cependant que le vieux bateau avait le cul trop lourd ; en effet, après s’être levé de l’avant, il retombait lourdement sur l’eau, avec un bruit de « floc », comme si l’on avait laissé tomber de haut une immense planche sur l’eau.

Enfin, malade, n’en pouvant plus, blotti sur le banc de la cabine, je me couchai dans une boîte ; sur trois rangs étaient disposés des casiers comme ceux des épiciers, où on met les pommes de terre, les haricots secs ; dans chacune de ces boîtes, il y avait une sorte de sac, noir comme la suie, contenant environ un kilo de balles d’avoine ; jusqu’au jour je restai dans cette caisse, malade, dévoré de vermine. Je me rendis compte en sortant de cette niche que j’avais la figure bouffie et rouge ; par centaines, les punaises me couraient partout sur la figure, les poignets et vêtements.

Il n’y avait pas d’observations à faire au capitaine ; il était terrible ; à l’entendre parler d’une façon si dure, je me figurais qu’il avait le droit de jeter à la mer ceux qui lui déplaisaient.

Quand, le lendemain, le soleil se leva, on avait à gauche les côtes de La Rochelle, à droite l’ile de Ré ; on mit à l’ancre, et le capitaine, avec une dizaine de passagers et pasagères, partirent pour l’île de Ré, faire une partie, et revinrent seulement à la nuit ; nous, les pauvres (sans le sou), nous restâmes tout le jour sous un soleil de plomb. À leur retour, des passagers restés à bord protestèrent auprès du capitaine de nous avoir laissés là toute une journée ; je crus qu’il allait tirer dessus, tant il était en colère.

Enfin, la nuit fut comme la précédente ; de grosses vagues faisaient danser le bateau, surtout dans les parages de la tour de Cordouan ; on arriva au port de Bordeaux vers 2 heures, après plus de quarante heures de maladie et de jeûne.

(L’année suivante, une voie d’eau s’étant produite dans le bateau, en vue de l’ile de Ré, on sauva les pasagers, et le Jacques-Paul fut mis à la retraite.)