Une Vie bien remplie/X

La bibliothèque libre.
Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 44-51).


X


Me voici à Bordeaux : c’est plus beau, plus animé, plus riant que Nantes ; aussi, je veux y travailler ; je descendis chez la mère des Compagnons ; après m’être un peu restauré, je courus voir la ville, les quinconces, le jardin des plantes, le grand théâtre Saint-André, la cathédrale, le fameux pont qui passait alors pour le plus beau du monde ; en arrivant sur ce pont, je vis un spectacle qui m’impressionna d’autant plus que je ne me l’expliquais pas : c’était de voir les {{{2}}} couchés sur le flanc, dans la vase ; l’eau coulait seulement dans le fond, au milieu du fleuve ; des passants me dirent que c’était la marée ; le même phénomène (flux et reflux) se produisant deux fois en vingt-quatre heures.

Je fus embauché deux jours après chez un bon patron, juste et pas criard ; il était breveté pour un genre de colliers anglais ; c’est là que j’entendis parler politique pour la première fois entre le patron et l’ouvrier spécialiste qu’il avait amené de Paris ; je ne me mêlais pas à la discussion, j’écoutais seulement ; le patron était un insurgé de 48 ; il disait que c’était son titre de gloire ; au coup d’État de 52, il avait fait de la prison ; aussi il n’aimait pas l’empereur ; il disait qu’il boirait une bonne bouteille le jour où on le tuerait ; il souhaitait le renversement de l’Empire, le rétablissement de la République, avec à sa tête des hommes comme Blanqui, Louis Blanc, Victor Hugo, l’organisation des corporations en coopératives de production ; il ne cachait pas que, dans ce cas, il aurait mérité d’être choisi pour être un des dirigeants de la coopérative des selliers fabricants de colliers.

L’ouvrier, lui, disait que si on voulait le rétablissement de la République, il fallait commencer par faire marier les curés, car, une fois mariés, ils n’iraient plus catéchiser les femmes ; done : tous les curés mariés ; tous ceux qui ne le seraient pas au bout d’un an seraient expulsés de France et fusillés sans pitié s’ils y rentraient ; un maître et une maîtresse d’école dans chaque village ; tous ceux qui enverraient leurs enfants chez les frères ne seraient pas électeurs ; tous les biens rapportant plus de cent mille francs de rente reviendraient à l’État.

C’était la patronne qui venait à l’atelier les mettre d’accord quand ils s’animaient par trop ; elle leur disait doucement : Ça, mes pauvres amis, ça n’arrivera jamais ; tout ce monde-là se soutient : le pape, l’empereur, les curés, les juges, les gendarmes, sont du côté du plus fort ; en attendant, tâchez de faire et de vendre beaucoup de colliers, et le plus cher possible.

Bientôt, je me payai l’opéra et le théâtre français, aux places à dix sous ; l’opéra me ravissait, mais quand la musique dominait le chant, ça ne m’allait pas ; pourtant je ne faisais que rêver de Guillaume Tell et de la Muette de Portici. À cette époque, il y avait au théâtre français des artistes de Paris, tels que Melingue, Laferrière, Frédéric Le Maître, Delaunay, du Français de Paris. Après avoir vu les comédiens, j’en rêvais à ce point que dans notre chambre, où il y avait cinq lits, occupés par 10 et quelquefois 15 ouvriers, je déclamais des tirades aux camarades, car j’avais acheté quelques brochures des pièces qui m’avaient le plus empoigné : Tartufe, Trente ans ou la Vie d’un Joueur, La fausse Adultère ; je trouvais drôle que les camarades me disaient de les laisser dormir, que je les embêtais ; ce n’est que plus tard que j’ai pensé qu’ils avaient bien raison et que véritablement j’étais embêtant.

J’écrivis même à mon père pour lui demander s’il m’autoriserait à entrer au théâtre ; il me répondit une bonne lettre, que j’ai conservée, et que voici :


Mon cher enfant,


Je suis bien content de voir que tu aimes à t’instruire, que tout t’intéresse, j’aurais eu bien du chagrin si tu avais godaillé avec des mauvais sujets qui tirent des carottes à leurs parents pour recevoir de l’argent, qu’ils dépensent bêtement ; continue à lire de bons livres quand tu le peux et à aller au spectacle ; ça élève la pensée. Mais, mon enfant, il ne faut pas penser à devenir un comédien, car on ne peut faire deux métiers à la fois ; et puis, il faut de l’argent ! Ceux qui arrivent ont étudié pendant des années, et puis, pour un qui arrive à être en vue dans les théâtres de Paris et des grandes villes et à gagner de l’argent, il y en a cent qui restent dans la misère toute leur vie.

Garde ton métier, qui te fera toujours vivre et ne pense plus à ce qui ne se peut pas. Je serais bien heureux d’avoir un fils grand artiste comme j’en ai vu à Paris, qui m’ont émotionné à me faire pleurer ; mais, je te le répète, pour arriver là, il faut des années de travail et beaucoup d’argent à dépenser, et quand les parents n’en ont pas, c’est impossible.

Je t’embrasse de tout mon cœur, ainsi que ta mère.

Ton père,
Cadoret.

Mon jeune frère avait écrit sous la signature :

« Jeune acteur prodigue, dissipateur, vieux comédien, meurt de faim. »


Je vais te dire ici quelques mots de la Société de compagnonnage dont je faisais partie ; c’était en quelque sorte un syndicat corporatif, composé de compagnons et d’aspirants ; les compagnons étaient ceux initiés aux rites secrets de la Société ; les aspirants, le mot l’indique, étaient ceux qui aspiraient censément à devenir compagnons. Le siège de la Société se tenait chez un marchand de vins-restaurant ; c’est là que les patrons adressaient leurs demandes d’ouvriers ; les tenanciers de ce restaurant-hôtel se nommaient la Mère et le Père des compagnons. Les compagnons étaient censé meilleurs ouvriers que les aspirants ; aussi, les premiers dirigeaient la Société, sans que l’on puisse parler contre les statuts, et en même temps ils établissaient les prix et se faisaient payer en moyenne 25 0/0 de plus que les aspirants. Les règlements étaient bien vieillots, mais ils n’admettaient pas qu’on les discute ; ainsi, les amendes étaient toujours payées en litres de vin, à consommer le jour même chez la Mère des compagnons. Voici quelques-unes des amendes imposées : Le sociétaire qui disait Madame ou Monsieur ou Mademoiselle, au lieu de Mère, Père, Sœur, ou d’oublier son pain sur la table au lieu de le ranger dans sa case, était à l’amende d’un litre ; un crampon de fer effilé était scellé dans le mur ; on y piquait le pain, et que le coupable le réclame ou non, il devait tout de même payer. S’il ne voulait pas boire, les camarades buvaient à sa place et le litre était porté au compte de semaine par la Mère.

Si dans cet établissement il vous arrivait un ami, vous ne pouviez pas vous asseoir à côté de lui, vous deviez seulement vous mettre à la table des aspirants ; ceux qui venaient consommer sans être de la Société ne pouvaient non plus se mettre à la table des compagnons ou aspirants ; c’étaient là les indépendants ; on ne pouvait plus tutoyer le camarade de la veille dès qu’il était reçu compagnon.

Sept corps de métiers frayaient entre eux ; ils se prêtaient aide et protection ; c’étaient les bourreliers, peintres, charrons, maréchaux-ferrants, charpentiers, forgerons, serruriers.

Avant l’installation des chemins de fer, les ouvriers allaient à pied de ville en ville, et quand les compagnons ennemis se rencontraient, par exemple des menuisiers, tailleurs ou cordonniers, on s’abordait en s’interpellant, et après s’être dit de passer au large on se battait ; les grandes cannes à bouts de cuivre entraient en jeu et les blessés ne manquaient pas (à l’époque où je parle, on ne pratique plus ces bêtes coutumes). On rapportait que la dernière bataille, livrée entre charrons et tailleurs, a eu lieu en 1857 ; les quatre belligérants avaient tous été blessés.

Si ces coutumes barbares avaient disparu, le compagnonnage était resté rétrograde. Je m’en suis tout de suite aperçu à la première réunion tenue après mon admission ; je formulai le vœu qu’une partie des amendes soit supprimée et que celles conservées soient versées dans une caisse pour les camarades sans travail, au lieu d’être dépensées en litres de vin, au seul profit de la Mère des Compagnons ; on me répondit que le règlement datait de six cents ans et qu’il devait être respecté. Cette réponse était peut-être faite un peu au hasard ; toujours est-il qu’à partir de ce moment, les compagnons me prirent en grippe et, aux réunions mensuelles, ne me laissaient plus formuler aucune proposition.

Aussitôt ma cotisation versée, on me disait de m’en aller ; aussi beaucoup d’ouvriers quittaient cette Société pour aller à d’autres plus indépendantes, qui s’occupaient aussi du placement de leurs sociétaires.

Un patron d’un petit canton appelé T…, loin des communications faciles, demanda un ouvrier (bien payé). J’y allai ; et là, nourri et couché, je pouvais en deux mois mettre cinquante francs de côté. À la ville, on ne pouvait pas économiser autant, avec le salaire de 2 fr. 50 par jour ; je fus très heureux dans cette petite ville ; le soir, devant les portes, avec les patrons d’industries ou les commerçants, on faisait de bonnes causeries sur ce que chacun avait vu ou lu ; d’autres fois, avec les jeunes gens, on allait se promener en chantant.

Le maire était un homme riche et redouté ; on en parlait tout bas comme d’un méchant homme. On racontait qu’il avait fait mettre en prison un pauvre diable d’ouvrier ayant répondu à un colporteur qui lui offrait un chromo représentant le portrait de l’empereur : « Je ne veux pas chez moi le portrait de ce bandit. »

Chaque dimanche, autour de l’église, à la sortie de la messe, se tenait le marché : beurre, œufs, cèpes, que l’on trouve en quantité dans les bois de la contrée. Un journalier, dont la femme était blanchisseuse, mécontent de l’emprisonnement de son ami, avait refusé de travailler pour le maire ; un jour de marché, cette femme y était venue vendre, étalés sur un tablier, les oignons récoltés dans son jardin ; les gendarmes qui, ce jour-là, attentaient M. le Maire à la sortie de l’église, avaient fait la police du marché ; la blanchisseuse n’avait pas son permis de vendre ; elle répondit qu’elle ne savait pas, s’offrit à donner les dix centimes que coûtait le permis pour un seul jour ; les gendarmes n’acceptèrent pas et demandèrent des instructions au maire ; ce dernier leur donna ordre d’expulser immédiatement cette femme du marché ; ils y mirent une brutalité révoltante, ne lui donnant pas le temps de ramasser ses oignons ; elle fut traînée par les pieds ; c’était au moment du déjeuner ; tout le monde était là à crier et à protester ; cette malheureuse se débattit, déclarant que les gendarmes et le maire étaient des gens sans cœur, des brigands, qui méritaient la corde ; elle fut enfermée à la mairie, où son mari alla la réclamer au retour de son travail. On rapporta qu’il avait injurié le maire, et, le lendemain, il fut enfermé à son tour et, peu après, condamné à cinq jours de prison pour menaces et insultes au maire ; sa femme fut relâchée après avoir passé la journée et la nuit prisonnière à la mairie.

Tout le pays était révolté de la conduite du maire ; mais on n’affichait pas trop haut sa colère, parce qu’il y a toujours des gens prêts à faire les mouchards ; mon patron, qui ne se gênait pas devant moi, disait, en réparant une paire de traits : « S’ils pouvaient seulement casser, les chevaux le fo… dans le ravin ; le pays serait bien débarrassé. »

De mon côté, je rêvais aussi une vengeance contre lui, et je l’ai accomplie.

Dans la semaine, sa bonne était venue causer à la boutique avec ma patronne ; elle disait que le dimanche suivant elle aurait beaucoup de travail pour faire à dîner à des parents et amis : Monsieur va les chercher en voiture après déjeuner ; ils assisteront aux vêpres et ensuite visiteront les vignes, puis reviendront dans le clos situé derrière la maison y cueillir des raisins de treille et des prunes de reine-claude pour le dessert ; les dames doivent faire cette cueillette. Ce sera là, dit-elle, un grand plaisir pour M. le Maire, car il prétend qu’à deux lieues à la ronde on ne trouverait pas d’aussi belles prunes. En entendant ces paroles, je n’eus plus qu’une pensée : faire disparaître les prunes.

Le jour arrivé, sitôt que le monde fut entré aux vêpres, je fis un grand détour derrière les maisons ; j’entrai dans le clos par un petit bois et, en moins de cinq minutes, j’avais dévalisé de leurs fruits les six petits pruniers, soit environ une quarantaine de prunes, que je jetai au fur et à mesure dans le bois. Je ne restai pas là pour assister à leur surprise ; mais le lendemain la bonne revint et, avec une satisfaction qu’on lisait dans ses yeux, raconta ce vandalisme à ma patronne : que Monsieur en était malade de colère ; disait que ceux qui font de pareilles choses devraient être guillotinés.

Pour moi, les premiers jours, je n’avais tout de même pas l’esprit en repos ; mais quelque temps après je riais comme les autres, car personne ne m’avait soupçonné. Dans mon for intérieur, j’étais heureux d’avoir exercé cette petite vengeance contre cet homme méchant ; cependant, cette aventure aurait pu me coûter cher.

XI


Je revins à Bordeaux, où je travaillais sans relâche ; j’eus encore l’occasion de me faire mal voir des compagnons ; leur ayant, au nom de bon nombre de camarades, demandé à ce qu’ils voulussent bien nous permettre, tout en nous appuyant, de demander aux patrons de nous payer 3 francs au minimum et 3 fr. 50 à ceux qui sont tout à fait capables. Ma proposition fut mal accueillie ; on me fit même entendre que si j’avais des réclamations à faire, je serais rayé de la Société, ce qui avait mécontenté tous les aspirants.

Avant de continuer mon tour de France, je fus embauché dans une bonne maison pour y faire une série de harnais de cabriolets ; dans cette partie surtout, j’étais un bon et habile ouvrier. Ce patron me fit compliment, tout en m’offrant 2 fr. 50 ; je voulus 3 fr. 50 ; si non, je m’en allais.

Les camarades firent cause commune avec moi et l’on décida de se passer des compagnons, de faire grève si les patrons n’acceptaient pas de payer 3 fr. 50. Ces Messieurs, pensant que si je n’étais plus là tout s’apaiserait, m’intimèrent l’ordre de partir sur-le-champ.

Cédant aux raisons de la Mère, qui craignait le scandale pendant la nuit, j’allai coucher avec un camarade. Cela n’empêcha les compagnons, aidés des charrons, de faire irruption dans la chambre, après 11 heures du soir, pour s’assurer si j’y étais ; il y eut une furieuse bataille, où le sang coula. Dès le matin, tous les ouvriers furent informés de ce qui s’était passé, et pendant qu’une délégation se rendait à la préfecture pour porter plainte contre l’agression des compagnons, d’autres groupes allaient débaucher ceux qui travaillaient et ignoraient les faits de la veille ; tous sans exception firent grève. Le soir même, une délégation des patrons vint proposer de payer trois francs, ce qui, en définitif, fut accepté. On m’attribua l’honneur de ce relèvement des salaires.