Une Vie bien remplie/VI

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 26-32).


VI


L’endroit est si joli, lui dis-je, que nous pouvons y faire une longue pose ; c’est le moment de me raconter ta vie. Bien volontiers, dit-il. Ma vie est un peu banale, comme celle de tous ceux qui composent la grande masse. J’ai travaillé, lutté pour la vie, aimé et souffert ; c’est la vie commune, sans romans. Tu as connu ma famille, frères et sœurs morts aujourd’hui, je n’en dirai que quelques mots au cours de notre causerie.

Nous étions une famille de pauvres terriens, ma grand’mère racontait qu’en l’hiver de 1789, n’ayant plus de pain, ils ont vécu, pendant des semaines, en partie avec des herbes sèches qu’ils faisaient bouillir pour les manger.

En 1848, nous étions neuf : cinq enfants, le père, la mère, ma grand’mère, morte à près de 100 ans en 1860, mon oncle estropié à Waterloo (il touchait une pension de 72 francs par an) ; je me le rappelle parfaitement, quoique je n’avais que 5 ans, parce que ce qu’il nous racontait de la guerre, le soir, devant le feu, nous faisait peur.

Soldat depuis 1793, il avait assisté à un grand nombre de batailles : Vendée, Italie, partout il avait vu des morts ; ça ne lui faisait rien, disait-il ; mais, quand il racontait la retraite de Russie, en 1812, les hommes qui tombaient à chaque instant gelés ; quand on était à la queue de la colonne, c’est par milliers qu’on les voyait mourir ou déjà roidis. En parlant de cela, il pleurait comme un enfant ; il disait, c’est grâce à mon couteau si j’en suis revenu. Mes petits, quand vous serez soldats, tâchez d’avoir un bon couteau. Il racontait qu’il avait pris ce couteau sur un de ses camarades de compagnie, qui était tombé à ses côtés ; en peu de temps, je pouvais couper dans les vêtements des morts ; je m’enveloppais les pieds et les jambes avec les meilleurs morceaux et aussi, avec la peau des chevaux morts, je taillais des sortes de chaussons, pour moi et mes camarades. Il est arrivé plusieurs fois que, voyant un cheval tombé, je le saignais avec la lancette de mon couteau ; nous buvions le sang pour nous réchauffer ; on pouvait aussi tailler soi-même dans la chair, car la discipline se relâchait, on faisait chacun pour soi.

À Waterloo, il y avait des morts partout ; par place, ils étaient en tas, les uns sur les autres ; le sang rigolait sur les terrains en pente. Je n’avais jamais vu chose pareille : c’était à rendre fou les jeunes soldats de voir un pareil carnage. Et bien ! en voyant cela, ma pensée était en Russie, où plus de quatre cent mille hommes et chevaux ont péri, de voir tomber des milliers et des milliers d’hommes bien portants, saisis par le froid, sans pouvoir leur porter secours ; c’était à vous faire perdre la tête.

Quand cet oncle mourut, les gardes nationaux vinrent tirer des coups de fusil sur son cercueil.

En 1853, les télégraphes aériens étaient tous supprimés et remplacés par le télégraphe électrique ; mon père était surveillant de la ligne, il résidait à Saint-Julien-du-Sault ; son travail consistait, placé à une portière, de regarder s’il n’y avait pas de fils rompus, et cela, sur le parcours de Saint-Julien à Sens. Il me prit avec lui pendant un an ; ce fut pour moi une grande joie. Je devins l’un des premiers de l’école ; au cathéchisme, je devins aussi le plus zélé néophyte ; le curé me donnait en exemple aux autres enfants ; j’étais le coryphée pour chanter les cantiques en chœur.

Le vieux curé m’avait tellement prêché cathéchisme, me disant que j’étais destiné à faire un serviteur de Dieu, que j’irais chez les païens leur prêcher l’évangile, et que, si un jour j’étais lapidé, crucifié comme Notre Seigneur, j’irais droit au ciel ; je ne pensais et ne rêvais qu’à cela, désirant d’être crucifié pour aller au Paradis.

Mon père vit le curé, le pria de ménager un peu ma pauvre tête, disant qu’il me destinait à un métier manuel ; enfin, aux vacances, je retournai à la campagne avec ma mère et mes frères, prendre ma part aux travaux des champs.

J’eus un grand chagrin de quitter mon père, que j’aimais tant ; quel bon chocolat il me faisait le matin, je n’en n’avais jamais mangé à la campagne, où je ne vivais que de lait, de pommes de terre et de haricots, n’aimant aucun autre légume ; pour la viande, l’on n’en mangeait pas dix fois par an.

Deux ans après, on me mit en apprentissage à Courtenay, pour apprendre l’état de bourrelier-sellier ; à ce sujet, je vais te dire un mot des bourgeois du château que nous avons devant les yeux. Ce sont les plus riches du pays ; ils possèdent de grosses fermes ; de plus, un des membres de la famille occupe un poste important dans un ministère, important par les appointements, bien entendu, et non par le travail produit. Au moment de partir en apprentissage, ma mère me conseilla d’aller demander à arracher des betteraves ; je travaillai six jours à cette besogne et à une plus périlleuse, celle de monter sur les arbres pour secouer les fruits à cidre ; pour ces six jours, je reçus trois francs, sans nourriture s’entend ; ils ne se ruinaient pas en payant de pareils salaires.

Déjà mon année d’école à la ville avait indisposé mon frère aîné qui dirigeait le travail chez nous ; mon entrée en apprentissage le rendit d’une jalousie méchante, disant que l’on faisait de moi un monsieur de ville, alors que lui travaillerait la terre sans relâche.

Après deux années, j’étais devenu un bon ouvrier, m’étant promis de ne rien demander à mes parents, qui, du reste, étaient toujours à court pour vivre ; j’allai travailler à Sens pendant quatre mois pour gagner de quoi me vêtir, pour partir sur mon tour de France ; dans cette ville, j’assistai comme tout le monde à une exécution capitale ; j’en fus tellement retourné que, plus jamais, je n’allai voir un tel spectacle d’horreur. Mon patron me traita de poule mouillée et me dit : « Quand vous serez soldat, si on vous commande de fusiller un homme qui a fauté, il vous faudra pourtant obéir. » Je lui répondis que je préférais que l’on me tue que de tuer, fût-ce même un criminel, cette besogne appartient au bourreau.

Je dépensai les soixante francs d’économies que j’avais, en chaussures, vêtements et quelques outils pour mon métier ; afin de gagner encore quelque argent, je fis la vendange à Joigny. Là, j’appris à juger un homme de bien ; il nous payait deux francs par jour ; occupés du jour à la nuit couper des raisins : le matin, on était tout trempé par la rosée ; avant le jour on nous servait un demi-verre d’eau-de-vie de mare, avec un morceau de pain de munition acheté aux casernes ; cela rendait plutôt malades les jeunes que cela ne les soutenait.

Cet homme était médecin ; il aurait bien dû savoir que l’alcool était mauvais, surtout pour des jeunes estomacs ; mais c’était pour lui moins coûteux et plus vite fait qu’une soupe chaude ; il a été décoré quelques années plus tard pour services rendus à l’hygiène.

Je revins chez ma mère, après une journée de marche ; il me restait dix francs, je pouvais partir, commencer mon tour de France. Je lui demandai de me garder deux ou trois jours, le temps de mettre mes affaires en ordre.

C’était un samedi, et je devais partir le mardi sur Orléans ; tu vois que je n’avais pas trop peur pour 17 ans, surtout à la veille de l’hiver, où le travail est rare pour les ouvriers de passage.

Le lendemain dimanche, j’étais seul à la maison avec ma sœur et ma vieille grand’mère ; il se passa là une chose qui m’a peiné toute la vie et que je vais te conter ; c’est bien loin déjà et, pourtant, ça me soulage d’en parler. Tu verras quelle pauvre mentalité avaient mon frère et ma sœur, et pourtant nous passions pour la famille la plus policée, la mieux élevée du hameau et des environs.

Ma sœur m’avait, comme mon frère, pris en aversion ; pourtant elle n’était pas méchante ; elle trouvait très beau que mon frère commandât en maître à la maison ; elle voulait l’imiter en tous points, que ce soit en bien ou en mal. Aussi elle ne se faisait pas faute de me maltraiter. Ma mère, qui se trouvait être à la merci de ses deux aînés, qui faisaient marcher la maison par leur travail, faisait souvent la sourde oreille pour éviter des ennuis. Seule ma grand’mère, malgré ses 90 ans, lui adressait de vifs reproches ; elle leur disait souvent que j’avais meilleur cœur qu’eux ; aussi, en l’absence de ma mère, on lui faisait mille misères ; bousculée, traitée de vieille bête, qu’elle devrait crever pour ne pas manger le pain qu’elle ne gagnait pas ; ma sœur allait jusqu’à repousser de devant le foyer une pomme qu’elle y faisait cuire, sous le prétexte que ça éteignait le feu ; chose incroyable, elle a été forcée, en plein hiver, de sortir la nuit pour satisfaire une nécessité ; on lui avait caché son vase intime ; je la vois encore quand elle pleurait ; y a-t-il quelque chose de plus poignant que de voir pleurer une vieille femme de 90 ans ? Je crois que tous ceux qui ont du cœur se le sentent déchiré rien que de penser à ces choses. Chaque fois que j’avais assisté à ces faits, j’avais protesté d’une manière indignée, et quand je le pouvais faire sans être vu, j’embrassais la pauvre vieille ; car je dois dire à ma confusion que je subissais le milieu où je vivais.

Quand j’étais vu l’embrassant, on me criait comme si j’avais commis une mauvaise action : « Ah ! il a embrassé la vieille ! qui se ressemblent s’assemblent ! » J’en passe, et de bien plus pénibles encore, que pour son honneur, ma sœur a bien expié, car elle m’a dit souvent, au cours de sa vie, qu’elle avait toujours eu cela sur le cœur, comme un remords.

Enfin, ce dimanche-là, ma mère étant partie au village : ma sœur repoussa brutalement, d’un coup de bourrée de bois dans l’estomac, ma vieille grand’mère, qui tomba comme une masse. Je fus tellement indigné que, plus prompt que la réflexion, je donnai un soufflet à ma sœur, quand, un instant après, mon frère rentra ; au lieu de la scène à laquelle je m’attendais : des coups de fouets ou de poings, il se contenta de me dire que je venais de lui fournir l’occasion de se débarrasser de moi, ce qu’il cherchait depuis longtemps. En effet, le lendemain, j’étais en train de préparer ma malle, quand les gendarmes entrèrent avec mon frère. L’un d’eux me dit :

« C’est toi, garnement, qui a voulu tuer ta sœur, qui voudrait rester à ne rien faire pour manger le pain de tes frères et sœur qui travaillent ? »

Ma mère et ma sœur étaient figées, muettes ; elles ne purent rien dire ; elles pleuraient dans leur mouchoir ; ma grand’mère sanglottait à faire mal ; mon frère seul parla et dit : « Oui, emmenez-le ». On me mit les menottes, mon frère alla chercher une bouteille de vin qu’il offrit aux gendarmes ; moi, je pris un verre d’eau, car j’avais la gorge paralysée. Cela m’a duré jusqu’à ce que je sois dans le grand chemin, devant les gendarmes qui m’emmenaient enchaîné.

En arrivant sur la route, un homme de Douchy demanda aux gendarmes la permission de me faire monter dans sa voiture. Cet homme me demanda ce qui c’était passé ; je le lui dis mot pour mot ; il me recommanda de ne pas me frapper, de ne pas en vouloir à ma mère ; il me fit descendre devant la maison d’école de Dicy, où il dit aux gendarmes que mon frère avait très mal agi et qu’il le lui dirait lui-même à la première rencontre.

Le maître d’école se trouvait avec sa dame sur sa porte ; elle me connaissait ; me voyant enchaîné, elle se trouva presque mal, à ce point que son mari lui fit respirer du vinaigre ; il passa avec les gendarmes, dans la pièce à côté, et deux minutes après, on m’ôtait les menottes en me disant de ne plus recommencer. J’étais tellement assommé de ce qui m’arrivait, que je ne prononçai pas un mot pour me justifier.

C’est seulement après le départ des gendarmes que je pus raconter au maître d’école ce qui c’était passé ; à cet homme qui me parlait avec bonté, je racontai en détail les scènes qui se passaient chez nous.

Pour un rien, mon frère nous battait, le cadet et moi, avec le poing, le fouet ou le bâton ; quelquefois le sang coulait dans la maison ; à la moindre protestation de ma mère, il menaçait de partir ; quand ma grand’mère me défendait, il lui disait généralement ces mots :

« Taisez-vous, vieille charogne, vous êtes bons à être encrotés tous les deux dans un trou. »

Le maître d’école m’offrit à manger et à boire ; je le remerciai ; il me dit qu’il parlerait à mon frère et m’engagea à partir au plus tôt de la maison ; à me bien conduire pour faire honneur à mon père. Il me serra affectueusement la main. Je ne puis te dire la joie que me fit cette poignée de main ; on me plaignait donc ? on m’estimait donc ? j’étais comme transporté ; j’allais rentrer à la maison et partir tout de suite, sans autre chose qu’un regard de mépris pour mon frère, si je le voyais ; mais sitôt hors du village, une colère, un sentiment de haine me prirent à ce point que je ramassai une grosse pierre, avec l’idée de le tuer si je le rencontrais. Vois un peu à quoi tiennent les destinées ; quelquefois, l’occasion se présentant, je pouvais commettre un crime horrible.