Une Vie bien remplie/VII

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 32-35).


VII


Quand j’entrai à la maison, ma sœur, qui avait honte de sa conduite, s’en alla dans les champs ; je mis dans mon tablier de travail deux chemises, quelques mouchoirs, chaussettes, un gilet de travail ; je priai ma mère de m’envoyer ma malle quand je la lui demanderais, que je ne la reverrais jamais puisqu’elle m’avait laissé traiter comme un bandit, qu’elle était une mauvaise mère ; et dans mon emportement à vider mon cœur trop plein de chagrin, je partis sans l’embrasser et n’embrassai pas non plus ma bonne grand-mère, qui me tendait les bras avec des sanglots étouffés. Je ne l’ai pas revue ; elle est morte avant que je revienne ; je ne me le suis jamais pardonné : c’est le remords de toute ma vie d’être parti sans avoir embrassé cette pauvre vieille qui m’aimait tant et que j’aimais bien aussi.

Riche de dix franes, j’arrivai à Montargis la nuit, après avoir fait trente kilomètres et mangé trois sous de pain avec un cervelas de trois sous ; passé par Briare, Gien, dans cette dernière ville, je couchai pour six sous dans une chambre d’ouvriers du chemin de fer ; mon lit était près de la fenêtre, qui restait ouverte parce que ça sentait mauvais : je ne pus dormir, l’homme qui se trouvait en face de moi était mort avant le jour de la typhoïde, ce qui avait produit un remue-ménage général.

De Gien, je partis pour Lorris, où je trouvai un patron qui, après m’avoir demandé ce que je savais faire, m’embaucha pour le lendemain. Je dormis bien cette nuit-là, tant j’étais heureux d’avoir trouvé du travail ; hélas ! j’avais compté tout seul, l’ouvrier de ce patron, pensant sans doute qu’il serait remercié (parce que vu mon jeune âge, je serais payé 15 françs par mois au lieu que lui avait 25 francs, vint me dire le lendemain à mon réveil que son patron ne me garderait qu’un mois, alors qu’à cinq ou six lieues de là, un bourrelier cherchait un ouvrier. Confiant, je le remerciai, il me conduisit hors de la ville, dans un sentier qui rejoignait la forêt d’Orléans où je m’engageai.

Je marchai dans cette forêt pendant quatre heures sans rencontrer personne, par un temps de brume ; on ne voyait pas à dix pas ; enfin un chemin déboucha sur le canal ; je ne mourrais donc pas cette fois de faim et de froid, perdu dans cette forêt. Je suivis le canal pendant deux heures environ et j’arrivai dans le village en question où le bourrelier me dit qu’il n’avait demandé d’ouvrier à personne ; il m’offrit du pain, du fromage et un verre de vin blanc, capable d’assaisonner une salade ; je le bus tout de même en le remerciant bien.

Je visitai encore deux pays dans cette contrée : Jargeau et une autre ville, tristes pays par ces temps sombres de Toussaint ; si sur un seul on jugeait tout le monde, le jugement ne serait pas favorable aux gens de ce pays. Le froid aux pieds m’ayant saisi, je me dirigeai sur une pauvre maison dont je voyais la fumée de la cheminée, et située à environ cent mètres de la route ; la porte étant ouverte, j’entrai, le chapeau à la main, priant les gens assis autour du foyer de bien vouloir me laisser chauffer les pieds ; ils se regardèrent, mais personne ne me répondit ; je dus marcher jusqu’à ce que je trouvai une pauvre auberge où, pour quelques sous, je mangeai tout en me réchauffant comme il faut.

Le sixième jour, j’étais à Pithiviers où résidait mon père ; c’était le jour de la Toussaint. Il me reçut à bras ouverts, disant : « Mon pauvre enfant, ton frère seul est coupable ; il est certainement un des plus intelligents du pays et un travailleur sans égal, mais de se voir le maître de diriger la maison, il est encore comme les vieilles gens qui croient qu’un père ou un chef de maison a le droit d’agir selon son gré envers ses enfants, ses frères ou ses serviteurs ; je l’autorise à Jui écrire que tu n’as laissé qu’un étranger aux Chats, mais que tu as trouvé un père à Pithiviers. » Mon ami, ce ne sont pas des pleurs que je versai en l’embrassant, je suffoquais, je braillais.

Ne voulant pas être à la charge de mon père, qui ne le pouvait pas du reste, et n’ayant pas trouvé de travail en ville, j’en trouvai dans un gros hameau, à une demi-heure de la ville ; à ma prière, le patron consentit à me prendre six jours pour cinq francs. Chaque soir, quand on ne voyait plus clair pour travailler, je partais sans attendre la soupe ; chemin faisant, je mangeais un morceau de pain avec un œuf dur et quelques noix ; et, à travers champs, guidé sur le clocher, je venais à Pithiviers pour embrasser mon père, je me trouvais heureux.

Que ces pays de plaine sont donc tristes l’hiver ! Il m’est arrivé, en le quittant vers 9 heures, de m’égarer. On entend sans les voir, le bruit plaintif des moulins à vent. À la porte d’une ferme où vous frappez, les chiens font rage ; enfin, vous voyez la lueur d’un falot à travers la porte charretière et les gens, sans sortir, vous disent : prenez à main gauche, puis à main droite près le premier moulin ; et vous repartez dans la nuit.

De chez nous à Phitiviers, en six jours, j’avais dépensé 6 francs, nourriture et couché compris ; il me restait 4 francs ; avec 5 francs que je gagnai près de mon père, j’étais riche de 9 francs quand je le quittai. Comme je n’avais qu’un pantalon de toile et qu’il gelait à 10 degrés, il me fit accepter un caleçon. Le septième jour, il me conduisit très loin sur la route de Fontainebleau ; on se quitta après s’être embrassés comme père et fils qui s’aiment. J’étais réconforté.