Une Vie bien remplie/XIV

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 66-72).

XIV


J’appris à Orange ce qu’était le mistral : un vent en tourbillon à renverser les gens, une neige glacée qui se collait sur la figure comme de la glue ; il faisait ce même temps, quand, transi de froid, j’arrivai à Marseille, après minuit, car, à cette époque, les voitures de 3e classe n’étaient pas chauffées.

Dans toutes les villes de province, les hôtels envoient à la gare un employé qui fait ses offres, les hôtels cossus envoient des voitures. L’employé qui m’aborda, vit tout de suite que je n’étais pas millionnaire, je le suivis quand il m’eut dit « Chez nous, on est bien couché et bien nourri avec prix modérés. »

La rue donnait sur la Cannebière ; on entrait par la boutique ; il y avait huit ou dix tables ; tout le monde était couché ; mon guide désirait sans doute faire de même ; aussi, pour se débarrasser de moi au plus vite, il me dit qu’il n’y avait que des œufs et des oranges à manger ; j’étais bien obligé d’accepter celà pour apaiser ma faim et me réchauffer ; ce souper fut vivement englouti ; mon conducteur me pria de le suivre jusqu’à ma chambre.

Ma chambre ! Ah mes amis ! je m’en vais vous la décrire ; vous vous demanderez alors si c’était bien possible qu’en 1866, dans la troisième ville de France, les commissions d’hygiène tolèrent de pareils taudis. Figurez-vous un long boyau, large de 2 m. 50, contenant huit lits d’enfilade et, entre chaque, l’espace pour deux chaises, aux pieds, un couloir d’environ 50 centimètres, chaque lit monté sur quatre pieux peints en rouge et assez large pour deux personnes, une paillasse avec un matelas en bourre, une couverture trouée, pleine de taches et, le bouquet, des draps noirs de crasse. Ayant prié ce garçon de me mettre au moins des draps blancs, il me répondit que c’était impossible ; du reste, il ajouta que j’étais bien difficile, car un soldat avait couché seulement deux fois dedans.

À cette heure de la nuit, il n’y avait pas à insister, et puis, tous ces lits étaient occupés, sauf un ; ça et là, aux pieds des lits, des vêtements ; une odeur forte de goudron, de charbon et de sueur attestait que des ouvriers du port y reposaient ; au milieu de cette pièce, en face d’une glace à treize sous, fendue en dix morceaux, était un vase en grés rouge, haut de 0 m. 70. Ce vase unique était destiné aux besoins intimes de toute la chambrée.

Je me couchai tout habillé sur ce grabat, pensant ne pas pouvoir dormir et me sauver sitôt que je verrais le jour. Je ne sais si c’est la fatigue ou les ronflements rauques ou sonores de mes voisins, mais je m’endormis si bien que, lorsque je me réveillai, tous les dormeurs étaient partis ; je descendis, payai ce que je devais et m’en allai bien vite chercher un autre gîte plus propre, ce que je trouvai sans peine.

Après avoir déjeuné d’un café au lait, je me dirigeai vers le port ; je croyais y voir le même spectacle que j’avais vu à Nantes et à Bordeaux ; ce n’était plus du tout la même chose, dans ces deux ports, j’avais assisté à l’arrivée de quelques bateaux ; là, peu de monde sur les quais ; les uns ne débarquaient que des marins, d’autres un petit nombre de passagers, aussi peu d’amis attendaient ; en voyant si peu de monde, on pensait que ces bateaux venaient de faire un voyage de quelques jours. Mais en arrivant sur le port de Marseille, l’aspect n’était plus le même : d’abord, la mer, qui faisait rêver aux pays lointains, de plus, le nombre de bateaux est tellement grand et varié, que de suite l’imagination voyage dans tous les pays du monde et puis, c’est une foule qui arrive chaque jour.

Pendant cette première journée, j’ai vu arriver un bateau, courrier de poste, venant de Chine ; deux autres arrivaient d’Afrique avec un grand nombre de passagers, dont la plupart étaient plutôt mal vêtus : burnous sales, pieds nus ; c’était sans doute des gens qui venaient en Europe ou partaient pour l’Amérique chercher à gagner leur vie.

À ce moment, on embarquait sur un paquebot les denrées nécessaires pour un voyage en Chine. Un marin de ce bateau voulut bien me donner des renseignements, j’étais tellement surpris de ce qu’il me disait que je me demandais si je devais le croire (c’était vrai pourtant, je m’en suis assuré plus tard) ; on croit quand même rêver à la pensée que dans ce bateau de 130 mètres, qui paraît bien petit sur la mer, il y a 160 hommes d’équipage, que l’on y embarque 900 tonnes de charbon, que les machines en consomment 75.000 kilogrammes par jour, ce qui représente environ huit wagons, qu’il y a place pour 900 voyageurs, qu’on y embarque vivants des bœufs, des moutons, des porcs, des poules, des pièces de vin, de la farine, en un mot tout ce qu’il faut pour donner à manger à tant de monde.

Le comble de mon étonnement a été quand j’ai demandé à quoi servait les trois mâts, puisque l’on naviguait à la vapeur, de m’entendre répondre qu’il y avait dans les cales 1.600 mètres de toile pour garnir les mâts en cas d’avaries aux machines.

Tout cela est fabuleux, et cependant c’est peu de choses à côté des paquebots ou steamers que l’on fait aujourd’hui, lesquels peuvent loger deux à trois mille personnes.

Le lendemain, un immense steamer débarquait plus de mille passagers et ce qui me causa une profonde impression, ce fut de voir le grand nombre de personnes qui se trouvaient là pour recevoir les voyageurs avec toutes les marques d’une véritable effusion du cœur. On aurait voulu être à leur place pour être ainsi reçus.

Après avoir rempli mes yeux de l’image du port, je voulus aller sur la mer, c’est le rêve de tous les enfants et j’avais encore des idées et des illusions d’enfants. Un marin rentrait avec deux hommes dans sa petite barque, appelée l’Hirondelle. Sitôt les deux passagers débarqués, il se mit à crier : « On embarque pour le château d’If. » Je demandai à monter dans son bateau ; mais j’étais seul et il prenait cinq francs pour quatre passagers ; je me suis mis avec lui à raccoler les gens. Enfin, après un bon quart d’heure passé à faire appel, personne ne se présenta et le jour baissait ; je montai seul dans son bateau moyennant trois francs. Ce fut pour moi la promenade du rêve ; sous l’action d’un léger vent, on filait comme une mouette sur les petites vagues bleues. J’allais donc pouvoir me rendre compte si les cachots de l’abbé Faria et de Edmond Dantès, décrits par Alexandre Dumas dans son roman du Comte de Monte-Christo, laissaient un peu de vraisemblance à son récit ; il n’y en avait aucune.

Cette petite île est un rocher, dont on ferait le tour en cinq minutes, en supposant qu’il y eut un chemin autour : quelques pièces de canon sur les remparts, un corps de garde vouté à l’entrée duquel un soldat fait les cent pas, fusil au bras ; maintenant, quatre cachots d’environ trois mètres de long sur deux mètres de large ; quatre autres cachots identiques au milieu de la voûte. Le gardien donne les noms de quelques hommes politiques qui y ont été enfermés ; entre autres Mirabeau et il ajoute spirituellement qu’un homme de génie et d’invention comme Alexandre Dumas a trouvé le moyen, avec sa plume, de faire communiquer entre eux des souterrains qui n’existaient pas.

En revenant, le voyage fut plus beau qu’en allant, mais moins agréable ; au moment du coucher du soleil, le vent s’était élevé, venant du port ; le marin dut faire le voyage en lacet, c’est-à-dire tirer des bordées ; cela m’amusait de recevoir un peu d’eau sur les épaules, mais ce qui était désagréable, c’est qu’il fallait toujours baisser la tête à cause de la voile qui changeait de direction à chaque instant. En mettant pied à terre, il me demanda si j’étais content et me dit que si on avait monté un bateau comme il y en a chez ses collègues, on aurait pu y rester ; mais, tout à mon bonheur d’avoir fait ce petit voyage, je n’avais vu aucun danger à ce que le bateau danse sur les vagues, au contraire, c’est ce qui m’avait le plus intéressé.

Les compagnons m’avaient interdit Marseille, sous la menace de me casser la g….. ; ne voulant pas paraître avoir peur, je cherchai du travail directement, sans aucun intermédiaire ; j’en trouvai à 3 fr. 50 par jour ; je n’y restai qu’une semaine. J’étais presque constamment occupé à la réparation de courroies mécaniques dans une grande usine ; il n’y avait aucun grillage de protection, et il fallait passer à chaque moment dans une véritable forêt de courroies en marche qui vous frôlaient ; celui que je remplaçais avait eu un bras arraché quinze jours auparavant, et l’on avait encore rien fait pour parer au danger ; j’avais plus peur de ces courroies que de la menace des compagnons. Enfin, dix jours m’avaient suffi pour bien voir Marseille.

Je fus pris d’un impérieux désir de voir mes parents ; dans une récente lettre, mon père m’avait dit qu’il était atteint d’un tremblement des mains et qu’il s’attendait à être paralysé ; il attribuait ce mal à la manipulation des piles au mercure, cela me décida de partir de suite.

J’avais quitté Béziers avec trois cents francs amassés en deux ans ; avec une pareille fortune, je pouvais voyager en chemin de fer.

Après avoir quitté Marseille, je m’arrêtai à Avignon, par un beau soleil, un jour de marché ; il m’a semblé que tout le monde était heureux, la bonne humeur régnait sur tous les visages. Il n’en est pas de même des grands édifices : palais et églises ressemblent plutôt à des forteresses construites en vue de la guerre qu’à des asiles de paix ; à voir le Palais des papes, il y a une vague analogie avec la vieille forteresse de Carcassonne, avec ses hautes et épaisses murailles pourvues de créneaux et de machicoulis ; si ce sont les papes qui l’ont fait construire, ils manquaient de goût ; c’est immense, mais rien n’était disposé pour l’agrément et la commodité. Cela fait penser qu’à cette époque si les papes et les princes de l’Église étaient puissants et redoutés, ils n’étaient pas armés, puisqu’ils étaient obligés de s’enfermer dans des forteresses qui ressemblaient plutôt à des prisons qu’à des palais.

À Avignon, les bords du Rhône sont très beaux ; en face le vieux pont (démoli aujourd’hui, celui sur lequel on dansait en rond, selon la ronde fameuse des enfants), on voit les restes du château du roi René.

En général, de Marseille à Lyon, la rive gauche du Rhône est d’une grande pauvreté de culture ; à part quelques petites plaines, on ne voit que des terrains sans fonds, plantés de petits oliviers et amandiers. La rive droite est pire ; on ne voit que des petites montagnes rocheuses qui s’élèvent jusqu’à deux cents mètres. Le voyageur qui ferait ce voyage en chemin de fer et jugerait la France sur ce parcours, pourrait dire qu’elle est bien pauvre.

Quel changement subit de température dans ce mois de mars. Vers fin février, il faisait 20° au soleil à Béziers ; huit jours après, on enregistrait 0° à Marseille ; à Avignon, hier, un soleil de plus de 20°, et aujourd’hui, à Lyon, il fait 8° au-dessous de zéro.

Je restai trois jours dans cette belle ville de Lyon pour visiter les curiosités : musées, le fort de la Vitriolerie, où je vis une grande quantité de canons et de boulets. J’étais aussi très désireux de visiter une fabrique pour y voir fonctionner les métiers « Jacquard » ; mais comment faire, ne connaissant personne. L’occasion se présenta tout naturellement. Voulant avoir une montre pour rentrer chez mes parents, le bijoutier où je l’achetai me donna un mot pour un de ses amis, fabricant de soierie, que je ne manquai pas d’aller voir ; je ne vis pas de métiers Jacquard, mais seulement des métiers à faire l’uni ; il y en avait un si grand nombre que cela produisait un bruit assourdissant à ne pas s’entendre, même en se parlant à l’oreille, et toutes ces machines faisaient des courants d’air si violents que les ouvriers s’entouraient la tête d’une marmotte. En voyant cela, je me suis expliqué pourquoi certains écrivains qualifiaient ces usines de bagnes capitalistes. Mon métier n’était pas bien artistique, mais je n’aurais jamais changé pour entrer dans un pareil enfer.

Je voulus voir Saint-Etienne, sa fabrique d’armes et descendre dans une mine de charbon ; mais, arrivé là, le courage m’a manqué pour faire les démarches nécessaires à satisfaire ma curiosité. Quelle tristesse que cette ville vue un jour de neige : un sol et des maisons noirs, beaucoup de masures enfumées ayant des carreaux en papier, les aspérités trouant une neige salie ; tel est le spectacle de cette ville, où l’on ne voit pas même un moineau. On se demande comment les rubans, qui s’y fabriquent par milliers de kilomètres, peuvent sortir aussi frais de ces fabriques.

Je m’arrêtai ensuite quelques heures seulement pour voir les villes de Mâcon et de Dijon.

Après avoir passé, dans un hôtel de Joigny, une nuit sans sommeil, parce que la chambre était une glacière, je partis à pied. Il faisait presque nuit quand j’arrivai à la ferme où mon frère cadet était domestique ; je fus invité par le fermier à souper avec eux et après je partageai le lit de mon frère dans l’écurie des chevaux, où je ne m’endormis que très avant dans la nuit, car je n’étais pas habitué d’entendre ces bêtes, qui mangeaient sans discontinuer.