Une Vie bien remplie/XV

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Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 72-75).

XV


Le lendemain matin, j’embrassais mes parents ; mon pauvre père aurait été méconnaissable pour tout autre qu’un fils qui l’aimait. Alors que cinq ans auparavant, je l’avais vu si alerte, si souriant, je le retrouvais si triste dans ce hameau, par un jour de pluie, vêtu d’une blouse presque déteinte par les lavages, s’appuyant sur un bâton avec peu de sûreté, ses pauvres bras n’étaient plus valides ; ce fut pour moi un instant de grand chagrin. Nos embrassements furent à la fois des pleurs et des sanglots.

En embrassant ma mère, je ne me souvenais plus qu’elle m’avait laissé traiter en bandit par mon frère aîné. Je m’étais juré que je ne pardonnerais jamais à ma sœur ; juste à ce moment, elle venait chercher quelque chose chez mes parents ; elle habitait, depuis son mariage, la maison d’à côté, où nous étions nés. Sans prononcer une parole, elle vint se jeter dans mes bras en me disant : « Pardonne-moi, mon frère, j’étais une ignorante. » Je l’embrassai alors de tout mon cœur et nous restâmes de vrais amis jusqu’à sa mort. Mon père me demanda de venir avec lui voir mon frère aîné ; j’y consentis pour ne pas le chagriner, quoique j’avais encore le cœur bien meurtri au souvenir des menottes que j’avais eues aux mains. Nous avons par la suite vécu en bonne intelligence, quoique un peu froidement. Il n’était pas comme ma sœur, il ne faisait pas d’excuses ; amour-propre stupide autant que déplacé, selon moi.

Je passai quinze jours avec mes parents, leur racontant mon tour de France, leur chantant ou récitant des morceaux que je savais, faisant aussi la lecture des pièces de Molière : Le Malade imaginaire, Tartufe, etc., que mon père aimait tant. Il me dit : « Mon garçon, le plus bel éloge que je puis faire de toi, c’est de dire que pendant cinq ans, sans le secours de personne, avec ton travail seul, tu as vu du pays, tu as beaucoup appris et tu t’es bien conduit ; tu me rends bien heureux. »

Je le quittai pour aller travailler à Paris. Je ne devais plus le revoir ; il mourut subitement quelques mois après mon départ.

Pendant mon séjour chez mes parents, mon frère cadet me fit assister à deux coutumes curieuses. D’abord à un mariage. Au retour de la mairie, les deux mères attendaient les mariés à l’entrée de la cour de la maison et leur présentaient une soupière de bouillon où nageaient des grains d’avoine ; ils prenaient deux cuillerées de ce potage en faisant un peu la grimace, car, malgré que les pointes de l’avoine eussent été coupées, cela chatouillait désagréablement la gorge. Cette coutume était pour rappeler aux jeunes époux qu’ils devaient accepter sans se plaindre les mauvaises choses comme les bonnes.

L’autre coutume était le brandon ; c’était la bienvenue que l’on souhaitait à ses voisins. Quand un locataire, fermier ou autre, était emménagé, il allait rendre visite aux habitants d’alentour et leur demandait s’ils voulaient bien lui faire le plaisir de venir lui marquer le brandon, ce qui était toujours accepté. Le jour venu pour cette petite fête, le locataire plantait à quelques pas de la maison une grande perche, à laquelle on fixait des bottes de paille ; on garnissait également le pied du mât de bottes de paille et de fagots d’épines. Le soir venu, après souper, chaque arrivant, avant d’entrer dans la maison, saluait d’un coup de fusil, qu’il tirait en l’air. Quand tous les invités étaient arrivés, le maître de la maison mettait le feu au bûcher et chacun tirait des coups de fusil dedans en faisant une ronde autour et en chantant. Quand la poudre était épuisée et le feu éteint, tout le monde entrait dans la maison boire du cidre en mangeant des galettes, dans lesquelles, en guise de beurre, on n’avait mis que l’écume. On s’en allait quand la demi-feuillette que l’on avait placée contre la boîte à pendule était vide ; tout le monde était content et un peu gris.

À une soirée, on parla des autres coutumes du pays, qui disparaissaient chaque jour, telles la grosse gerbe, le chanvre de la vierge, les étrennes du sonneur et les pâques des enfants de chœur, appelées aussi les rouclées.

La moisson finie, on assemblait une certaine quantité de gerbes, — de là la grosse gerbe, — qui contenait jusqu’à un demi-hectolitre de grains ; on la chargeait sur une voiture et était menée et laissée à l’église, après avoir été bénie par le curé. On dit aujourd’hui qu’il n’y a plus que les deux fermiers du château qui pratiquent cette coutume ; de ce fait l’église perd un beau bénéfice.

Le chanvre de la vierge a disparu complètement, par le fait d’abord qu’on ne le cultive plus. Cette coutume consistait, après la récolte, à porter à l’église une énorme poignée de chanvre, le mieux choisi, que le curé bénissait et gardait pour se faire du linge ou bien il le vendait ; de ce côté encore il a perdu une source de profits.

Pour le sonneur, il se rendait après moisson, avec un sac ; on lui donnait du blé pour le remercier d’avoir éloigné la grêle en sonnant la cloche ; cette coutume aussi a disparu.

La coutume des enfants de chœur subsiste encore, mais peu de monde donne. Dans la semaine de Pâques, ces enfants, vêtus du surplis blanc et de la calotte rouge, se rendaient dans les hameaux, agitaient une sonnette devant les portes, chantaient quelques paroles en souhaitant le paradis à la fin de vos jours. On leur donnait des œufs ; quelquefois ils rentraient chez eux avec un lourd panier.

En résumé, toutes ces sortes de dîmes d’église ne seront bientôt plus qu’un souvenir.