Une Vie d’Ambassadrice au siècle dernier/02

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Une Vie d’Ambassadrice au siècle dernier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 625-660).
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UNE VIE D’AMBASSADRICE
AU SIÈCLE DERNIER

II[1]
Á LA COUR D’ANGLETERRE


I

Au mois de mai 1812, l’empereur Napoléon était à Dresde. Sous prétexte d’y tenir de solennelles assises et de recevoir l’hommage et le serment des rois[2], il avait voulu se rapprocher de la Russie. Au milieu des fêtes qui signalaient sa présence en Saxe, il se préparait à attaquer Alexandre, tout en feignant, bien qu’il fût résolu à la guerre, de n’avoir pas renoncé à la conjurer. Le tsar n’y était pas moins résolu que lui. Mais il entendait qu’elle se fît en deçà des frontières de son empire ; il espérait attirer là son redoutable rival et lui creuser un tombeau. A la faveur de négociations où personne n’apportait ni sincérité ni bonne foi, chacun des deux adversaires se flattait de dissimuler à l’autre ses dispositions personnelles et ses secrets desseins. Il en résultait par toute l’Europe un état d’incertitude et de trouble dont, les lettres de Mme de Liéven nous révèlent maints symptômes.

Rentrée de Berlin à la fin de 1811, elle était encore à Saint-Pétersbourg au printemps suivant. Elle s’impatientait de ne savoir pas à quel poste on destinait son mari, qu’une mission temporaire retenait hors de la capitale. Le choix de ce poste restait subordonné à la tournure qu’allaient prendre les événemens. On voit alors la jeune femme supporter avec peine « ce vilain climat » nuisible à sa santé, dont l’avait déshabituée son séjour en Prusse. « L’incertitude de mon sort à venir, mande-t-elle à son frère, le 24 mai, fait que je ne puis même pas m’établir à ma guise. Je vous assure que je suis bien fatiguée de cette ignorance complète des événemens. Je n’ai aucune idée du moment et du lieu où je reverrai mon mari. Dans tous les cas, je suis bien décidée à ne pas voir les glaces sur la Neva, et si les circonstances ne me permettent point de me trouver avec mon mari sous un ciel étranger, j’irai en chercher un plus chaud en Russie. La Crimée me sourit beaucoup et Constantin est tout décidé à m’y accompagner si j’y vais… Je ne vous dis rien de ce qui se passe d’abord par la très bonne raison que je n’en sais absolument rien et que je veux mourir si j’y comprends goutte. Bien fin celui qui peut calculer ce qui va advenir de tout cela. »

Ce qui en advint, on le sait : la brusque rupture des négociations engagées entre la France et la Russie, le déchirement de l’alliance, le passage du Niémen par Napoléon, sa marche sur Moscou, l’incendie de cette ville, et enfin la retraite tragique de la Grande Armée sous les meurtrières rigueurs d’un hiver inexorable. Au mois d’octobre, ce sombre drame touchait à son dénouement. En s’achevant, il préludait aux luttes suprêmes dans lesquelles allait s’abîmer la puissance de Napoléon. À cette heure, le souverain vaincu était condamné.

— Nous ne pouvons plus régner ensemble, avait dit Alexandre ; lui ou moi, moi ou lui !

Et cette menace, il commençait à en assurer l’exécution en se réconciliant avec l’Angleterre, que, depuis Tilsitt, et pour plaire à Napoléon, il avait traitée presque en ennemie. Le premier témoignage de la réconciliation devant être l’envoi à Londres d’un ambassadeur de Russie, il se décidait à en nommer un. Pour occuper ce poste, dont ses projets belliqueux et vengeurs grandissaient l’importance, il désignait le comte de Liéven.

La correspondance est muette sur les circonstances qui déterminèrent cette désignation. Elle nous montre seulement Mme de Liéven non encore fixée à la date du 7 octobre quant à celle de son départ pour l’Angleterre et s’en inquiétant. « Je suis d’une très grande impatience à me voir hors d’ici, et toujours de nouveaux obstacles viennent retarder ce moment. Maintenant que l’expédition est à peu de chose près terminée, mon mari vient de prendre un rhume assez fort avec de la fièvre, et, selon la manière des hommes d’être malades, il est presque toujours au lit… Je doute que nous partions encore cette semaine. Cela m’afflige véritablement à cause de la saison. » Malgré ce ton désolé, elle se consolait cependant du retard qui lui était imposé. « On est dans une grande attente des nouvelles de la Grande Armée. Les derniers bulletins de Wintzingerode ayant annoncé que les forces de Napoléon se portaient vers elle, je ne suis pas fâchée d’attendre encore ici les résultats de ce grand événement. »

Peu de jours après, d’une lettre de son mari, nous pouvons conclure que les impatiences de Mme de Liéven ont trouvé leur terme et que rien ne s’oppose plus à son départ. Le 9 octobre, le nouvel ambassadeur de Russie à Londres écrit à son beau-frère : «… Je compte partir dans six ou huit jours au plus tard. Je serais peut-être à la veille de mon départ, si une indisposition de quelques jours ne m’eût retardé. On m’a donné le poste le plus brillant, le plus important et le plus agréable auquel je pouvais aspirer. Le moment présent lui donne surtout le plus grand relief. Vous pouvez juger par-là, mon cher ami, du comble de mon bonheur et de la reconnaissance que je dois à l’Empereur de ce témoignage éclatant de ses bontés et de l’étendue de sa confiance. Ma femme, comme vous le pensez bien, participe grandement à ma félicité ; que pouvait-elle individuellement désirer de mieux ? »

Cette lettre disait vrai. Mme de Liéven partageait l’allégresse de son mari. Deux années passées hors de Russie avaient éveillé en elle des velléités d’indépendance. Le despotisme, auquel cependant elle était faite depuis son berceau, lui semblait moins tolérable qu’au lendemain de son mariage, comme si son séjour à l’étranger lui eût fait une âme nouvelle et suggéré l’impérieux besoin d’une atmosphère plus légère et plus libre que celle de la cour moscovite. Lasse d’une étiquette façonnée aux caprices du maître, lasse de la capitale russe, de la société au milieu de laquelle elle vivait, bien que tout y fût pour flatter son orgueil, elle aspirait à briller sur un autre théâtre. Attrait de l’inconnu ou pressentiment du rôle qu’elle y devait jouer, celui que la faveur impériale ouvrait à ses ambitions l’attirait, lui apparaissait comme un séjour enchanteur où tout serait à souhait pour son esprit et pour ses goûts.

Sa correspondance ne nous entretient ni de son départ pour l’Angleterre ni de son arrivée à Londres, et pas davantage de l’accueil qu’elle y reçut. Elle y est installée depuis plusieurs mois lorsque reprend avec son frère son commerce épistolaire. C’est en avril 1813, au moment où Napoléon s’efforce de déjouer les calculs des puissances coalisées et, quoique accablé par le nombre, leur porte de terribles coups. Alexandre de Benckendorff est sur le théâtre de la guerre. « J’apprends ce matin par des extraits du Moniteur, lui mande sa sœur, qu’on nous a frottés sur l’Elbe. Comme il n’y a aucun détail d’ajouté à cela, je pense que c’est plutôt d’un avantage remporté sur l’ennemi que j’ai à vous féliciter. On acquiert une certaine facilité à commenter les gazettes françaises ; il n’y a jamais qu’à substituer le mot de défaite à celui de victoire qu’ils se donnent. »

Quelques semaines plus tard, la marche des alliés sous l’impulsion toujours plus active d’Alexandre inspire à la jeune femme un véritable chant d’enthousiasme et d’admiration à l’adresse de son souverain : « Qu’il est beau d’avoir fait cette belle guerre et qu’il est gigantesque et digne seulement des Russes de se trouver dans l’espace de cinq mois des bords de la Moskowa à ceux de l’Elbe ! Qu’il est bien plus beau encore, après cette série de victoires et de triomphes, d’en user avec la modération que fait notre empereur ! Cela le met au-dessus de tout ce qui, jusqu’à présent, a paru sur le trône, et que l’Europe est heureuse de voir ses destinées confiées à Alexandre !… Combien le monde est renversé depuis que nous ne nous sommes vus ! Quelle brillante année vous avez vue et comme votre devise, alors, s’est trouvée la véritable arme qu’il fallait employer pour parvenir là où vous êtes et surtout là où vous en viendrez, car tout s’organise pour accomplir le grand œuvre. L’Empereur est admirable et bien admiré aussi, je vous assure. Comme la modération, la loyauté font bien avec la puissance ! Sa gloire est solide. »

Entre temps, elle a commencé à se faire une place dans la société britannique. A la cour comme à la ville, elle a trouvé l’accueil qu’elle souhaitait. Le Prince de Galles, qui exerce le pouvoir avec le titre de régent, aux lieu et place de son père George III, frappé de folie et tombé en enfance, la comble de prévenances et d’égards. A son exemple, les membres de la famille royale, les ministres, tout ce qui compte on Angleterre, témoigne à la jeune ambassadrice sympathie et respect. Mais tant de motifs de se plaire à Londres ne l’empêchent pas d’observer autour d’elle les habitudes, les tendances, les mœurs, de voir tout ce qui manque à cette société où elle occupera bientôt une si grande place et dont elle ne saisit encore que les défauts et les inconvéniens. Voici comment elle la juge au bout de dix mois (6 août 1813) :

« Cette belle Angleterre est toujours la même chose ; c’est une chaîne de perfections, mais qui ne frappent que votre raison et qui sont muettes pour votre imagination. Je vous accorde deux mois d’engouement, parce qu’en effet tout est beau ici, et puis si extraordinaire, que votre curiosité et votre admiration sont sans cesse en jeu. Mais, lorsqu’on a tout vu, lorsqu’on est fatigué d’admirer, on veut sentir et ce n’est point le pays des émotions. Mon individu devrait se trouver heureux ici ; j’y suis sous des auspices si belles (sic), on m’y reçoit comme jamais aucune étrangère ne l’a été ; personnellement même, je crois que j’y réussis, mais, je ne voudrais pas mourir dans ce pays. Je suis toujours étonnée de l’anglomanie qu’ont prise tant de mes compatriotes. Il y a de quoi se dégriser lorsqu’on vit avec les Anglais. Je vous en parle trop ; j’ai assez de leur vue et j’aime mieux songer à l’outre-mer. »

Ce sont là des impressions de début, que ne tarderont pas à corriger le temps, un contact plus fréquent avec l’aristocratie anglaise, les amitiés qu’elle y contractera. Nous la verrons subir alors la contagion de cette anglomanie qu’elle critique chez ses compatriotes, la subir à ce point que, lorsque après vingt ans de séjour en Angleterre, elle en devra partir pour rentrer en Russie, elle sera littéralement au désespoir. Mais, il s’en faut de beaucoup que tel soit son état d’âme durant les premiers temps de son séjour. Le charme n’opère pas encore. Elle est dans une période d’étude, d’observation et de défiance, singulièrement troublée d’ailleurs par les tragiques péripéties qui se déroulent sur le continent, auxquelles elle assiste de loin, en s’associant aux anxiétés et aux angoisses que ressentent à cette heure les gouvernemens et les peuples.

Sa conduite et ses paroles témoignent de beaucoup d’énervement et d’impatience. Les défaites de Napoléon, la prise de Paris, l’abdication de 1814, la comblent de joie et d’orgueil ; elle en attribue presque exclusivement le mérite à son souverain ; elle est trop bonne patriote pour ne pas se réjouir de le voir cueillir tant de lauriers. Mais, le retour de l’île d’Elbe, le départ des Bourbons, les préparatifs guerriers de l’usurpateur, les calamités nouvelles dont l’Europe est menacée excitent ses critiques et, à la fin de la lettre qui suit, amènent sous sa plume des imprécations insultantes à l’adresse de ces Français que plus tard, beaucoup plus tard, elle aimera passionnément dans la personne de Guizot.

« Que d’événemens depuis quelques semaines, s’écrie-t-elle le 19 avril 1815, et comme un peu de prévoyance eût pu faire éviter toutes les calamités qui attendent encore l’Europe ! Au moins l’énergie et les forces que déploient les puissances promettent-elles une fin prompte à cette nouvelle crise. Je la désire vivement et que, de même que l’année passée, vous puissiez venir profiter de la paix en Angleterre. Je vous donne rendez-vous à Brighton pour le mois d’août. Terminez la besogne jusque-là, si faire se peut. Ici, il y a quelques aboyeurs qui crient à la paix, mais tout ce qui a le sens commun comprend qu’il n’y a que les baïonnettes et les boulets pour faire justice de cet homme et préserver l’Europe de sa domination.

« En attendant, il n’est pas à l’aise à Paris. Il est entre les mains des Jacobins, dont le parti est très fort en France, et, en attendant qu’il puisse prendre le dessus, le plus despote des hommes est forcé d’endosser la livrée du républicanisme. Il manque d’argent complètement. Ses paroles sont toutes de miel ; mais, ainsi que les abeilles qui sont ses armes, il a son venin tout prêt.

« Les Français sont les plus méprisés et les plus méprisables des hommes. Dans ce moment, ils attendent qu’une autre révolution aussi paisible que celle-ci leur rende les Bourbons et ils les recevront avec la même indifférence qu’ils les ont vus partir. C’est le superlatif de la canaillerie. Le duc d’Orléans est ici ; je ne sais trop pourquoi. Ces princes ne sont jamais que là où ils ne devraient pas être. » — « Je suis beaucoup dehors cette année-ci, ajoute-t-elle. Ma santé s’en ressent ; les veillées ne me conviennent point, et cependant le besoin de distraction me pousse partout. Cela ira tant que ça pourra. »

Au mois de novembre, la coalition victorieuse a terminé son œuvre ; l’Europe est délivrée ; Louis XVIII a recouvré sa couronne. Il semble que désormais la révolution soit désarmée. Mme de Liéven s’apaise, retrouve sa sérénité et commence à justifier ce jugement que, l’année suivante, son amie lady Granville portera sur elle : « Elle devient célèbre par sa politesse et ses empressemens à tout le monde. Sa manière est très admirée et, autant qu’on peut voir, un grand changement a eu lieu. Les convenances sont respectées. Elle est sur le ton le plus amical envers son mari et a pour lui les plus grands égards. »

Ses lettres à son frère témoignent de cet apaisement. Son cher Arrar était venu la voir l’année précédente et elle avait été heureuse de le recevoir à Londres. Bien tendrement, elle lui exprime le regret de ne pouvoir lui faire encore cette année les honneurs de la capitale de l’Angleterre.

« Pauvre petit frère, que je vous plains et moi aussi ! J’espérais vous revoir ici, j’avais calculé même que l’époque de votre arrivée serait celle que j’avais destinée à mes visites dans le pays, que nous irions ensemble, que vous vous amuseriez comme je l’ai fait, que nous admirerions ensemble ce beau pays, ces magnifiques établissemens, que nous ririons ensemble de la gaucherie de leurs possesseurs, mais que nous trouverions, comme je l’ai trouvé en effet, qu’on consentirait à être gauche au prix du bonheur qu’éprouvent ces gens-là et qu’ils répandent, Au reste, on trouve sous ces écorces peu provocantes un si grand fonds de bonhomie, de cordialité et de bon esprit qu’on peut quelquefois se rétorquer le compliment et se trouver fort gauche du jugement qu’on a porté. »

Suit la nomenclature des visites qu’elle a faites durant l’été, et qu’elle fera désormais les années suivantes jusqu’à la fin de son séjour en Angleterre. Lady Harriett, lady Granville dont elle goûte fort les qualités d’esprit et de cœur, le duc de Devonshire, dont la maison « est digne d’un empereur, » l’ont reçue tour à tour et fêtée. Peu à peu ces relations vont s’étendre. Elle sera accueillie par toute l’aristocratie anglaise, qui ne fait que suivre l’exemple de la famille royale, pour qui, à Brighton et à Windsor, il n’est pas de fête complète quand Mme de Liéven n’en est pas. A la même époque, M. De Merveld, ambassadeur d’Autriche à Londres, étant mort, le prince Paul Esterhazy vient le remplacer. « C’est une fort bonne acquisition pour nous. Sa femme va arriver au printemps. »

Ce qui ne lui plaît pas moins, c’est que Londres est, en cette année 1815, le rendez-vous de toute la « fashion russe, » qui y vient en allant à Paris ou en s’en retournant : les Orlof, un comte Lavadowsky, « jeune éventé qui a de l’esprit logé dans la plus mauvaise cervelle, » les deux dames Narishkine, la princesse Serge Galitzine, la comtesse Woronzow, beaucoup d’Autrichiens aussi, dont deux archiducs « qui courent le pays. » A citer encore, parmi ces relations si propres à charmer la jeune ambassadrice, Balmaine « qui vient d’être nommé commissaire à Sainte-Hélène, auprès de Bonaparte, » lord Pembroke, lady Jersey, lady Gowper, le général de Flahaut, fugitif de France, « dont Talleyrand est le véritable père » et qui va épouser la fille de l’amiral Keith, miss Mercer, une riche héritière.

Le cercle, d’année en année, ne fera que s’étendre et tout ce qui compte dans la haute société anglaise y figurera. Dès ce moment, des princes et des princesses de sang royal viennent le grossir : la princesse Charlotte, fille du roi, mariée au commencement de 1816, à Léopold de Cobourg, le futur roi des Belges ; le duc et la duchesse de Cumberland ; le prince-régent lui-même. Aussi est-il bien sincère le cri de satisfaction poussé par Mme de Liéven dans une de ses lettres en date de cette même année : « Me voilà fixée à Londres, après avoir couru toutes les campagnes de l’Angleterre. Jamais je ne me suis autant plu ici que cette dernière année. Je vois et je connais beaucoup de monde et je m’y amuse vraiment. Pourquoi n’êtes-vous pas ici, cher Alexandre ? »

La politique, qui deviendra quelques années plus tard « sa passion, » ne l’a pas encore absorbée. Elle est toute à ses plaisirs. Elle paraît heureuse de voir son mari les partager. Les loisirs qu’ils lui laissent appartiennent à ses enfans dont elle s’occupe activement. Leur nom revient à tout instant sous sa plume avec mille détails qui témoignent de l’ardeur de sa sollicitude maternelle. Cette jeune femme, à qui la maturité de l’âge donnera plus tard un air guindé, hautain, réfrigérant au dire même de ses admirateurs, est à cette heure tout feu tout flamme, rieuse, expansive, animée au plus haut degré du désir de plaire et convaincue qu’elle y réussit. « Sans vanité, mes soirées et celles de lady Jersey sont les plus agréables et les plus brillantes. » Et, comme pour prouver que son bonheur ne l’empêche pas de jouir de celui des autres, elle ajoute : « La princesse Charlotte est heureuse et contente ; ils sont tous deux prodigieusement amoureux, lui de sa femme et elle de son mari et de sa liberté. J’en jouis pour ma part, car je puis la voir comme jadis : elle est toujours charmante. »

A propos de la princesse Charlotte et de la famille royale ; il convient de citer encore ce passage d’une lettre du 30 octobre 1816 : « Je vois beaucoup les Cobourg et, dans le fait, je suis maintenant la plus intime liaison de la princesse Charlotte, tout en gardant de mon côté la mesure et la prudence nécessaires pour ne point donner ombrage au père, car les relations de famille sont les mêmes que de votre temps. Le mari fait fort bien ; elle lui est extrêmement attachée et soumise. Je ne réponds point de la durée de ce bonheur conjugal ; mais, certes, il est bien à désirer qu’il se consolide.

«… Je vois toujours la duchesse de Cumberland[3] qui malheureusement se trouve dans une situation à ne jamais espérer de réconciliation avec la reine, et comme la cour est brouillée avec elle, les particuliers aussi s’en écartent et lui font éprouver toutes les humiliations possibles. Je me suis mise sur un pied assez indépendant pour pouvoir lui témoigner de l’intérêt, malgré l’anathème général, et l’amitié que je ne lui eusse point montrée si elle se trouvait dans une situation prospère, je me crois tenue en conscience de ne point la lui refuser lorsqu’elle peut lui être de quelque utilité ou seulement d’un peu d’agrément… »

Voilà, certes, qui n’est pas d’un mauvais cœur, et cette assistance accordée à une princesse malheureuse dépourvue de tout pouvoir, de tout crédit, prouve qu’au moins dans sa jeunesse, Mme de Liéven, a qui, plus tard, la spontanéité des élans de l’âme sera contestée, l’a véritablement possédée et en a fait usage au profit d’autrui. En ce temps-là, du reste, femme et mère heureuse, adulée, admirée, sinon pour sa beauté, du moins pour son esprit et ses dons de séduction, non encore méconnue par son mari, épargnée par le malheur qui s’apprêtait à la frapper sans merci, en lui enlevant son père, son plus jeune frère, deux enfans, elle est peu disposée à ce pessimisme dont s’assombriront les vingt-cinq dernières années de sa vie.

Elle est mordante dans ses jugemens. Ils se manifestent indulgens ou sévères selon que les gens sur qui elle les porte sont les amis ou les ennemis de son pays, qu’elle aime passionnément ; mais elle n’est pas systématiquement malveillante. Fréquemment, une remarque en retour atténue ses appréciations, qui, dans la plupart des cas, ne vont pas plus loin qu’un coup de patte donné en passant et à fleur de peau. Comme presque toutes les femmes, elle est malicieuse et non méchante. « Notre corps diplomatique est augmenté des ambassadrices de France et d’Autriche, mande-t-elle à son frère : la première, la marquise d’Osmond, une espèce de revenant bien blême, bien maigre, bien bonne personne ; la seconde, la princesse Esterhazy, petite, ronde, noire, animée et assez méchante, Je vais également bien avec l’une et avec l’autre. La dernière est la petite-nièce de la reine d’Angleterre, par sa mère, la princesse de la Tour et Taxis. Cette parenté ne lui donne au reste aucune prérogative ici, puisqu’elle forme membre du corps diplomatique. »

Les lettres que, vers le même temps, elle écrit à son père ne contribuent pas moins que celles qu’elle écrit à son frère à nous initier à sa vie, vie brillante, vie de distractions et de plaisirs, qui nous la montrent uniquement occupée à se récréer et à se distraire en se lançant dans le tourbillon mondain.

Le 10 juillet, elle annonce à son père que sous peu de jours elle va quitter Londres, d’abord pour se rendre à Brighton, où le prince-régent lui offre l’hospitalité, et, ensuite pour faire des tournées dans l’intérieur du pays chez des amis. « C’est la manière d’employer mon temps que je préfère à toute autre. Le pays est si beau, les châteaux si bien montés et les propriétaires plus Européens qu’à Londres, c’est-à-dire aimables autant qu’un Anglais peut l’être. Ceci, cependant, ne s’applique pas généralement, car il y a des personnes extrêmement agréables ; mais il faut convenir que la généralité pèche pour les formes… Je vais ce soir à la noce de la princesse Marie d’Angleterre. Toute la famille y est réunie, excepté cette pauvre duchesse de Cumberland, qui est traitée avec une injustice sans exemple. Cela révolte tout le monde. Je la vois beaucoup et je lui donne tous les conseils et l’adoucissement à ses peines que je puis. Je suis fort liée avec la princesse Charlotte. Son mari est parfaitement heureux avec elle et mérite vraiment de l’être. C’est un homme tout à fait distingué pour sa manière de penser et son caractère. »

Au mois d’octobre suivant, elle confesse que ses projets de villégiature n’ont été qu’à demi réalisés et que son automne « a été entièrement massacré. » Les occupations de son mari, la nécessité de divertir des compatriotes de passage à Londres. — Mme Narishkine « pour qui le prince-régent a été d’une galanterie extrême, » le prince Alexis Gortschakoff, le comte Wittgenstein, — l’ont clouée chez elle. « J’ai gagné à cela quelques fatigues de plus auxquelles on n’est pas habitué dans cette saison, j’entends de grands dîners qui sont pour moi une chose tuante. » Heureusement, une course à Paris où son mari l’emmène va la délasser. Elle en revient à la mi-novembre, plus déçue que charmée par ce qu’elle a vu.

« J’ai passé trois semaines dans un tourbillon de plaisirs et de nouveautés. J’en ai été un peu étourdie : après cinq années d’habitudes de gravité, les allures de Paris m’ont assez divertie, mais je ne vous dirai pas qu’elles me plaisent et je crois qu’on se fatiguerait de cette constante frivolité plus tôt que de toute autre chose. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai été bien aise de venir me reposer à Londres de mon séjour à Paris et de rencontrer de silencieux Anglais auxquels je puis raconter le bavardage des Français ; ne me trahissez pas ; on aurait trop mauvaise opinion de mon goût.

« Le Roi nous a reçus avec une véritable bonté, la famille royale de même. Nous avons eu force grands dîners, des prévenances de toutes parts et le choix des plaisirs. Celui que j’ai su le mieux goûtera-est le petit séjour de Michel Woronzow à Paris pendant que nous y étions ; il nous a montré tout plein d’amitié, et j’ai eu mille regrets de me séparer de lui. »

En même temps qu’elle rentre en Angleterre, le duc de Devonshire, son ami, y revient aussi après un voyage à Saint-Pétersbourg. « Il est enchanté de la réception que lui a faite la famille impériale, pas fort édifié de l’accueil des particuliers. Je vois ce que c’est : on se sera diverti à ses dépens et on a eu tort, car, avec sa mine nigaude, il est plein d’esprit, et, avec son esprit, il donnera ici mauvaise opinion de l’urbanité russe. Je voudrais qu’au lieu de rire chez nous de quelques gaucheries étrangères, on ne lançât pas dans l’étranger des Russes qui font pire que faire rire à leurs dépens, mais qui se font, et à juste titre, mépriser. J’en ai rencontré à Paris qui m’ont vraiment donné de la mauvaise humeur. Aussi, d’y rencontrer un Michel Woronzow est vraiment une jouissance patriotique. »

La même lettre se termine par une lamentation :

« Quel triste événement a marqué mon retour ici ! Cette charmante princesse Charlotte, si pleine de bonheur, de beauté, de magnifiques espérances, enlevée à l’amour de toute une nation ! Il est impossible de retrouver dans l’histoire des peuples ou des familles un événement qui ait causé des pleurs et un désespoir semblables à celui-ci. On voyait dans les rues des gens du peuple pleurer, les églises constamment remplies, les boutiques fermées pendant quinze jours, ce qui est plus éloquent encore pour une population marchande comme celle-ci ; enfin, tout, du premier jusqu’au dernier, dans une consternation qu’il est impossible de décrire. J’ai souffert plus que tout autre peut-être ; nous étions fort bien ensemble ; elle me montrait une amitié plus vive qu’à toute autre femme, et il était vraiment impossible de n’être pas touchée de ses excellentes qualités. Ce pauvre prince Léopold est dans un état à faire pitié. Le prince-régent aussi a senti ce coup avec beaucoup de force. »

Heureusement, l’arrivée du grand-duc Nicolas, héritier présomptif de la couronne de Russie, vient la distraire de son chagrin. Ce jeune prince parcourt l’Europe pour compléter son éducation. « Il plaît généralement et il est vraiment charmant. Je ne lui connais de défauts que sa manie des uniformes ; mais c’est seulement pour constater l’impossibilité de la perfection dans les hommes. Ses relations avec le prince-régent sont parfaites ; il y a le plus grand mérite lui-même, car ses manières sont toutes captivantes. Je lui ai montré chez moi ce qu’il y a de société à. Londres dans ce moment-ci ; il a beaucoup d’aisance dans les manières et il en faut pour encourager les gauches Anglais. Avec les femmes, il est fort timide ; mais, il a le goût bon et de la galanterie dans les manières. Il a réussi généralement et j’en suis toute glorieuse. Il est parti pour l’Ecosse et reviendra dans un mois pour passer un mois à Londres. Il a fait un grand dîner officiel chez nous avec le prince-régent ; mais les dîners l’ennuient et il préfère que je lui donne des soirées. »

Je me suis attardé à ces détails parce qu’ils permettent de se rendre compte de ce qu’était l’existence de notre ambassadrice cinq ans après son arrivée en Angleterre. Elle s’y plaisait autant qu’elle avait su y plaire, nulle femme de la société n’y étant, à un plus haut degré qu’elle, environnée d’attentions, de prévenances et d’hommages.


II

Jusqu’à ce jour, la politique l’avait laissée indifférente. Elle paraît ne s’y être que faiblement intéressée pendant les premières années de son séjour à Londres et n’avoir pris que peu de part aux graves affaires dont son mari, en sa qualité d’ambassadeur de Russie, était chargé de débrouiller l’écheveau. Que le pouvoir en Angleterre fût aux mains des tories ou aux mains des whigs, cela lui importait peu. A quelque parti qu’ils appartinssent, n’était-elle pas choyée par les conseillers de la couronne ? L’opposition ne l’environnait-elle pas des mêmes égards ; la famille royale ne la traitait-elle pas comme une privilégiée ; ne trouvait-elle pas partout, enfin, dans la société britannique l’accueil que méritaient les représentans de cet empereur Alexandre qui, depuis qu’il s’était rapproché de l’Angleterre, n’avait cessé d’être son allié fidèle, complaisant, empressé ?

Les difficultés qui devaient éclater plus tard entre les deux pays, quand l’étroite union contractée en vue d’une œuvre commune ne serait plus assez nécessaire pour tarir à leur source les causes des conflits et des rivalités, ces difficultés dormaient encore : on ne les prévoyait pas, on ne les soupçonnait pas. La France, dont les puissances alliées occupaient le territoire, était pour tous, au même degré, l’ennemie, la seule et la plus redoutable, la nation turbulente dont il convenait de se défier, de laquelle il y avait lieu d’exiger d’amples dédommagemens aux efforts qu’il avait fallu déployer pour la vaincre. Le péril dont ses agitations intérieures menaçaient l’Europe était encore trop visible et trop pressant pour qu’on laissât se déchirer le contrat qu’avait créé entre les grands États le besoin de la contenir.

Il n’aurait pu, par conséquent, s’élever, à cette heure, de nuages entre les alliés ; et au grand poste qu’à côté de son mari, elle occupait dans le concert européen, l’ambassadrice russe n’avait rien à souhaiter. Il lui suffisait, pour être heureuse, de se laisser vivre, de s’en tenir à ses devoirs de mondaine, de donner ainsi du relief à ses fonctions, de les remplir de manière à grandir le pays qu’elle représentait. Elle ne rêvait rien au-delà de ce rôle qui exigeait uniquement du tact, de la bonne grâce et de l’esprit. La politique ne l’attirait pas ; elle en laissait le monopole à son mari et n’attachait de prix qu’à se rendre digne des hommages qu’on lui prodiguait. Les appréciations politiques font donc totalement défaut dans toute la partie de sa correspondance qui a été écrite antérieurement aux derniers mois de 1818. C’est seulement à partir de cette date, lorsque venait de prendre fin le Congrès d’Aix-la-Chapelle, où elle avait accompagné l’ambassadeur, que se montre dans Mme de Liéven, quoique bien timidement encore, une femme nouvelle ; et qu’elle se hasarde sur un domaine dont l’exploration ne semble pas l’avoir précédemment tentée.

Quels motifs ont déterminé la tardive métamorphose qu’elle commence à subir à trente-quatre ans et pan-suite de quelles influences va-t-elle se modifier peu à peu ? Est-ce le spectacle de tant de conducteurs de peuples, réunis à Aix-la-Chapelle, qui lui a révélé qu’elle peut goûter, en les fréquentant, des jouissances inattendues, et inspiré le goût passionné des choses de la diplomatie, l’impérieux besoin de s’y mêler, d’y jouer sa partie, et de devenir une Égérie constamment au service de qui voudra la consulter ? Est-ce l’action personnelle du plus illustre de ces hommes d’Etat, le prince de Metternich, qui s’est exercée sur son esprit comme la grâce captivante de ce haut personnage s’est exercée sur son cœur ? C’est à Aix-la-Chapelle qu’elle l’a rencontré pour la première fois ; c’est là que s’est formée entre eux la chaîne d’amour, fragile et fleurie, dont quelques lettres sans signature constituent l’unique, mais décisif témoignage, et qui, trois ans plus tard, surprise à Vérone par Chateaubriand, lui a suggéré des réflexions aussi malveillantes qu’injustes ; c’est là, enfin, qu’elle a aimé ou tout au moins qu’elle a cru aimer pour toujours.

Les détails nous manquent de ce suggestif roman, sinon les preuves. Nous en savons assez cependant pour supposer qu’à Metternich est due la métamorphose dont, en dehors de lui, il paraît impossible de reconstituer les origines, et, encore qu’il convienne de glisser sur un épisode dont les voiles mystérieux n’ont été qu’à demi déchirés, on ne saurait passer sous silence que c’est à son retour d’Aix-la-Chapelle qu’on voit Mme de Liéven mêler aux informations dont sa correspondance est coutumière de brèves appréciations sur les événemens et sur les, hommes, révélatrices d’un état dame nouveau.

Après avoir résidé à Aix-la-Chapelle, pendant la durée du Congrès, passé quinze jours à Bruxelles, un mois à Paris, elle était rentrée à Londres à la fin de décembre, pour s’aliter « en si grand danger d’une inflammation de la gorge et des poumons qu’elle s’est vue tout près de son cercueil. » Le 1er janvier 1819, à peine rétablie, elle rendait compte à son père des impressions qu’elle rapportait de son voyage. Sa lettre est datée de Brighton, où le prince-régent la recevait, ainsi qu’il le faisait chaque année à la même époque.

« Nous sommes logés chez lui et par conséquent aussi bien et aussi commodément que possible, il est toujours plein de bonté et d’amitié pour nous. Mon mari n’a eu qu’à se louer de l’Empereur et de tous ses compatriotes. Le séjour d’Aix-la-Chapelle lui a été intéressant sous tous les rapports, et moi, j’en conserve un souvenir bien précieux. Celui de Bruxelles a été bruyant et fatigant au possible, puisqu’on ne pouvait pas donner trop de fêtes et de courses à l’Impératrice. Quand ce n’était pas à dîner ou aux bals, nous étions auprès de ma belle-mère, de telle sorte qu’il ne nous restait que le strict nécessaire pour dormir. Ma belle-mère a eu l’air fort heureux de se retrouver avec nous. Elle a été enchantée de mes enfans. Paul est certainement le plus joli garçon qu’il soit possible de voir et le plus spirituel et le meilleur. Elle s’est séparée de mon mari avec un véritable chagrin. Elle me semble bien baissée et affaiblie.

« De Bruxelles, nous sommes allés passer quelques semaines à Paris, dont le séjour a été curieux dans ce moment de crise. La retraite de M. De Richelieu a fait de la peine à tous les honnêtes gens. Les dîners m’ont poursuivie à Paris comme à Bruxelles. Mais, comme j’y trouvais l’occasion de faire des connaissances intéressantes et qu’en outre, je pouvais fréquenter également et sans inconvénient tous les partis, le plaisir ne m’a pas fait songer à la fatigue. »

Le surlendemain, en écrivant à son frère, elle marque l’importance qu’elle attache au Congrès dont la réunion l’a attirée à Aix-la-Chapelle.

« La réunion d’Aix-la-Chapelle est sans doute une époque mémorable par les résultats satisfaisans qu’elle doit avoir, et bien extraordinaire par la simplicité, la concorde qui ont présidé à de si grandes questions. J’ai fait à cette occasion des connaissances intéressantes dont le souvenir ne pourra jamais s’effacer en moi. Le bonheur d’y avoir Constantin a été, comme vous pouvez vous l’imaginer, bien apprécié par moi. Il n’a pas rempli le but de son séjour à Aix-la-Chapelle ; mais il a toute la chance et les promesses de l’atteindre sous peu.

« L’Impératrice mère a été comme toujours excellente pour moi. Ma belle-mère a vivement joui de sa réunion momentanée avec nous. Mes garçons ont eu auprès d’elle tout le succès imaginable. J’ai revu toute cette cour de Russie et j’ai trouvé fort commode qu’elle vînt me chercher si loin. J’ai renoué mes tendresses avec le grand-duc Constantin. Enfin, j’ai passé par tant de reconnaissances dans un si court espace de temps que, si je n’avais pas fait une bonne maladie par suite de mes fatigues, je serais fort tentée de prendre tout ce voyage pour un rêve.

« Après avoir expédié Congrès et grandeurs, nous sommes allés nous rafraîchir à Paris, où nous avons trouvé une épidémie de fièvre chaude, tellement était grande l’agitation des partis. La crise a été bien près de devenir dangereuse. Des ministres en retraite, des ministres en faveur, des espérances, des craintes, des courtisans dans les plus vives perplexités, ne sachant distinguer le soleil levant du soleil couchant, car les fluctuations ont été fréquentes et prolongées, tout cela fait un spectacle curieux, et qui eût pu être divertissant s’il n’avait menacé de devenir tragique. Au bout de tout cela, toute l’Europe doit regretter et regrette le duc de Richelieu.

« Nous attendons incessamment Michel Woronzow ; il passera six mois en Angleterre. J’ai laissé Mme de Nesselrode à Paris. Elle y reste jusqu’à l’été prochain ; je l’ai beaucoup vue pendant toute cette époque ; c’est une femme d’esprit et dont la société me convient beaucoup. Il y a des Russes prodigieusement à Paris, ils ne vont pas dans le monde, de sorte que je n’ai vu que les anciennes connaissances inévitables ; de ce nombre, la princesse Souvaroff qui s’est donné des dents superbes : je ne vous parle pas du reste.

« Je reviens hier de Brighton, où j’ai passé quelques jours chez le prince-régent ; il est plus que jamais honnête et amical pour nous. Toute la Russie m’a parlé de votre femme, cher Alexandre ; on la trouve charmante, spirituelle, sensée, tout ce qu’il faut pour vous rendre complètement heureux. Je jouis de cet éloge parce qu’il me répond de votre bonheur. »

On remarquera que, dans ces lettres, elle ne souffle pas mot de Metternich, dont elle a cependant le cœur plein et avec qui elle commence à échanger des lettres passionnées. Il a été à lui seul l’attrait et le charme de son voyage. Elle est désolée d’être séparée de lui et de ne point savoir quand elle le retrouvera ; « elle l’identifie à toutes ses affections, » et à Brighton comme à Londres, la nuit et le jour, elle soupire : « S’il était ici !… » Mais, ses souvenirs, ses regrets, ses désirs, ses espérances, elle se garde bien de les confesser, d’en laisser rien paraître. Dans quelques rares lettres qu’elle parvient à expédier en Autriche, elle verse ses confidences. Il n’y en a pas dans celles qu’elle écrit à son frère. Le nom du « bien-aimé » n’est même pas prononcé, comme si elle craignait de trahir son secret, qu’elle croit bien caché, encore qu’à ce moment il commence à transpirer autour d’elle, à la faveur des commentaires qu’ont rapportés d’Aix-la-Chapelle les témoins des attentions que, durant le Congrès, lui a prodiguées Metternich. Non seulement, elle ne parle pas de lui ; mais, elle colore de prétextes la mélancolie qui s’est emparée d’elle depuis qu’elle l’a quitté.

«… J’ai mal commencé mon année, dit-elle le 2 mai, je suis indisposée presque depuis le moment de mon retour en Angleterre ; je crois en vérité que le petit bout d’air continental que j’ai respiré a refait ma nature à ce régime et que j’ai assez des brouillards de Londres. Quelle inconstance que cette humaine nature ! Je recevrais avec plaisir la nouvelle d’une autre place, mais, comme l’a dit Nesselrode lui-même, il n’y a que Paris et Vienne, et Paris, Dieu m’en garde et Dieu en garde aussi Paris ! Je crois qu’il y a puissance centrifuge entre nous. »

Puis, pour mieux voiler ce qui la préoccupe, et comme pour s’étourdir, elle entre en mille détails, qu’elle semble ne mettre là que pour remplir son papier :

« Mes enfans vont bien et apprennent avec ardeur. Le plus distingué d’entre eux, sans contredit, est Constantin. Il ne restera pas dans la nullité, bien sûr. Paul est le plus beau, il est aussi plein d’esprit. Londres va son train d’amusemens, et je m’en mêle par vocation, non par choix. Je m’ennuie assez communément, et un grand motif de consolation est de m’ennuyer avec Wellington. Il est fort vieilli de la vie de Londres. Il y a mouvement de corps et pas mouvement d’âme. Il ne peut pas s’y accoutumer. Ce que je dis là se rapporte entièrement à la société. Ensuite, lui, a par-dessus le marché le souvenir de tout ce qu’il était et de tout ce qu’il n’est plus, et il y a une grande différence du Wellington de l’Europe au Wellington de Londres. Je le vois beaucoup, et il me conte également ses ennuis politiques et particuliers. »

On a vu qu’au début de cette lettre, elle se plaint d’être indisposée. Il est certain que peu à peu, depuis son arrivée à Londres, sa santé était devenue fort précaire. Cette fois, cependant, l’indisposition n’était due qu’à des causes normales. Après dix-huit ans de mariage, elle commençait une cinquième grossesse, qui s’annonçait laborieuse et pénible. Le 5 octobre, à la veille de ses couches, elle l’annonce à son frère. « Vous savez mes aventures ; vous savez que je vais accoucher, lorsque je me doutais à peine que je fusse grosse. » Dix jours plus tard, elle met au monde un fils. « Malgré les appréhensions sérieuses, avec lesquelles clin voyait approcher cette époque, écrit son mari, elle n’a point eu de couches plus heureuses que celle-ci. » Ils eussent préféré une fille, « car on a assez de trois garçons, quelles que soient les espérances qu’ils promettent. » Le nouveau-né n’en est pas moins accueilli avec une joie émue et tendre par la mère. Entre tous ses enfans, il sera bientôt, avec le frère qu’elle lui donnera deux ou trois ans après, l’objet de ses prédilections.

Il n’y aurait pas lieu de s’attarder à cet épisode de la vie maternelle de Mme de Liéven, si de son temps, dans la société de Londres, il n’avait donné prétexte à des insinuations qu’il convient de rectifier. Dans des souvenirs inédits, que j’ai eu l’occasion de citer précédemment[4], la duchesse Decazes raconte que, lorsqu’elle est arrivée à Londres en 1821 comme ambassadrice de France et a connu AIm6 de Liéven, on désignait sous le nom d’ « enfant du Congrès » l’enfant né en 1819, ce qui équivalait à en attribuer la paternité à Metternich. Mais il suffit d’un rapprochement de dates pour démontrer que les dires dont la duchesse se fait l’écho manquent de fondement. La naissance est de la mi-octobre. Il y avait alors onze mois que Mme de Liéven s’était séparée de Metternich. Ils ne s’étaient pas revus dans cet intervalle, ainsi que le prouvent leurs pérégrinations réciproques. Le constater, c’est établir le caractère calomnieux de l’imputation dont, en cette circonstance et sur ce point, était victime Mme de Liéven.

A propos du même épisode, il faut signaler encore un incident curieux et quasi comique, qu’elle narre elle-même sous la forme la plus piquante, peu de temps après la venue au monde de son fils. Cet incident met en scène à l’improviste sa belle-mère, qui lui avait semblé « bien baissée et bien affaiblie, » lorsqu’elle l’avait rencontrée au Congrès d’Aix-la-Chapelle.

« Je m’en vas vous conter une série de cacophonies qu’elle vient de nous faire et qui m’est tout à fait désagréable. J’accouche et mon mari s’empresse de le lui écrire ainsi qu’à l’Impératrice mère, et, comme celle-ci a toujours voulu être marraine de tous mes enfans, il dit à sa mère qu’il lui abandonne de le lui demander ou non à cette occasion, au cas qu’elle juge que l’Impératrice mère s’attend à cette demande ou qu’elle ne s’en soucie pas. Voilà que sur cette phrase, ma belle-mère imagine de dire à l’Impératrice que nous désirons non seulement l’avoir, elle, pour marraine, mais aussi l’Empereur pour parrain. Jamais nous n’avons songé à pareille chose et j’aurais eu vingt-quatre enfans que, jamais, je n’eusse eu l’indiscrétion de le demander. Enfin, voilà qu’elle bâcle l’affaire et nous mande que l’Empereur et l’Impératrice acceptent avec plaisir de tenir l’enfant sur les fonts, chose à laquelle nous n’avons jamais songé.

« Mais ce n’est pas fini. Avant encore de recevoir cette lettre, je lui écris que le régent, au mois de mai dernier encore, m’avait demandé lui-même à être parrain de l’enfant qui devait venir et qu’en conséquence, comme cela ne pouvait pas être honnêtement décliné, il tiendrait l’enfant et qu’il fallait l’appeler George. Ne voilà-t-il pas qu’elle raconte que par vanité, j’ai voulu avoir le régent pour parrain !

«… Je vous ai écrit toute cette bêtise parce que je serais fort aise, si l’occasion s’en présente pour vous, que vous expliquassiez cette affaire, dans laquelle ma belle-mère nous fait jouer gratuitement le plus sot rôle imaginable. Je n’ai jamais demandé personne et c’est absolument de mouvement spontané que le régent s’y est offert. J’avais même espéré qu’il aurait oublié cela et si bien que j’avais dit à Wellington, lorsqu’il vint me voir quelques jours après mes couches, qu’il fallait qu’il tînt mon garçon. Mais le régent n’a pas lâché prise et a fait venir mon mari pour lui en reparler. Il n’y avait rien à faire qu’à se soumettre. Le bon de l’affaire, c’est que, dans tout cet embarras et cette richesse de parrains, mon pauvre petit garçon n’est pas encore chrétien. Tantôt j’étais malade, tantôt le régent absent, et, maintenant que le voilà roi[5], il y a trois mois au moins de profond deuil, pendant lesquels il n’est pas question de baptiser. »

L’affaire s’arrangea. Les souverains russes renoncèrent à leur droit de parrainage. Le roi d’Angleterre tint l’enfant sur les fonts baptismaux et lui donna son nom. Quant à Wellington, il reçut la promesse d’être parrain à son tour, si Mme de Liéven redevenait mère, ce qui arriva bientôt.

On devine à ces traits qu’au moment où nous en sommes de la vie de notre ambassadrice, elle brille, à la cour britannique, du plus vif éclat. Peut-être la redoute-t-on plus qu’on ne l’aime. Il y a tant de réticences dans les hommages qu’on lui rend qu’il faut bien croire qu’ils excitent, parmi les femmes de la cour, du dépit, de la jalousie, de l’envie. Le Roi, dont les attentions incessantes et multipliées la compromettent plus encore qu’elles ne la flattent, ne se gêne pas pour dire d’elle « qu’il la déteste. » Les ministres se plaignent « qu’elle intrigaille trop avec l’opposition. » Le prince Esterhazy, ambassadeur d’Autriche, confie au duc Decazes, ambassadeur de France, « combien l’inquiète et lui est peu agréable la correspondance secrète et suivie qu’elle entretient avec le prince de Metternich. » Le roi Louis XVIII lui-même, en écrivant à son ambassadeur, le met en garde contre les petites perfidies de Mme de Liéven et « de son cher z’amant. » D’autres vont jusqu’à contester qu’elle ait de l’esprit. Dans celui qu’on lui prête, ils ne voient « qu’une rare faculté d’exercer celui des autres et de se l’assimiler. » Néanmoins, les moins bienveillans sont obligés de reconnaître qu’elle rachète ses travers par de précieuses qualités. Elle est d’un commerce sûr, discrète, fidèle à l’amitié. Ses préjugés aristocratiques ne l’empêchent pas de saluer le mérite partout où elle le découvre, et cette femme, qui si fréquemment paraît accablée sous un incommensurable ennui, possède comme pas une, et par la seule puissance de son esprit, l’art de grouper autour d’elle les hommes les plus éminens et de les y fixer.

Elle est en même temps douée au plus haut degré du sens pratique de la vie. On vante justement la tenue de sa maison, ses réceptions, ses dîners, l’éducation qu’elle fait à ses fils, l’habileté qu’elle déploie pour faire croire en son mari à l’existence de mérites qu’il ne possède pas. Généralement, on le trouve « nul ennuyeux, frivole. » N’empêche que les affaires de l’ambassade sont menées de façon supérieure et que tout en contribuant à leur direction, Mme de Liéven s’ingénie à en laisser l’honneur à l’homme dont elle porte le nom. C’est elle qui l’informe ; c’est pour lui qu’elle enquête, qu’elle interroge, qu’elle fait parler les gens et qu’elle attire chez elle quiconque peut la documenter. Descend-elle de ces hauteurs pour présider le comité de patronage des bals d’Almasks, ou encore pour conférer avec sa couturière ou son joaillier, créer quelque mode nouvelle dont le succès est assuré si elle-même l’inaugure, c’est encore dans une vie d’utilité, et pour relever le prestige de l’ambassade, dont en réalité elle est l’âme et l’inspiratrice. De plus en plus attachée à l’Angleterre, elle s’efforce d’assurer aux Russes l’estime des Anglais et aux Anglais l’estime des Russes. Son compatriote le ministre Capo d’Istria, étant venu à Londres et y ayant obtenu « le succès le plus complet ; » elle s’en réjouit autant que de voir « qu’il a rendu justice à ce pays. »

L’activité intellectuelle qu’elle est parvenue à imprimer peu à peu à sa vie ne tarde pas à constituer pour son esprit un besoin de tous les jours et, bientôt, d’autant plus impérieux que ses deux fils aînés, Alexandre et Constantin, viennent de la quitter, — septembre 1821, — pour aller compléter leur éducation en Russie. Après les avoir laissés durant quelques semaines à Paulowsky, auprès de leur grand’mère Liéven, leur père vient de les placer à l’Université de Dorpat. Il se propose d’envoyer Paul, le troisième, à Paris. Désormais, la mère n’aura plus auprès d’elle que George, le dernier né ; et, d’être séparée des trois autres, elle est tout attristée. Mais, voilà que soudain, à l’aube de cette période qui sera pour son cœur maternel une période de privations et de sacrifices, et comme si la destinée voulait par avance lui assurer une revanche et un dédommagement, un bonheur inespéré lui survient. Pendant que son mari est en Russie, l’occasion lui est offerte de se rencontrer avec Metternich, qu’elle n’a pas revu depuis Aix-la-Chapelle et n’espérait pas revoir de sitôt. Ce qu’il y a de plus piquant, c’est que cette occasion, c’est le roi George IV qui la lui procure. S’il l’a fait à dessein, il en faut conclure que ce prince est un bon prince. S’il n’a été que le complice inconscient du hasard, on doit convenir que le hasard est parfois un merveilleux arrangeur de circonstances heureuses Celles dont Mme de Liéven rend compte à son père dans la lettre suivante, datée de Hanovre, le 27 octobre 1821, semblent avoir été machinées comme au théâtre, pour faciliter la rencontre des deux amans en l’absence du mari et leur ménager quelques jours de liberté.

« Mon bien cher papa, je me trouve ici depuis huit jours. Le roi d’Angleterre a eu la bonté de désirer beaucoup que j’y vinsse, et lord Londonderry[6] m’a envoyé un courrier à Francfort pour presser mon arrivée. Comme je ne doutais nullement, d’après les données de lord Londonderry et les miennes propres, de trouver déjà mon mari à Hanovre, je m’y suis rendue sur-le-champ. Malheureusement, mes calculs étaient faux : il n’y était pas et il n’y est pas encore. Ses départs ont fait remettre de plusieurs jours le départ du Roi, parce qu’il avait jugé essentiel de voir mon mari ici en même temps que le prince Metternich, qui s’y était rendu de son côté, en grande partie dans l’espoir de rencontrer mon mari. On lui a encore envoyé un courrier pour le prévenir de l’attente où est le Roi. Mais le dernier terme est arrivé ; les médecins ne veulent plus que Sa Majesté prolonge son séjour ici et Elle part après-demain. Je n’ai nulle idée quelconque de ce qui peut être cause du retard de mon mari. Personne n’en a de nouvelles et je commence à m’inquiéter sérieusement de ce fait. Cette terrible distance de la Russie est une affreuse chose. Il y a cinq semaines que je ne sais plus rien de mon mari. Bon cher papa, comme son retour est encore plus vivement désiré par moi, depuis que je sais qu’il me parlera de vous !

« J’ai trouvé à mon arrivée ici le Roi fort malade ; je l’ai vu couché le premier jour ; depuis, il s’est remis et a pu recevoir du monde et même, hier, se montrer au public. On ne se fait pas d’idée de l’enthousiasme avec lequel il est reçu. Il y a une fort grande réunion de princes d’Allemagne ici, qui sont tous venus faire leur cour au Roi, en sorte que Hanovre est fort brillant. Le Roi retourne droit en Angleterre et remet à l’année prochaine à faire la tournée des capitales du continent. Quoique je me trouve ici sur son invitation, j’y suis désorientée d’y être sans mon mari, et je ne puis vous dire à quel point cela me contrarie. »

Elle affecte toujours, on le voit, de ne pas parler de Metternich, ou tout au moins se borne-t-elle à prononcer son nom, comme si elle redoutait, en racontant ce qu’elle peut avouer de ses relations avec lui, de trahir ce qu’elle est tenue d’en cacher. Il n’est plus là, d’ailleurs, quand elle retrouve son mari. Le comte de Liéven s’était attardé en route, en revenant de Russie, d’où il est parti, « fier de n’avoir pas obtenu de grâces et de n’en avoir pas demandé. » — « Les témoignages gracieux et confians de notre adorable monarque, l’accueil flatteur de toutes les personnes estimables, la réunion avec plusieurs parens que je n’avais pas vus depuis de longues années ou dont j’avais encore à faire la connaissance, l’aspect enfin plus rapproché d’une patrie qui se développe et se transforme avec une rapidité surprenante, sont autant d’objets qui m’ont offert des jouissances inappréciables et qui me sont d’un intérêt et même d’une utilité réels. »

Au commencement de l’année suivante, les époux se réinstallaient à Londres, où la brillante existence qu’aimait Mme de Liéven reprenait bientôt son cours accoutumé. Elle continue à en donner les détails à son frère. « J’ai passé mon hiver entre ici et Brighton, où le Roi nous fait venir souvent. Son palais est devenu une résidence charmante depuis qu’il admet à sa société tout ce qui compose la meilleure société de l’Angleterre. Il y a majorité d’opposition sans doute. Mais, il faut convenir que c’est dans ce parti-là que sont les grands noms, les grands biens et la fashion. Le duc de Wellington y est aussi régulièrement prié, lorsque nous y sommes. Bloomfield a sa retraite[7] ; vous vous souvenez que c’était le factotum chez le régent. Cette déchéance a fait beaucoup de bruit. Lady Pembroke a été à la mort et n’est pas entièrement remise… Le projet de voyage du roi d’Angleterre pour cet été me paraît plus vague qu’il n’était. Je regretterais bien qu’il ne se fît pas, car je m’étais bien réjouie de faire un petit tour d’Europe à cette occasion. Sa santé a beaucoup baissé, il est fort maigri et vieilli, et il est appréhensif sur son compte. »

A glaner encore, parmi ces nouvelles, quelques traits de préoccupations plus intimes. « Paul est à Paris. Il y continue ses études avec un gouverneur particulier et en suivant quelques cours au collège. Nous l’attendons demain ici pour ses vacances de Pâques. Mon petit George est un charmant enfant. Sans lui, il me semblerait n’avoir pas d’enfans, tellement je suis séparée des autres. Mon mari s’occupe beaucoup et sort peu dans le monde. J’y vais par devoir et assez par plaisir. J’aime assez le mouvement et le bavardage. »

C’est la première fois qu’elle en fait l’aveu. Il semblait jusqu’à ce jour qu’elle considérât comme une corvée les obligations et les devoirs de sa vie officielle. Mais, peu à peu, elle y a pris goût. Ses fréquentations avec Wellington, l’influence de Metternich, un contact de plus en plus intime avec les diplomates et les gens de cour, ont contribué à ouvrir définitivement son esprit aux affaires publiques, à l’initier à beaucoup de choses, qui étaient antérieurement pour elle comme un livre fermé, et à imprimer à ses facultés une direction dont, désormais, elles ne se désintéresseront plus.


III

A la fin de l’été de 1822, le comte de Liéven ayant été délégué par sa cour pour assister au Congrès qui devait se réunir à Vérone, l’ambassadrice le suivit : « Nous partons sous deux jours. Notre absence d’Angleterre ne sera pas longue ; elle dépendra sans doute de celle du duc de Wellington[8] ; il part demain pour le Congrès. Ce Congrès s’impatientera un peu de ses retards. Une maladie très grave l’a retenu jusqu’aujourd’hui. Les nouveaux arrangemens ministériels l’eussent en tous cas empêché de partir. Ce n’est qu’aujourd’hui que M. Canning a été nommé en remplacement de lord Londonderry… Paul retourne à Paris pour y faire son droit et un peu d’économie politique. Nous sommes fort contens de ses progrès. Mon petit George, que j’adore, restera à Brighton pendant notre absence. Il y aurait eu des risques à le faire voyager aussi vite et aussi loin dans l’arrière-saison. J’accompagne mon mari en grande partie parce que cela épargne les frais de mon séjour d’Angleterre ; c’est une double dépense à laquelle nos finances ne sauraient suffire. »

Le 23 octobre, elle était à Vérone ou, comme à Aix-la-Chapelle, quatre ans avant, elle trouvait « toute l’Europe réunie ; » les empereurs de Russie et d’Autriche, le roi de Naples, le roi de Sardaigne, la plupart des petits princes italiens, la fine fleur de la diplomatie, et au milieu d’elle le prince de Metternich. « Je suis fort aise de me trouver ici, écrit-elle. C’est une réunion plus intéressante peut-être que toutes les précédentes. La partie féminine est faible,… je suis seule de mon espèce. La durée du Congrès est incertaine ; on calcule sur quatre semaines ; mais je crois que c’est trop modeste ; nous ne le coulerons probablement pas à fond ; notre départ suivra de près celui du duc de Wellington. »

Malgré ces velléités de prochain départ, elle résidait encore à Vérone au commencement de décembre, bien loin de se plaindre de la longueur de son séjour. C’est de là que, le 1er décembre, elle mande à son frère ses impressions sur les personnages parmi lesquels elle vit, sur Metternich notamment, dont elle n’avait jamais tant parlé et dont, tout en avouant qu’elle le connaissait déjà, elle parle comme si leur intimité venait seulement de se nouer et ne datait pas de plusieurs années. En revanche, ni dans la lettre qui suit, ni dans aucune de celles qu’elle écrit de Vérone, pas un mot de Chateaubriand, qui représentait la France au Congrès ; pas un mot de Mme Récamier. Elle ne semble avoir été frappée ni par le prestige de l’un, ni par la beauté de l’autre, et c’est bien là ce que le grand homme ne lui a pas pardonné. S’il s’est exprimé sur elle avec tant d’amertume et de raillerie, c’est qu’il avait à se venger de n’être pas parvenu à l’éblouir.

… « Nous voici depuis deux mois au milieu du Congrès. L’Europe est intéressante et le cercle dans lequel je vis m’a mise dans des rapports tout à fait satisfaisans pour ma curiosité et mes goûts. Tous les soirs, le Congrès se réunit chez moi[9] ; le comte Nesselrode et le prince Metternich m’ont demandé cela comme nécessaire pour eux, et j’y trouve tous les avantages, parce que cela me vaut la société quotidienne des personnes les plus remarquables par le rôle qu’elles jouent en Europe, et par leur agrément personnel.

« Je connaissais beaucoup déjà ce prince de Metternich par diverses rencontres que nous avions eues ; ici, je me suis beaucoup liée d’amitié avec lui. Le duc de Wellington, en Outre, qui est ma plus solide et ma plus intime connaissance de l’Angleterre, était constamment chez moi : ces deux constellations antipathiques à l’antichambre de l’Empereur m’ont privée solidement de la société de mes compatriotes, en sorte que je vois à Vérone toute l’Europe sauf la Russie ; j’en excepte Nesselrode, qui est un brave et loyal homme, et Pozzo, et Tattischeff qui, en qualité de membres du Congrès, viennent tous les jours chez moi.

« Je suis fâchée de rencontrer dans les gens qui devraient être le mieux avec moi précisément tout l’éloignement qu’on porterait à un ennemi. Parce que j’ai passé dix ans en Angleterre, on me croit anglaise, et parce que je vois tous les jours le prince de Metternich, autrichienne. Ce sont de ces jugemens portés en l’air qui ne font guère honneur à l’intelligence de vos camarades. C’est ensuite juger d’une manière bien opposée aux principes de l’Empereur les personnes qui m’exposent à ces commentaires. J’ai quelque soupçon que l’Empereur connaît la haine qu’on me porte et qu’il censure fort ces préventions. On a voulu les lui faire partager, mais le projet a échoué complètement ; il me traite avec bonté, et je me flatte qu’il me connaît. Quant à moi, j’ai fait toutes les avances possibles aux Russes, ils y ont répondu comme je viens de vous dire, et je suis restée avec eux polie quand je les rencontre, mais point du tout soucieuse de leurs petits commérages ni empressée d’aucune façon.

«… Le Congrès se disperse ; à la fin de la semaine prochaine, tout le monde part, et nous aussi. Chacun tire de son côté. Le duc de Wellington nous a devancés. Je regretterai Vérone, j’y ai passé un temps bien agréable. Mon mari a été occupé et employé ; il était plénipotentiaire au Congrès. Cette école lui a fort convenu. En général, on juge mieux sur les lieux qu’à distance, et jamais sa connaissance des affaires n’eût pu être aussi complète ni aussi utile pour le service, s’il était resté à Londres. Nous y retournons, je ne sais pour combien de temps encore. Il y a dix ans que nous y sommes : c’est long ; et j’ai bien répété au comte Nesselrode qu’il nous obligerait de songer à nous donner une autre place, lorsque la convenance du service pourra se rencontrer. Le choix n’est pas grand, il est vrai, parce qu’il roule sur Paris et Vienne. Cette dernière place va être donnée comme ambassade à Tattischeff ; c’est un homme de beaucoup d’esprit ; quant à Pozzo, il fait bien sa besogne à Paris.

« Je ne pense pas que vous revoyiez l’Empereur avant la fin de janvier à Pétersbourg. Parlez de moi à Nesselrode, lorsque vous le reverrez ; il pourra vous donner de mes nouvelles ; je l’aime de tout mon cœur, et je me fie à lui comme à ce qu’il y a de plus loyal et de plus sûr en ce monde. J’aime bien sa femme aussi, et je regrette qu’elle n’ait pas été ici ; c’est une femme d’esprit. »

Le besoin de changer de place et de quitter l’Angleterre la reprenait de temps en temps, surtout lorsque elle était loin de Londres. Alors, elle se rappelait qu’elle s’y portait mal, qu’elle y résidait depuis trop longtemps pour y trouver encore des surprises ; et elle aspirait à changer de milieu, à vivre sous des cieux moins gris et plus propices à sa santé. Mais, une fois rentrée à l’ambassade, elle était reconquise par les souvenirs des dix années écoulées depuis son arrivée, par les satisfactions qu’elle devait à ce poste, par les amitiés qu’elle y avait contractées ; ses plaintes devenaient moins fréquentes, moins vives. Cependant, c’est bien de Londres qu’est datée, — 6 août 1823, — la lettre d’où sont extraites les lamentations qui suivent :

« Ma santé empire plutôt qu’elle ne gagne, et ma position ici m’empêche de rien faire avec suite pour la remettre. J’ai déjà refusé une fois au Roi d’aller chez lui au cottage de Windsor ; il vient de me prier encore d’y venir passer quelques jours ; il faut que je le fasse ; il croit que l’air de Windsor me fera du bien ; mais sa manière de vivre doit m’y faire du mal : veiller et dormir tard me sont tout à fait mauvais. Et cependant, comment, dans ma situation ici, ne pas me plier un peu à cette gêne ? D’autant qu’en ne le faisant pas, ce serait ôter à mon mari aussi les occasions d’être auprès du Roi. Vous ne vous faites pas d’idée combien j’en ai assez de mon métier d’ambassadrice de Russie en Angleterre ; il y est trop beau pour ne pas y être bien incommode. Partout autre part, on aurait beau m’aimer, l’étiquette s’opposerait aux intimités. Je vous prie de ne point croire que cette plainte sente l’orgueil et ne la dites pas à d’autres, car, si l’on ne me comprend point, on me trouvera bien vaine, et Dieu sait que je ne le suis point ; je suis seulement triste et malade. »

Triste et malade, deux mots qui, dans l’avenir, vont souvent tomber de sa plume et qui traduisent les progrès de la transformation que l’âge opère en elle. Elle n’est plus une jeune femme ; elle va sur ses quarante ans, et il y a loin de la petite pensionnaire que nous avons vue s’élancer du couvent de Smolny, enjouée et rieuse, pétulante et légère comme un oiseau, se jeter pleine d’ardeurs et d’espoirs dans la vie conjugale et proclamer qu’elle aime son mari. Que de changemens dans son esprit et dans son cœur durant le quart de siècle qui s’est écoulé depuis qu’elle épousa le jeune ministre de la Guerre de Paul Ier ! En découvrant peu à peu combien elle lui est intellectuellement supérieure, elle a cessé de l’aimer. Elle ne lui garde d’attachement que pour l’exemple, la correction, la tenue, et parce qu’il est le père de ses enfans.

Elle a cherché la consolation et l’oubli dans la rigoureuse pratique de ses devoirs maternels, puis, comme s’ils ne suffisaient pas aux besoins de son âme, dans les entraînemens du monde et dans deux aventures, dont une seule nous est positivement connue ; mais, dans ces aventures, elle n’a pas trouvé ce qu’elle en attendait. Elles l’ont laissée déçue et désabusée. Puis, en se séparant de Metternich, après le Congrès de Vérone, peut-être a-t-elle compris que c’en est fait du sentiment qu’elle avait inspiré à cet homme d’État, peut-être pressent-elle qu’elle ne le verra plus[10]. Enfin, trois de ses enfans l’ont quittée. Elle s’inquiète de leur avenir ; la présence des deux qui sont auprès d’elle ne la console pas de l’absence des autres, et toute sa personne, à certaines heures, trahit tant de tristesse que ceux qui la fréquentent en sont frappés. C’est vers ce temps que l’un d’eux écrit : « Elle est la personne la plus profondément blasée qui se puisse voir et dévorée par un ennui profond, même dans la compagnie de ses meilleurs amis, car son attitude est si froide, si ennuyée, si languissante, que, lors même qu’elle s’efforce d’être gracieuse et de faire la bonne femme, elle ne parvient qu’imparfaitement à fondre la glace dans laquelle elle semble figée[11]. »

Il y a beaucoup d’exagération dans ce jugement. Les lettres qui sont sous nos yeux prouvent au contraire que Mme de Liéven n’est pas toujours « triste et malade, » ni par conséquent en proie « à cet ennui profond, » dont les lignes qui précèdent ont le tort de ne pas assez marquer le caractère accidentel et passager. Il serait plus juste de dire qu’elle tend de plus en plus à devenir d’une mobilité maladive.

Du reste, nous touchons à la période où des morts successives vont lui meurtrir le cœur. A la fin de 1825, elle apprend tout à coup celle de l’empereur Alexandre, qu’elle aimait et admirait : « Ah ! mon frère, quel malheur que celui qui vient de nous frapper ! Un courrier du comte Nesselrode nous apporte aujourd’hui l’affreuse nouvelle ; aujourd’hui, jour de sa naissance, nous apprenons sa mort ! Depuis huit jours, cette triste nouvelle circulait. Je ne pouvais pas me résoudre à la croire, tant mon cœur se soulevait contre cette horrible pensée que l’empereur Alexandre n’était plus ! Qu’il faut de religion pour se résigner à un semblable décret de la Providence ! »

Six semaines plus tard, ses regrets sont bien amortis. L’avènement de Nicolas, qui vient d’octroyer un titre princier à la famille de Liéven, console l’ambassadrice de la perte que viennent de faire la Russie et l’Europe. Elle se réjouit en pensant que son ami Wellington assistera comme représentant du roi d’Angleterre au couronnement du nouveau tsar. Dans ses rapports avec le généralissime anglais, elle en est encore à la lune de miel, comme, en parlant de l’empereur Nicolas, elle n’a qu’accès de ferveur. Cet enthousiasme ne durera pas en ce qui touche Wellington. Mais, à cette heure, il affecte des formes lyriques. Elles témoignent d’une chaleur d’âme qui ne s’expliquerait guère si l’ambassadrice était, à l’habitude, la femme ennuyée, figée dans la glace, dont nous parle Charles Gréville.

« Je vous écris un mot, cher Alexandre, par le duc de Wellington. Je suis ravie qu’il aille voir notre pays, et je suis sûre que son arrivée sera reçue avec bien du plaisir par l’Empereur et par notre public. Je jouis d’avance de ses succès, et des impressions qu’il rapportera de chez nous. C’est le plus beau, le plus noble caractère du monde, et il est peut-être plus grand encore par ses sentimens que par sa haute réputation militaire.

« Il se rend chez nous avec un vrai plaisir. L’Angleterre ne pouvait envoyer un ambassadeur plus digne de la grande circonstance. Il admire avec tout le monde la superbe conduite de notre Empereur. Cher Alexandre, quels événemens ! quel caractère que celui que l’Empereur déploie ! Quel respect, quelle admiration que ceux que lui porte l’univers ! Quelle magnifique race de princes que la nôtre ! Pauvres princes du reste de l’Europe ! Quelle pitié à côté des nôtres ! Si vous m’avez vue Russe dans l’âme à mon dernier séjour, jugez tout ce que je dois éprouver dans ce moment !

« Ma santé s’est bien ressentie de tout cela ; je n’ai pas une autre pensée que la Russie. Nous attendons avec impatience la fin des travaux de la commission militaire[12] ; il faut de grands exemples. Je dis avec Wellington : là où les rois savent monter à cheval et punir, il n’y a pas de révolution possible ; aussi je suis tranquille.

« J’ai vu avec un sensible plaisir, cher Alexandre, votre nom paraître sous tant de formes honorables et flatteuses[13]. Qui aurait dit, lorsque nous nous entretenions l’été passé du grand-duc Nicolas, qu’il remplirait sitôt nos prédictions ? C’est bien là le Pierre Ier et le grand homme que nous voyions dans l’avenir. Il a déjà montré tout ce qu’il est. Vous ne m’avez pas écrit un mot depuis la mort de notre cher empereur Alexandre, et je suis plus que jamais avide de lettres. Jugez combien les nouvelles de Pétersbourg doivent nous être précieuses dans ce moment ! Que fait notre belle et charmante Impératrice ? »

Quinze mois plus tard, par suite des dissentimens qui ont éclaté entre la Russie et l’empire ottoman, et que vient d’aggraver le soulèvement de la Grèce contre la Porte, nous trouvons la princesse de Liéven dans une nouvelle phase. Elle ne pense plus que du mal de Metternich ; elle ne prononce plus le nom de Wellington qu’avec raillerie et colère. N’ont-ils pas pris parti l’un et l’autre pour la Turquie contre la Russie ? C’en est assez pour déchaîner ses fureurs. Lord Liverpool, chef du cabinet, étant mort, elle use de son influence sur le Roi pour faire nommer Canning à sa place et mettre en échec, par cette nomination, Metternich et Wellington. Elle est tout entière à Canning. « C’est un homme d’un talent extraordinaire ; c’est un honnête homme ; ce n’est point du tout un Jacobin ; c’est le seul membre du cabinet qui soit bien et très bien pour la Russie… Metternich et Canning se haïssent aussi cordialement que par le passé ; le premier ne digère pas notre intimité avec l’Angleterre… Entre ces deux ministres qui se détestent, le premier n’est pas le plus coquin ; voilà une parfaite vérité. Enfin, qu’on me batte ; mais, je soutiens que nous devons aimer Canning. »

Dans son enthousiasme pour lui, elle s’exprime avec indulgence pour le Roi, qu’au fond, elle méprise, mais qui a eu le mérite de confier le pouvoir à cet homme d’Etat. « Le Roi se porte à merveille, il jouit de son beau et bizarre pavillon[14], de sa bonne table et de sa musique bien bruyante, et de sa grosse marquise[15], dont il est un peu ennuyé. Nous avons dîné l’autre jour chez lui avec ses ministres, qu’il n’avait pas vus depuis deux mois, pas même le duc de Wellington. »

Sorti du pouvoir à l’arrivée de Canning, Wellington pousse, la mauvaise foi, en le combattant, jusqu’à désavouer les actes que lui-même avait accomplis comme ministre. Cette attitude accroît l’indignation de Mme de Liéven : « Le duc de Wellington poursuit sa carrière d’hostilités contre nous ; il a porté une grave atteinte à sa réputation. Sa conduite est mauvaise, perfide, et l’intention est avouée, celle d’embarrasser par le mal qu’il fait à son pays, pourvu qu’il culbute son rival Canning. Mais Canning restera. Le Roi se montre résolu à le soutenir, et voilà des occasions où un roi est beaucoup en Angleterre. » Elle enveloppe Metternich dans les mêmes ressentimens : « M. Canning marche avec nous. Les finesses autrichiennes ont mené loin M. De Metternich. Le voilà joliment planté ! Tant mieux. » — « Je crois, moi, que le Metternich homme d’esprit est mort, car il n’y a plus un brin de cela dans toute sa conduite. C’est un usurpateur de son nom qui s’est brouillé avec tout le monde, qui s’obstine dans toutes les erreurs politiques où l’a mené sa vanité. » Voilà un triste dénouement à d’ardentes amours.

La vive amitié qu’elle a professée pour Wellington subit le même sort. Au mois d’août 1827, une cruelle et longue maladie emporte Canning. C’est Wellington qui lui succède. « Nous venons de perdre Canning. Je dis nous, car la perte est vraiment individuelle ; je dis nous encore comme Russe, car il était le sincère allié de la Russie… Tout ce qui n’est pas metternichiste est dans la désolation. » — « Le duc de Wellington est toujours en froid avec moi. Il ne me pardonne par d’avoir préféré le ministre ami des Grecs au ministre ami des Turcs. » Et, comme la mort de Canning a ramené Wellington au pouvoir, elle ajoute : « Le Roi lui a bien rendu son poste, mais non sa faveur. » — « Le duc de Wellington est premier ministre, le duc de Wellington est autrichien ; il préfère les fourberies du prince Metternich à la loyauté de l’empereur Nicolas. A la bonne heure, nous sommes en position de ne point nous en inquiéter. »

Elle s’en inquiétait cependant, et son animosité contre Wellington, loin de désarmer, alla sans cesse en augmentant. On la vit revêtir les formes les plus diverses, se manifester non seulement à propos des événemens d’Orient et de la guerre turco-russe, mais encore à propos des incidens touchant la politique intérieure de l’Angleterre, et des difficultueuses questions qu’eut à résoudre le chef du cabinet pendant la durée de son gouvernement. Même après qu’eut été signée, en 1829, la paix entre la Russie et la Sublime Porte, même quand Wellington eut quitté le pouvoir, Mme de Liéven ne désarma pas. Elle ne pardonnait pas à son ancien ami d’avoir contrecarré la politique et les vues de l’empereur Nicolas. Lorsqu’en 1827, elle se déclare si résolument contre lui, elle ne recule devant aucune extrémité pour rendre mortels les coups qu’elle lui porte : elle s’allie à l’opposition parlementaire comme à celle des journaux ; elle excite contre le cabinet les passions, les amours-propres, les rivalités ; elle flatte les adversaires du ministre ; elle essaye de détacher de lui ses amis, de jeter la division dans le parti qui le soutient ; elle sort en un mot de la réserve que lui impose sa situation diplomatique. L’activité de son ressentiment n’est égalée que par sa perfidie féminine. « Elle a agi avec la plus grande impertinence, écrira Charles Gréville au mois de juin de l’année suivante, faisant usage de son crédit auprès du Roi afin de desservir le ministère et Wellington. Son antipathie pour celui-ci va toujours grandissant depuis qu’ils se sont brouillés lors de l’arrivée de Canning aux affaires, alors qu’elle avait été fort malhonnête pour le duc afin de se concilier le nouveau ministre dans l’intérêt de sa cour, qu’elle a fort bien servie en cette circonstance, à ce que me dit Esterhazy. »

Il faut renoncer à citer ici en entier toutes les lettres où s’exercent la verve et les instincts combatifs de l’ambassadrice. (1 suffira d’ailleurs de quelques extraits pour en marquer la vivacité : « Le duc de Wellington a été forcé de se faire libéral comme Sganarelle s’est fait médecin dans la comédie de Molière. La Chambre basse n’entend plus les maximes obscurantes. Dans tout ce qui regarde l’intérieur, les mesures de gouvernement doivent être sur des principes éclairés, — ou bien le gouvernement ne peut plus se soutenir, — et Wellington veut rester premier ministre. L’émancipation des catholiques a passé aux Communes, mais les Pairs vont la rejeter[16]. Cette lutte entre les deux Chambres doit trouver son terme. Dans deux ou trois ans, les Pairs n’oseront plus dire non.

« Le Roi est bien pour nous ; s’il pouvait, il ferait, mais Wellington est obstiné comme un mulet, en même temps cependant qu’il cède dès qu’il y va de sa place. A propos, je vous mandais, je crois, que, de peur de nous prendre aux cheveux, je ne lui parlais jamais de nos affaires. Je vous avais à peine dit cela que nous voilà en scène. Elle a été si forte que je l’ai écrite de suite ; je m’en vais la chercher ; si je la retrouve, je la mettrai ici ; elle vous prouvera toute sa bienveillance pour la Russie et toute la force de sa logique.

« Wellington a su en imposer à la nation anglaise par je ne sais quel prestige. Durant huit jours après le changement dans le ministère, il y avait comme une insurrection contre ce quartier général qui prétendait gouverner l’Etat. A les entendre, le gouvernement ne pouvait pas tenir deux jours. Wellington s’est moqué des clameurs ; il a pris un air de défi et on en a eu peur. Tout médiocre qu’il soit, il a de la ruse ; il flatte les ultras ; il flatte surtout les libéraux. Sur la question catholique, ceux-ci sont aussi sûrs qu’il opérera leur émancipation que les autres le sont de son intolérance éternelle. Il est bien évident que les uns et les autres sont ses dupes ; mais, en attendant, chacun défend avec acharnement la probité de ce patron commun de deux principes extrêmes. En vérité, les peuples sont faciles à tromper ; c’est une réflexion qui vient tout naturellement lorsqu’on voit cette nation, réputée si sage et si pensante, devenir le jouet d’un ministre aussi médiocre…

« Le duc de Wellington persévère dans la marche plus conciliante et plus polie qu’il a adoptée. Peut-être ira-t-il dans cette nouvelle voie aussi loin qu’il était allé dans la voie contraire. Je ne me mêle pas de décider si ce qu’il fait maintenant est par contrainte ou par conviction ; malgré sa médiocrité, il a de la ruse dans l’esprit, et il a été si mauvais pour nous qu’il faudra bien du temps pour que ses bonnes façons me séduisent. Il s’est remis un peu en coquetterie avec moi pendant le dernier séjour que nous avons fait à Windsor chez le Roi. Il y est venu passer un jour ; il était fort empressé. Nous avons causé de tout hormis de Turquie. Il se plaint de ce que je le maltraite, de ce que je ne le fais pas venir chez moi comme j’avais accoutumé de faire ci-devant ; enfin il agace. Je reste en grande dignité et surtout je ne serai plus dupe de sa mine sagace, car il n’a que cela…

« Wellington a repris toute sa malveillance, ou plutôt cette malveillance qu’il n’avait cachée que par nécessité se remontre aujourd’hui sans contrainte. Toujours est-il que les affaires intérieures l’empêcheront de songer à une guerre étrangère dans ce moment. Mais, enfin, sans l’Irlande, je crois qu’il aurait tiré l’épée contre nous, le jour où il a appris que l’Empereur avait résolu le blocus des Dardanelles. L’opinion n’est pas pour nous dans cette question. Le gouvernement avait fait une telle parade, cet été, de notre renonciation au droit de belligérans dans la Méditerranée qu’il lui devient bien difficile de savoir que dire au public en ce moment. Pourvu que cette complication serve bien nos intérêts, c’est-à-dire que nous affamions Constantinople et forcions le Sultan à nous demander la paix, c’est bien ; mais, si elle ne nous profite pas, il nous faudra nous défier, à tout instant, de la vengeance que l’Angleterre croira avoir à tirer de nous pour la réputation de dupe que lui vaut cette circonstance aux yeux du public. »

Quinze jours plus tard, c’est une autre note. Wellington, avec qui elle a eu un long tête-à-tête, lui a témoigné « grande douceur, grande amitié. » — « Il me dit, sur le blocus des Dardanelles, que l’Empereur avait parfaitement le droit de l’établir ; qu’il se moquait des gazettes et des clameurs ; qu’il serait vivement attaqué au parlement, mais qu’il saurait y soutenir fortement ce qu’il me disait… Il me parla de sa position individuelle et la caractérisa de la plus forte qu’un premier ministre ait jamais eue en Angleterre. Je m’égayai un peu sur le compte de ses collègues ministres. Il admit, en riant, qu’il n’avait pris que des imbéciles. La drôle de vanité ! » — « Lorsque Wellington menace, c’est qu’il tremble, et, pour peu qu’on tienne ferme, il fléchit. Il est trop rusé pour ne pas voir que nous le connaissons bien, et c’est précisément ce qui fait qu’il nous déteste. Il aimerait mieux quelque innocence, qu’il pût mener à sa fantaisie, comme il fait du reste du corps diplomatique »

La querelle entre l’ambassadrice de Russie et le premier ministre d’Angleterre devait se prolonger longtemps encore. Il n’apparaît pas que le prince de Liéven y ait pris part. En lisant les lettres de sa femme, où son nom n’est jamais prononcé, on peut même se demander s’il en connaissait les péripéties et s’il approuvait les agitations dont elles témoignent. Nous sommes mieux renseignés en ce qui touche l’opinion qu’en avait l’empereur de Russie. Par l’intermédiaire du général de Benckendorff, l’ambassadrice le tenait au courant de tout. Là, l’approbation était entière et sans réserves, ainsi que le prouve ce billet de remerciemens : « Que je vous remercie, cher Alexandre, du petit mot galant, de bon goût et de bonne amitié que vous me redites de la part de l’Empereur ! Je suis touchée et heureuse de ce qu’il pense un moment à moi. Il me semble qu’il a raison. Voilà une exclamation qui part de mon cœur et de ma vanité ! »

Du reste, quelques mois auparavant, à l’occasion de la mort de sa belle-mère qui ouvrait pour elle la série des calamités et des deuils de cœur, elle avait reçu les preuves de la gratitude impériale et de la justice que le Tsar rendait à ses incessans et patriotiques efforts. C’est encore par une lettre d’elle que nous apprenons combien elle était sensible à ces manifestations de l’intérêt du maître. « Comment vous exprimer, cher Alexandre, tous les sentimens qui ont rempli mon cœur à la lecture de votre lettre du 2 et 14 mars ? Le respect touchant par lequel l’Empereur a honoré la mémoire de mon excellente belle-mère à l’occasion de ses obsèques, les larmes pieuses qu’il a répandues sur ses restes, cette recherche de délicatesse qui lui fait porter son souvenir jusque sur la femme de chambre de la princesse, tous ces détails qui marquent si vivement sa belle âme sont pour lui autant de titres aux bénédictions de Dieu et à celles de ses sujets. L’homme qui porte de tels sentimens dans son cœur mérite toutes les prospérités et les aura… J’ai reçu en pleurant la nouvelle qui me regarde : larmes de reconnaissance, larmes de souvenir pour cette bonne et incomparable femme dont l’Empereur me fait hériter les marques d’honneur[17]. La faveur est bien grande, la manière de l’accorder en rend le prix plus grand encore. Jamais honneur pareil ne fut reçu avec plus d’attendrissement ; je n’ai pu me refuser au besoin de le dire moi-même à l’Empereur. »

L’année suivante, un autre malheur vient frapper la princesse de Liéven. Constantin de Benckendorff, qui avait passé de la diplomatie dans l’armée et y avait, comme son frère, obtenu le grade de général, fut emporté, dans la vigueur de l’âge, par une brève maladie qui était venue le surprendre en Crimée. La nouvelle en arriva à Londres, le 28 août 1828, par un courrier du ministère des Affaires étrangères. La princesse en fut cruellement atteinte. La lettre qu’elle écrivit à son autre frère atteste l’étendue et la sincérité de sa douleur. « Mon cher Alexandre, désormais mon seul frère, c’est hier au soir que j’ai appris par une lettre du comte Nesselrode à mon mari l’accablante nouvelle qui nous ravit cet angélique Constantin. Je perds l’un après l’autre tout ce que j’aime. Ma douleur est bien amère. Ce cher, cher Constantin ! quel malheur pour nous ! Comme je l’aimais ! Comme il était bon et tendre pour moi ! Bon Alexandre, aimez-moi plus que vous ne l’avez fait jusqu’ici ; j’ai besoin de tendresse, de consolation. Rien hors vous ne peut remplacer cette affection de la nature dont mon cœur sent un si vif besoin. Pauvre bon Constantin ! Que vont devenir ses pauvres enfans ?… Dites-moi tout, tout ce qui se rapporte à notre malheur… Nommez-moi le jour que nous devons pleurer le plus. Quelqu’un a-t-il songé à vous envoyer de ses cheveux ? Dans ce cas, partagez avec moi… Voilà un chagrin qui jamais ne s’adoucira dans mon cœur. »

Elle ne mentait pas. « Elle est plongée dans la plus profonde douleur, écrivait son mari. Chaque jour semble accroître, au lieu de diminuer, son chagrin. » Elle n’avait jamais reçu plus cruelle blessure, et nous verrons, quelques années plus tard, celle-là s’élargir, quand la mort franchira le seuil de son foyer et lui enlèvera, d’un seul coup, deux de ses fils.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1903.
  2. Albert Vandal, Napoléon et Alexandre Ier.
  3. Belle-sœur du prince-régent, dont elle avait épousé le frère après la rupture d’un premier mariage, rupture que la reine mère ne lui pardonnait pas.
  4. Voyez le journal le Temps, 10 et 20 janvier 1898.
  5. George III venait de mourir et le régent de lui succéder sous le nom de George IV.
  6. Lord Castlereagh, marquis de Londonderry, qui se suicida l’année suivante. Il était ministre des Affaires étrangères dans le cabinet britannique. Il y fut remplacé par Canning.
  7. Il était premier écuyer, secrétaire particulier et trésorier de la cassette privée. La favorite en titre, lady Coningham, le fit brusquement destituer pour mettre un de ses fils à sa place.
  8. Il avait été désigné comme ministre plénipotentiaire au Congrès.
  9. A la même date, Metternich écrit à sa femme : « Mme de Liéven est ici ma seule ressource en fait de société. Je passe presque toutes mes soirées chez elle, et la plupart des membres du Congrès suivent en cela mon exemple. »
  10. Ils ne se revirent qu’à Brighton en 1848. Le silence des documens ne permet pas de préciser la date de la rupture de leur liaison.
  11. Journal de Gréville.
  12. On sait que le changement de règne en Russie fut marqué par une grave conspiration militaire, que l’empereur Nicolas eut à réprimer, dès son avènement, et dont il fut d’ailleurs victorieux.
  13. Alexandre de Benckendorff, qui était alors général, se distingua par son intrépidité en défendant son souverain contre les conspirateurs. C’est à sa belle conduite que sa sœur fait allusion.
  14. La maison qu’il s’était fait construire à Brighton.
  15. La favorite, la marquise de Coningham.
  16. Mme de Liéven se trompait ; les Pairs votèrent comme les Communes.
  17. C’est à cette occasion qu’elle fut nommée dame d’honneur de l’Impératrice et reçut la survivance des fonctions de gouvernante honoraire des enfans impériaux. Elle exerça effectivement ces fonctions durant quelques mois en 1834.