Une campagne sur les côtes du Japon/Chapitre 2

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CHAPITRE II.

Arrivée du Commodore américain Perry sur les côtes du Japon, en 1853. — Traité de 1854 entre les Américains et le gouvernement de Yedo. — Admission des Russes au Japon. — Traités de 1858 avec l’Amérique, la France, l’Angleterre, la Russie et la Hollande. — Installation des légations à Yedo. — Fondation de Yokohama. — Développement des comptoirs européens. — Difficultés soulevées par la présence des étrangers. — Abandon de Yedo par les représentants des puissances européennes. — Ambassade japonaise de 1862 ; état intérieur du Japon à cette époque. — Assassinat de l’Anglais Richardson. — Préparatifs militaires des Japonais.


Les Hollandais avaient, à plusieurs reprises, essayé d’obtenir pacifiquement du gouvernement japonais un élargissement du cercle des relations commerciales, lorsque, voyant leurs efforts rester inutiles, ils songèrent à se procurer la coopération de l’Amérique et de la Russie. Ces deux dernières puissances étaient directement intéressées, par leur situation géographique, à obtenir l’accès des ports japonais ; et une démarche collective devait avoir un heureux résultat. Ces dernières écoutèrent l’avis qui leur était donné, mais résolurent d’en profiter chacune pour elle-même ; et en 1853, le gouvernement des États-Unis se décida, le premier, à envoyer une expédition au Japon. Son but était celui qu’avaient poursuivi les Hollandais : créer des relations commerciales sérieuses entre ce pays et l’Amérique et obtenir l’ouverture d’un ou plusieurs ports ; seulement cette nouvelle demande était appuyée d’une certaine force militaire, dont le déploiement devait hâter les décisions que le gouvernement de Yedo hésitait à prendre. Le message que portait le commodore Perry, chef de l’expédition, était conçu en termes modérés et conciliateurs. Le 8 juillet 1853, il apparut inopinément dans la baie de Yedo avec une division de vaisseaux de guerre et quelques troupes de débarquement. Grâce à son insistance, il parvint à communiquer avec les autorités indigènes de la ville d’Ouraga et à remettre entre les mains d’un envoyé de Yedo les propositions écrites de son gouvernement. Quelques jours après le Gorogio l’ajournait pour une réponse à une année, temps nécessaire pour consulter l’opinion du pays sur une question aussi grave. Le commodore Perry se retira paisiblement et vint hiverner en Chine.

L’émoi fut grand à la cour de Yedo : depuis quelques années, un parti s’était formé parmi les hommes influents de cette cour, proposant d’écouter les avis de la Hollande et d’entrer en relations avec ces puissances occidentales, dont les navires couvraient les mers voisines, et dont les armées étaient déjà descendues sur les côtes du grand empire chinois. Il était plus prudent, disait ce parti, d’aller au-devant des étrangers et de ne pas les pousser à une guerre qui trouverait le pays sans défense, ce qui arriverait en persistant dans les vieilles idées, contraires d’ailleurs aux véritables intérêts du pays. Malgré l’opposition d’une grande partie de la noblesse, ayant à sa tête le puissant prince de Mito, cette opinion prévalut.

Le Taïcoun régnant était mort peu de jours après le départ du Commodore Perry ; il avait été assassiné, dit-on, par des émissaires du parti contraire à l’introduction des étrangers ; son fils et successeur était un jeune prince incapable de s’occuper des affaires ; on dut nommer un régent, et le Daïmio Ikammo-no-Kami, homme influent et habile, qui penchait pour la politique de temporisation, fut élevé à la dignité de Gotaïro. Aussi quand, en 1854, le Commodore Perry reparut à Yedo, fut-il donné satisfaction à ses demandes.

Les Américains arrivèrent donc au Japon, où les ports de Simoda et d’Hakodadé (sur les possessions du Taïcoun) leur étaient ouverts ; ils s’y établirent, non sans de nombreuses difficultés soulevées chaque jour par les autorités locales ; mais bientôt leur consul général, M. Harris, vint s’établir à Simoda et, par son habileté et sa persévérance, parvint à obtenir un certain crédit auprès des fonctionnaires japonais.

L’ouverture du Japon était donc un fait accompli : une nation étrangère venait de s’y faire admettre sur le pied de l’égalité absolue, et semblait disposée à soutenir, jusqu’au bout, les droits que lui donnait un traité en bonne forme. On conçoit le mécontentement qui dut agiter le parti qui était resté fidèle aux vieilles traditions ; ce mécontentement s’était déjà manifesté, à l’époque des premières relations avec le commodore Perry, dans le port d’Ouraga : à la première apparition des navires, les Daïmios voisins s’étaient armés pour repousser l’audacieux étranger, mais avaient dû, sur un ordre de Yedo, renoncer à leur dessein. Tel fut le début de la scission qui allait s’accroître rapidement entre les deux éléments réconciliés en apparence depuis deux siècles : la vieille noblesse du Japon et la puissance des Taïcouns.

Avant d’aller plus loin, nous devons encore insister sur un point : c’est la grande obscurité qui ne cesse d’envelopper les événements intérieurs de ce pays, aussi bien que les modifications de sa constitution politique. Le gouvernement japonais, jaloux sans doute de cacher aux puissances étrangères ses moyens d’action et aussi ses faiblesses, a, de tous temps, prohibé les moindres révélations à cet égard : toute infraction est punie de mort, et telle est l’étendue de cette obéissance absolue dont nous avons parlé plus haut, que l’étranger admis au Japon, en contact journalier avec ses habitants, continue à ignorer ce qui se passe autour de lui, à quelques lieues plus loin. De rares communications officielles d’une douteuse exactitude, l’aspect vague et extérieur des événements, des bruits apportés par la rumeur populaire, tels sont les seuls éléments qu’il lui soit donné de recueillir ; delà des opinions diverses, l’impossibilité de produire un ensemble bien coordonné de faits, et la nécessité de faire des réserves toutes les fois que l’on traite de pareilles matières.

On peut attribuer à trois causes la résolution décisive que venait d’adopter en 1854 la cour de Yedo, mais sans pouvoir préciser laquelle y entrait pour la plus grande part. D’abord ce gouvernement, obéissant à un sentiment de crainte, inaugurait une politique de temporisation et de ménagements en attendant l’heure où il pourrait se prononcer en connaissance de cause ; ensuite, il pouvait trouver dans l’admission prudente des commerçants étrangers et le contact de la civilisation occidentale, un grand intérêt pour le pays. En troisième lieu, se réservant à lui seul les bénéfices de la nouvelle mesure, il concentrait entre ses mains les richesses du commerce extérieur, apprenait des étrangers le nouvel art de la guerre, et ajoutait une pierre de plus à l’édifice qu’il avait élevé et maintenu depuis deux siècles, en dépit des efforts d’un parti puissant et encore redouté. Nous verrons ces préoccupations se traduire successivement dans les actes de ce gouvernement ; la seconde, toutefois, semble disparaître au milieu des embarras croissant autour des novateurs, et, sans doute elle ne les aura guidés qu’à l’origine des relations avec l’étranger.

Les événements en effet, ne devaient pas tarder à les entraîner rapidement sur cette voie où ils s’étaient engagés dans une heure de faiblesse et d’irrésolution. — En 1854, une division russe apparut au Japon sous le commandement de l’amiral Poutiatine. C’était à l’époque de la guerre de cette puissance avec la France et l’Angleterre ; les forces navales de ces dernières opéraient sur d’autres points. La Russie put donc, sans contrôle gênant, mettre à profit les conseils de la Hollande, encore une fois laissée de côté. Le gouvernement japonais ne put refuser d’entrer en négociations avec une puissance d’autant plus à craindre qu’elle était sa voisine immédiate, et le pavillon russe fut bientôt admis, par un second traité, dans les ports ouverts, à côté du pavillon américain.

Ainsi arriva, sans autres événements remarquables, l’année 1858. À cette époque, la cour de Yedo apprit de la bouche des Russes et des Américains que la France et l’Angleterre, réunissant leurs forces, venaient de réduire à l’impuissance le grand empire de Chine et le contraindre à ouvrir ses ports et sa capitale. L’habile diplomate américain, M. Harris, s’empressa d’exploiter l’impression produite par ces nouvelles. Il mit sous les yeux du gouvernement japonais les dangers d’une plus longue résistance à l’esprit de progrès et représenta la France et l’Angleterre comme disposées à venir au Japon à la tête de leurs forces victorieuses, pour lui arracher des concessions dont il n’osait prévoir l’étendue et la rigueur possibles. Alors, parlant de la puissance de son propre pays, il promit que la médiation des États-Unis serait acquise au gouvernement japonais, en cas de difficultés avec les autres nations, si, d’un autre côté, il consentait à assurer aux Américains, une position plus en rapport avec les besoins de leur commerce. Il mit finalement sous ses yeux le projet d’un traité beaucoup plus complet et plus étendu que le premier.

Ces paroles eurent à Yedo l’effet qu’en attendait leur auteur et inspirèrent au gouvernement la crainte de voir se réaliser ce que M. Harris annonçait. Le Mikado fut, paraît-il, consulté sur cette question, qui, touchant aux points les plus graves de la constitution du pays, ne pouvait se résoudre sans sa sanction. Les grands princes, ennemis naturels du Taïcoun et de sa politique, se rallièrent autour du trône de Miako pour faire entendre leurs doléances et donner à l’opinion de leur parti l’autorité de la parole souveraine. Il aurait été convenu qu’un appel allait être fait à l’opinion de toutes les classes éclairées du pays, lorsque, le 29 juillet 1859, le traité fut subitement signé et remis aux Américains à Kanagawa par deux gouverneurs des affaires étrangères plénipotentiaires du gouvernement de Yedo. Celui-ci avait à peine eu le temps d’en étudier ou discuter les clauses ; la marche rapide des événements qui se passaient en Chine et la pression du diplomate américain l’avaient sans doute conduit à cette résolution précipitée.

Par ce traité, le gouvernement japonais déclarait le commerce libre entre les Américains et les habitants de l’empire, semblant renoncer ainsi à son ancien monopole. Les ports de Kanagawa, dans la baie de Yedo, de Nagasaki et d’Hakodadé étaient ouverts dès l’année suivante, et les négociants pouvaient s’y établir à demeure. Le port de Néegata et celui de Hiogo, dans la mer intérieure, le seraient au 1er janvier 1863. Les villes de Yedo et d’Osaka (le grand centre commercial du Japon, situé près de Hiogo), pourraient, dès 1862 et 1863, servir de résidence aux étrangers appelés dans ces deux villes par leur commerce. Le ministre américain avait le droit immédiat de résidence à Yedo et celui de circuler dans tout l’empire. Les étrangers habitant les ports ouverts étaient autorisés à circuler autour de ces points dans un rayon de dix ris (environ dix lieues kilométriques). Ils pouvaient observer librement leur propre religion, quoique le christianisme restât formellement aboli pour les populations indigènes. — Enfin, une dernière clause était celle-ci :

« Le président des États-Unis, à la requête du gouvernement japonais, lui prêtera sa médiation amicale dans les difficultés qui pourront s’élever entre le gouvernement du Japon et toute puissance européenne. »

Ce traité était à peine signé, que les Japonais furent à même d’éprouver, une première fois, combien cette clause, en échange de laquelle ils avaient probablement accordé toutes les autres, était au fond illusoire et inexécutable.

Les plénipotentiaires de Russie, d’Angleterre et de France, à la suite des événements de Chine, se présentèrent successivement à Yedo, non pas en conquérants avides, mais comme les représentants des grandes puissances occidentales, venant réclamer, pour leurs nationaux, une part des avantages qu’accordait aux Américains la politique nouvelle et toute libérale du pays. Après de vains efforts pour arrêter la marche des événements, et sans avoir pu profiter, dans ces circonstances difficiles, de la médiation récemment promise, le gouvernement de Yedo céda. À la fin de 1858 furent successivement signés à Yedo avec le comte Poutiatine, lord Elgin et le Baron Gros, trois traités identiques à celui qu’avait obtenu M. Harris ; naturellement, toute clause d’intervention étrangère fut écartée de leur rédaction. Les Hollandais, les paisibles habitants de Décima, ne pouvaient être oubliés dans ce jour des concessions générales ; le même traité leur fut accordé.

Ainsi donc, en quelques mois et sans efforts apparents, les grandes puissances avaient vu le Japon, abandonnant les dernières traditions de sa politique d’isolement, accepter des traités rédigés sur les plus larges bases. Il n’y eut pas, à cette époque, assez de voix pour proclamer le brillant avenir du nouvel état de choses, la future prospérité du pays qui s’ouvrait avec tant d’empressement à la civilisation occidentale, et l’impulsion nouvelle qu’allait en recevoir le commerce dans l’extrême Orient. Chaque jour, cependant, devait amener une déception, même pour ceux qui avaient été les plus modestes dans leurs espérances. Comme nous le verrons plus loin, ces traités en s’introduisant dans une société malgré la volonté d’une partie de ses membres, allaient rencontrer dans leur exécution des difficultés insurmontables et amener peu à peu une crise violente.

Les trois ports ouverts étaient ceux de Nagasaki, d’Hakodadé et de Kanagawa. En ce dernier point, situé dans le golfe de Yedo, une grande baie, à quelques lieues au sud de la capitale, offre un magnifique mouillage aux navires de tous tonnages. La position centrale de ce point en faisait évidemment le lieu le plus favorable au commerce ; c’est là que se portèrent les premiers arrivants. Au nord de la baie s’élève le petit village de Kanagawa, sur le Tokaïdo, grande route menant de Yedo aux provinces de l’ouest de l’Empire. C’est dans ce village que s’établirent les consuls ; mais les Japonais, préférant reléguer les négociants dans un lieu moins fréquenté que Kanagawa, avaient, avant l’époque fixée pour l’ouverture, comblé les bords d’un marais qui s’élève au fond de la baie, à deux milles plus au sud, et construit sur cet emplacement quelques baraques en bois. Les premiers arrivants consentirent à y loger d’une manière provisoire ; les marchands indigènes y arrivèrent ; la douane japonaise s’y établit ; enfin, au bout d’un certain temps, déjà faits à cette nouvelle résidence, les Européens, devenus chaque jour plus nombreux, finirent par s’y installer définitivement. Devant cet emplacement le mouillage était plus favorable que devant Kanagawa, où le peu de profondeur d’eau retenait les navires au large. Yokohama se trouva ainsi créée, et une ville véritable s’éleva bientôt à la place de l’ancien marais.

Les ministres et représentants des puissances[1] vinrent s’établir à Yedo, où de grands temples leur furent assignés comme résidences. Hakodadé fut le lieu de prédilection des Russes, qui s’établirent aussi à Nagasaki, mais semblèrent éviter Yokohama. Naturellement intéressés à exercer leur influence sur le nord du Japon, dans le voisinage de leurs possessions de Sibérie, ils firent d’Hakodadé[2] le centre de leur station commerciale et maritime. C’est là que réside, depuis l’ouverture, leur consul général. Leur politique, d’ailleurs, a toujours été, dès le principe, d’isoler leur action de celle des autres puissances européennes, et, à la suite des Américains, de se faire accepter comme protecteurs et conseillers du gouvernement japonais.

Les premiers étrangers furent donc accueillis avec la même urbanité apparente qu’avaient trouvée les ambassadeurs venus pour négocier les traités. Toutefois, on ne tarda pas à remarquer une certaine froideur, une réserve de plus en plus accusée chez les indigènes appartenant aux classes supérieures. Elles se traduisirent, tout d’abord, par un refus d’engager toute espèce de relations intimes, et l’on vit s’inaugurer dans les rapports de chancelleries, le système de réticences, de petites vexations dont le gouvernement de Yedo devait faire si longtemps usage. Les classes inférieures, sans doute, là où elles se trouvaient en contact immédiat avec les étrangers, parurent satisfaites d’un état de choses qui leur apportait le bien-être et la richesse ; mais on ne doit pas oublier la distance énorme, qui, au Japon, sépare les classes gouvernantes du peuple, et la soumission absolue dans laquelle elles maintiennent ce dernier.

On a souvent accusé la rapacité et la conduite hautaine et peu conciliante des premiers négociants étrangers établis au Japon, d’avoir amené ce fâcheux état de choses. Des lettres, des écrits ont rejeté sur eux tout le blâme, et, dernièrement encore, dans une chambre anglaise, plusieurs orateurs se faisaient l’organe de ces accusations. Ceux qui ont vu les choses de près ne peuvent soutenir sérieusement cette thèse. Les premiers arrivants, se présentant avec confiance et sans protection armée au gouvernement qui leur ouvrait ses ports, étaient les agents des grandes maisons commerciales des comptoirs de la Chine et des Indes. Si la nature de leurs opérations put parfois paraître singulière, elles s’expliquent par les entraves sans nombre que l’autorité indigène introduisit, dès l’origine, dans les transactions. C’est ainsi que, cherchant à limiter à des proportions ridicules le véritable commerce, celui qui devait porter sur les principales productions du pays, la soie, le thé, le coton, elle amena les négociants indigènes à vendre la monnaie d’or aux étrangers, transaction qu’autorisent d’ailleurs les lois du commerce international, et qui prit de fortes proportions jusqu’au jour où le gouvernement japonais vint le prohiber sous les peines les plus sévères. C’était une première infraction aux traités conclus ; pourquoi en les signant, n’avaient-ils pas formulé leur restriction à ce qui menaçait de jeter la perturbation dans l’état financier du pays[3] ?

Sans donc nous arrêter à ces faits, il faut chercher ailleurs la véritable cause de la scission qui se produisit dès l’origine entre les hautes classes japonaises et les étrangers ; pour celui qui a quelque peu étudié l’organisation de la société au Japon, il faut l’attribuer à l’immense différence de mœurs et d’idées des nations mises brusquement en présence. Au Japon, la classe des marchands est une des dernières ; les classes supérieures supportent à peine de voir quelques-uns de ses membres amasser des richesses, et éluder en partie les lois somptuaires qui règlent à chacun, suivant son rang, jusqu’aux moindres détails de sa vie. L’égalité sociale qui règne chez nous, rapprochant les gouvernants des administrés, assurant la considération et l’influence à la richesse honnêtement acquise, devait donc choquer, plus que toute autre chose, cette société essentiellement aristocratique ; elle dut craindre l’influence de l’exemple sur ces castes que, depuis l’origine des choses, elle maintenait dans une soumission incontestée, et se vit menacée, dans l’avenir, d’une révolution sociale, de la perte de son autorité et de ses priviléges[4]. Le but constant des hautes classes japonaises fut donc désormais de repousser ou d’isoler les éléments dangereux qu’elle venait de laisser s’introduire dans le pays.

Si, d’une part, le gouvernement de Yedo, avec lequel les étrangers avaient traité, dut se trouver le plus embarrassé pour le choix d’une ligne de conduite et se voir obligé aux plus grands ménagements, le parti opposé grandit immédiatement en influence. Les émissaires de ce parti prêchèrent dans tout le pays la haine contre les étrangers : s’appuyant sur ces lois de Gongensama qui leur interdisaient à jamais l’accès de l’empire, ils dépeignirent en termes éloquents les malheurs prêts à fondre sur le pays : l’écroulement de la vieille société japonaise, la guerre civile, la conquête du Japon par les puissances étrangères.

Ces plaintes étaient, chez les Daïmios, l’expression plus ou moins sincère de leurs craintes ; mais, sans doute, elles servaient en même temps leur cause personnelle, et l’occasion leur paraissait venue d’ébranler, en le compromettant vis-à-vis du pays et des étrangers, un pouvoir devant lequel, depuis deux cents ans, ils avaient dû plier. Les événements qui se sont déroulés depuis lors sont évidemment le résultat de cette double situation.

Peu de temps après l’installation des premiers commerçants, l’opposition du parti hostile se traduit par des scènes sanglantes ; des Européens sont assassinés à plusieurs reprises ; la voix publique et les autorités locales accusent les meurtriers d’être les agents de ce parti. Leurs coups semblent tomber au hasard, sans distinction de nationalité, et s’adressent donc comme une menace à toute la colonie étrangère. Les gouvernements protestent ; mais les crimes demeurent impunis, et l’esprit d’hostilité du pays semble assurer un asile immédiat aux auteurs de ces attentats.

Pendant que ces faits se passent à Yokohama, un tragique incident, amené comme les premiers par l’excitation des partis, vient jeter l’émoi dans Yedo. Le 24 mars 1860, le régent Ikammono-Kami est assassiné en plein jour, au milieu de sa nombreuse escorte, au moment où il se rendait au palais du Taïcoun. Quelques-uns des meurtriers s’échappent et portent sa tête au prince de Mito, qui la fait exposer comme celle d’un traître. Ainsi périt, victime de sa politique, celui qui avait laissé les étrangers pénétrer au Japon. Peu de temps après, le prince de Mito était tué, dit-on, par des officiers d’Ikammono-Kami. Des faits de cette nature ne sont pas rares dans l’histoire du Japon, pays aux mœurs féodales et guerrières où chacun marche constamment armé ; mais, cette fois, les circonstances leur donnaient une signification plus grave, et pouvaient faire tout craindre d’un parti débutant par des assassinats individuels.

Le gouvernement de Yedo se trouva donc, dès les premiers temps, placé vis-à-vis de ses nouveaux hôtes dans une situation des plus difficiles. S’étant toujours posé comme le seul et véritable gouvernement du Japon, il ne tardait pas à donner des preuves, sinon de son impuissance, au moins de son isolement au milieu d’une immense faction, et de sa faiblesse à en réprimer les menées. Les représentants des puissances étrangères comprirent qu’ils n’avaient pas traité avec la nation japonaise, qu’ils n’étaient pas arrivés avec l’assentiment des principaux du pays ; le gouvernement de Yedo avait peut-être, en signant les traités, outrepassé ses prérogatives, et, d’autre part, on avait exigé de lui des concessions trop larges pour un début ; plus restreintes, plus prudentes, ces clauses eussent rencontré plus de facilité dans l’exécution. Leur politique fut donc dès lors, en présence de l’effervescence croissante d’une partie du pays, de céder en protestant et d’attendre, tout en réservant les droits de leurs gouvernements, des circonstances plus favorables à la stricte observation des traités. Trop d’exigences pouvaient amener une catastrophe et l’on pouvait encore espérer une solution pacifique.

Ainsi que nous l’avons vu, de grands temples avaient été concédés aux ministres étrangers pour leur résidence et celle du personnel de leurs légations. Ces demeures étaient regardées comme provisoires, en attendant la construction d’édifices mieux appropriés à cette destination, et il avait fallu, pour les obtenir, lutter contre mille arguments des Japonais, tendant à persuader aux ministres de résider à Yokohama. Ils insistèrent pour venir à Yedo ; mais, à peine y étaient-ils installés, que le gouvernement japonais, alléguant une certaine excitation des esprits et le danger que couraient les ministres au milieu d’une ville fréquentée par les gens de tous les partis, traversée par les cortéges des Daïmios venus de toutes les provinces de l’empire, entoura les légations d’une garde nombreuse de Yakounines (officiers du Taïcoun) ; ces derniers campèrent aux issues de ces habitations, dans les jardins, dans les cours, et s’attachèrent aux pas de toute personne qui s’aventurait dans la ville.

Un malheureux événement vint toutefois prouver que ces précautions n’étaient pas superflues, quel que fût le motif des Japonais en y assujettissant les étrangers. Le 19 janvier 1861, le secrétaire de la légation américaine, M. Heusken, était assassiné dans les rues de Yedo. Les ministres de France, d’Angleterre et de Hollande se retirèrent momentanément à Yokohama, protestant par cette conduite contre l’incurie du gouvernement du Taïcoun à veiller à la sûreté de ses hôtes[5]. Ils ne consentirent à rentrer dans la capitale que sur l’invitation du Taïcoun, exigée par eux ; ils y firent une entrée solennelle, et vinrent réoccuper leurs légations autour desquelles la garde de Yakounines avait été considérablement augmentée.

Quelques mois se passèrent ; sir R. Alcock s’était rendu temporairement en Chine. À son retour, il fit par terre, et sous une nombreuse escorte, le chemin de Nagasaki à Yedo. Son voyage, dont il a publié une curieuse relation, se termina sans encombre ; mais, le 3 juillet 1861, dans la nuit qui suivait son arrivée à Yedo, une vingtaine de forcenés attaquaient la légation anglaise, et n’étaient pris ou exterminés qu’après un sanglant combat avec la garde japonaise.

Le gouvernement japonais ne manqua pas de mettre l’attentat sur le compte de la faction hostile aux étrangers ; mais, en repoussant même l’idée de sa complicité, rien ne prouvera qu’il ne fût pas à même d’en informer à temps le ministre, et de prendre les mesures nécessaires pour l’empêcher.

Les ministres demandèrent à leurs gouvernements une garde européenne ; des marins et des soldats furent affectés à la garde des légations. Ce n’était pas sans doute le compte du gouvernement japonais ; on ne peut mettre en doute qu’il n’eût, dès l’origine, le désir d’éloigner de Yedo les représentants des puissances, les seuls étrangers jusqu’alors admis à y résider. Il les voyait donc, au lieu de fuir devant un danger de tous les jours, faire venir quelques troupes et inaugurer un système de défense militaire autour des légations. Son but n’ayant pas été atteint par cette voie, il en prit une autre : la surveillance des Yakounines redoubla ; il en fut affecté à la garde des soldats des détachements ; l’obsession de ces véritables geôliers était de toutes les heures, et s’exerçait jusque dans les couloirs et au seuil des appartements. Bref, fatigués de cette surveillance que rien ne parvenait à ralentir, les ministres de France, d’Angleterre et de Hollande abandonnèrent Yedo, où ils ne devaient plus aller que pour la discussion des affaires importantes, et, plutôt que de laisser leur influence s’user dans cette espèce de prison qui leur y était faite, vinrent s’établir à Yokohama, au milieu de leurs compatriotes. Le ministre américain persista seul à rester à Yedo.

Un système semblable s’était inauguré à Yokohama ; la ville avait rapidement grandi, malgré les entraves incessantes opposées aux transactions commerciales par l’intervention de l’autorité dans les moindres détails ; de nombreux Européens arrivaient par chaque navire et s’installaient à côté des premiers occupants. Auprès de la concession des étrangers, un populeux quartier marchand s’était élevé, qui vivait du contact du premier. L’exportation de la soie japonaise, qui avait trouvé un accueil favorable sur les marchés de l’Europe, prenait déjà une certaine importance. Cette prospérité d’un comptoir qui débutait à peine n’avait sans doute pas été prévue par le gouvernement japonais, toujours pénétré des souvenirs de Désima. Il parut, dès lors, vouloir élever autour de Yokohama ces mêmes barrières qui avaient maintenu pendant deux cents ans les négociants hollandais complétement isolés du Japon. Cette préoccupation se traduisit par des avertissements réitérés du danger qu’il y aurait à s’exposer en dehors de la ville. Celle-ci, on se souvient, avait été élevée sur un marais comblé ; un profond canal, alimenté par une rivière et les eaux des marées, la cerna complétement. On n’y arriva que par des ponts garnis à leurs extrémités de postes nombreux. Ces mesures, vexatoires pour la liberté de la population européenne et jetant de temps à autre au milieu d’elle de justes alarmes, étaient, bien entendu, prises dans un but de protection. Il fallut toute la persévérance des autorités consulaires et des pourparlers sans fin pour empêcher les Japonais de faire envahir le quartier étranger par leurs officiers, et de le mettre, pour ainsi dire, en état de siége. On doit reconnaître cependant que, depuis ce jour, aucun assassinat comme ceux qui avaient eu lieu dans les rues de Yokohama en 1859 et 1860 ne s’est produit dans l’enceinte même de la ville.

Tout en arrivant à l’évacuation de Yedo, et créant peu à peu l’isolement autour de Yokohama, le gouvernement japonais songeait, non sans frayeur, aux nouvelles clauses des traités, à celles dont l’échéance prochaine allait lui susciter de bien plus grands embarras. Il avait, à plusieurs reprises, fait des ouvertures au sujet de leur ajournement auprès des représentants des puissances étrangères ; ceux-ci ayant décliné toute compétence relativement à de pareilles questions, il se décida à envoyer une ambassade en Europe.

Cette ambassade quitta Yedo au commencement de l’année 1862, se rendit successivement chez les puissances signataires des traités de 1858, et parla, comme on l’avait déjà fait à leurs représentants, des immenses embarras que ces traités avaient suscités au gouvernement du Taïcoun et de l’effervescence croissante du parti de la noblesse, sur le compte duquel il fallait rejeter tous les attentats commis. Ils concluaient par la nécessité de supprimer momentanément l’exécution d’une partie des clauses des traités, notamment celles qui allaient avoir leur effet en 1862 et 1863, afin de donner à l’opinion le temps de se calmer. Ils protestèrent du bon vouloir du gouvernement du Taïcoun, et promirent, en échange des concessions demandées, des améliorations à l’état et se trouvaient les relations commerciales.

À cette époque, l’Angleterre avait au Japon les principaux intérêts, et, dans cette affaire, sa ligne de conduite devait entraîner celle des autres gouvernements. Sir R. Alcock, son ministre, était d’avis de temporiser. Dans son opinion, le gouvernement de Sa Majesté devait être patient, et céder sur des droits dont l’exigence pouvait entraîner le Japon dans la guerre civile ; il fallait laisser le temps et la fermeté tempérée de conciliation améliorer la position des étrangers ; et, en attendant, se borner à veiller à la sûreté des légations et des résidents. Lord Russell approuva la ligne de conduite de son ministre, tout en lui recommandant de ne jamais faire de concessions sans équivalents. Telle fut la politique généralement adoptée. Il fut convenu entre les ambassadeurs et les gouvernements signataires des traités de 1858, que l’ouverture des ports de Neégata, Hiogo, et des villes de Yedo et d’Osaka, serait ajournée au 1er janvier 1868 ; et qu’en retour, des négociations seraient ouvertes entre les représentants étrangers et les ministres du Taïcoun relativement à l’exécution stricte des autres clauses et aux améliorations reconnues nécessaires.

Pendant que l’ambassade remplissait ainsi sa mission, au Japon la situation des Européens avait conservé le même aspect précaire, avec des alternatives de sécurité et d’alarmes. Le mariage du Taïcoun régnant avec la sœur du Mikado amenée en grande pompe de Miako, avait été annoncé officiellement par les autorités comme le signal d’un rapprochement entre les partis et une voie offerte à leur réconciliation. D’autre part, en juin 1862, une nouvelle attaque avait eu lieu contre la légation anglaise et causé le meurtre de deux sentinelles[6].

Lorsqu’en août 1862 notification fut faite au gouvernement de Yedo du prochain retour de l’ambassade, et des importantes concessions qu’elle avait obtenues, on espéra voir se réaliser les promesses données en échange : le retour de la sécurité, le développement des transactions commerciales. Un nouvel attentat vint bientôt prouver l’inanité de ces concessions, et ajouter un nom de plus à la liste, déjà si longue, des victimes du fanatisme japonais.

Nous avons dit plus haut qu’à deux milles au nord de Yokohama, le village de Kanagawa était traversé par la route du Tokaïdo. Sur cette route passaient presque journellement les cortéges des Daïmios appelés à Yedo ou rentrant dans leurs provinces. Lorsqu’un prince voyage au Japon, il est précédé et suivi d’une escorte en rapport avec son rang, et s’élevant parfois à quelques mille hommes. Partout, sur son passage, les habitations se ferment, le peuple se cache ou se prosterne sur le bord de la route en signe de respect. Des coureurs précèdent le cortége en invitant le peuple à se mettre à genoux, et malheur à celui qui tenterait de désobéir, les serviteurs du prince étant jaloux de conserver les honneurs et le respect dus à leur maître.

Les habitants de Yokohama, où domine l’élément anglais, avaient parmi eux de nombreux amateurs de sport, et poussaient souvent leurs promenades sur cette route, longeant les bords de la baie et adossée à de riantes collines. Plusieurs fois, ils avaient rencontré des cortéges, et, sans se soumettre aux exigences de la coutume nationale, n’avaient jusqu’alors essuyé des officiers des princes que des regards haineux ou quelques imprécations.

Le 14 septembre 1862, un négociant anglais, M. Richardson, était sorti avec trois autres personnes pour faire une promenade à cheval du côté de Yedo. À onze heures du matin, ils rencontrèrent un cortége arrivant de cette ville : c’était celui du prince Shimadzo-Sabouro, père du Daïmio de Satzouma. Ils se rangèrent sur le bord de la route et continuèrent au pas, sans être inquiétés, jusqu’au moment où apparut le Norimon (palanquin) du prince. À cet instant les gardes, armés de sabres et de lances, se mirent devant eux et leur intimèrent l’ordre de rebrousser chemin. Ils retournaient leurs chevaux et se disposaient à obéir, lorsque les gardes, dégainant leurs sabres, se jetèrent sur eux. Un instant après, M. Richardson tombait mutilé et les trois autres personnes, dont deux gravement atteintes, s’échappaient au galop de leurs chevaux du côté de Kanagawa. Le cortége jeta le cadavre dans un champ voisin, continua sa route et s’arrêta à trois lieues plus loin pour y passer la nuit.

À Yokohama, aussitôt l’arrivée de la seule personne qui se fût échappée saine et sauve de l’attentat, la plus vive émotion s’était répandue dans la ville. Pendant que plusieurs personnes allaient chercher le cadavre du malheureux Richardson, les résidents, assemblés en meeting, et ayant parmi eux des consuls et même des chefs de légation, proposèrent de rassembler les troupes présentes dans la ville et à bord des navires de guerre, et de les envoyer attaquer, à la tombée de la nuit, le cortége du prince dispersé dans les auberges du Tokaïdo ; l’occasion s’offrait de venger aussitôt l’insulte et d’assurer, par un exemple salutaire, la sécurité à venir. Les autorités françaises offrirent leur concours dans ces circonstances où l’intérêt commun était en jeu ; une députation se présenta à bord de la frégate l’Euryalus, sur laquelle le contre-amiral Kuper était arrivé depuis peu en rade. Le ministre d’Angleterre arrêta cet élan ; il fit valoir des considérations de prudence, le peu de forces dont on disposait, les conséquences graves que pourrait avoir une opération militaire. Bref, rien ne fut fait. Le prince, prévenu vers huit du soir par le gouverneur de Yokohama des dispositions hostiles des Européens, quitta ses logements et reprit sa route en toute hâte.

Le gouvernement du Taïcoun, mis en demeure de poursuivre et de punir les assassins, répondit évasivement : Shimadzo était déjà loin, et il était impossible de savoir quels étaient, parmi ses officiers, les véritables meurtriers ; le prince de Satzouma était puissant et résisterait par la force à toute tentative semblable.

Les résidents anglais critiquèrent amèrement la conduite de leur ministre. Toutefois, aux premières nouvelles, le gouvernement anglais approuva la prudence de son représentant et ne parut pas disposé à s’engager dans une voie belliqueuse. Les statistiques commerciales accusaient un accroissement progressif des transactions, et, si de récents attentats avaient prouvé le danger du séjour de Yedo et de la circulation sur certains points fréquentés, la sécurité semblait revenir pour Yokohama. La politique de temporisation fut donc recommandée.

Pendant ce temps, les ministres continuaient leurs efforts pour sonder l’état des esprits, chercher à reconnaître la force réelle du gouvernement de Yedo et amener celui-ci à une conduite plus franche. Dans le courant de l’année 1862, la situation intérieure du pays avait paru se dessiner davantage ; par des documents, revêtus toutefois du même caractère d’incertitude, par des communications officielles, on apprit que les grands Daïmios, réunis autour du trône de Mikado, accusaient le Taïcoun d’avoir violé les lois de Gongensama, et que ce dernier recevait l’ordre de venir à Miako justifier sa conduite. Était-ce le Mikado cherchant en personne à recouvrer son antique suprématie ; ou bien, dans un même but, la vieille noblesse, jalouse du pouvoir des Taïcouns qu’elle considérait comme des usurpateurs, donnant à ses plaintes et à ses volontés l’autorité de la parole impériale ? On comprend l’intérêt du gouvernement de Yedo à maintenir à ce sujet dans l’ignorance la diplomatie étrangère. Tout ce que l’on apprit de lui, ce fut l’ouverture de négociations entre les deux cours du Japon, et, au commencement de 1863, le prochain départ du Taïcoun pour Miako était officiellement annoncé.

D’après le dire des autorités japonaises, le Taïcoun allait se rendre auprès du Mikado pour arranger pacifiquement leur différend ; il avait reçu de ce dernier l’ordre d’expulser les étrangers, et le refus d’exécuter cet ordre entraînerait la perte de son pouvoir ; il allait donc paraître céder tout d’abord, de cette façon gagner du temps et amener enfin le Mikado à une meilleure ligne de conduite. À plusieurs reprises, il leur fut fait la proposition d’un appui matériel et militaire des puissances contractantes au cas où ils auraient à engager la lutte avec le parti des Daïmios hostiles. Il fut chaque fois répondu : « Le Taïcoun ne peut pas désobéir ouvertement à l’Empereur, ce qui délierait immédiatement les principaux princes de leur serment d’obéissance, mais si jamais la guerre devait éclater entre eux, le Taïcoun aurait pour lui la position imprenable du Quanto (province de Yedo) ; les Daïmios Gofoudaï, les 80 000 Hattamottos et les nombreux Yacounines suffiraient à la défendre, et envahiraient même les domaines des princes dès que ceux-ci se seraient mis en campagne. Pour ce qui est du secours étranger, c’est un moyen extrême : il faut comparer le Japon à un corps attaqué par des ulcères. On peut guérir rapidement ces ulcères en tranchant dans le vif, mais souvent aussi le malade espère que la guérison pourra être obtenue par des moyens anodins. Telle est notre situation actuelle. »

Quels que fussent ses projets, le gouvernement de Yedo, depuis peu, redoublait d’activité dans l’organisation de ses moyens d’attaque ou de défense. Dès l’ouverture du Japon par les premiers traités, on l’avait vu, reconnaissant la supériorité de l’art moderne de la guerre, se livrer à de nombreux achats d’armes de toutes sortes. Un certain nombre de jeunes gens furent envoyés en Hollande pour y recevoir une instruction scientifique et militaire, et, à leur retour, formèrent le noyau d’un corps d’officiers et d’ingénieurs : en effet, contrairement aux autres peuples orientaux, et malgré les tentatives faites auprès d’eux, les Japonais se refusaient à accepter les services d’officiers européens.

Des fabriques de fusils et de canons furent créées. Des bataillons de fantassins armés de fusils à percussion furent dressés aux manœuvres d’infanterie. Les autorités étrangères purent assister, plusieurs fois, à Yedo, aux exercices qu’ils pratiquaient fréquemment avec un ensemble et une précision incontestables.

Leurs efforts s’étaient également tournés vers la création d’une marine militaire. La forme élémentaire des jonques japonaises, conservée depuis des siècles conformément aux édits de la nation, ne se prêtait nullement à un service de ce genre. Ils construisirent quelques navires à voiles sur des modèles européens ; et, leur industrie ne leur permettant pas encore d’aborder la fabrication délicate des machines, ils s’adressèrent au commerce étranger pour l’acquisition de vapeurs. Enfin des fortifications s’élevèrent en plusieurs points des côtes, et les anciennes furent remises en état.

Les grands Daïmios suivirent cet exemple ; ils construisirent des forts, achetèrent ou fabriquèrent des armes, des canons, exercèrent des troupes à la tactique européenne et firent, dans la proportion de leurs ressources, l’acquisition de bâtiments à voiles et à vapeur. À la fin de 1862, tant chez eux que dans les ports du Taïcoun, on comptait vingt-cinq à trente navires de provenance étrangère : un petit nombre, il est vrai, pouvait porter des canons et faire le service de véritables navires de guerre.

Nous arrivons enfin aux sérieux événements qu’allait amener, au commencement de 1863, cet état de tension générale ; mais, avant d’en aborder le récit, il nous reste un dernier incident à raconter.

Après l’abandon de Yedo par les ministres étrangers, il avait été convenu avec le gouvernement du Taïcoun que de nouvelles résidences devaient leur être disposées sur le Goten-Yama (hauteur située dans la partie sud de Yedo, non loin des forts et du bord de la mer). La légation anglaise, préparée la première et construite à grands frais, venait à peine d’être achevée que l’on put deviner le désir des autorités japonaises de voir les ministres renoncer encore, sinon au séjour de Yedo, au moins à un établissement sur un point qui, par sa position, commandait les défenses de la ville et ses abords par le Tokaïdo. Des avances faites auprès d’eux à Yokohama pour leur proposer un nouvel emplacement furent repoussées. Les derniers pourparlers avaient eu lieu à la fin de janvier. Le 1er février, la légation britannique était la proie des flammes, et, pendant l’incendie allumé sur un grand nombre de points, des détonations de poudre avaient retenti à plusieurs reprises. Le gouvernement de Yedo mit l’événement sur le compte du parti hostile ; mais les circonstances dans lesquelles il s’était produit tendirent à prouver que lui-même en était, sinon l’auteur, du moins le complice, et qu’il était, une fois de plus, arrivé à son but de tous les instants, la non-exécution des traités.

La portée de cet incident, toutefois, allait s’effacer devant des circonstances plus graves.

  1. M. Duchesne de Bellecourt, premier secrétaire de l’ambassade du baron Gros, resta au Japon comme chargé d’affaires, et plus tard, ministre de France. Le représentant de l’Angleterre fut sir Rutherford Alcock, ancien consul général en Chine.
  2. La colonie étrangère d’Hakodadé est à peu près russe. Les transactions y sont presque nulles ; mais le commerce ne semble pas être la préoccupation de la Russie au Japon. Elle n’a à Yokohama, le principal centre d’affaires, ni agent consulaire, ni résident.
  3. L’or existe en assez grande quantité au Japon, et sa valeur, comparée à celle de l’argent, est notablement inférieure à ce qu’elle est chez les autres peuples. La monnaie d’or n’est généralement pas employée dans les transactions ordinaires ; espèce de monnaie de luxe, elle reste empilée dans les caisses du trésor ou dans les châteaux des Daïmios.
  4. La phrase suivante figure dans les protestations, qui, signées de la noblesse, furent présentées au Mikado lors de la signature du traité américain ; si l’authenticité de ces curieux documents ne peut être parfaitement constatée, la phrase exprima bien toutefois les préoccupations que nous cherchions à dépeindre :

    « Si on permet aux étrangers de s’établir de côté et d’autre, ils gagneront l’esprit du peuple, par l’influence de leurs paroles attractives, et le peuple finira par se laisser aller à suivre leurs usages. »

  5. En cette circonstance, le ministre des États-Unis, M. Barris, avait refusé de s’associer à la manifestation des représentants des autres nations, et était resté à Yedo, se disant en parfaite sûreté dans cette ville et continuant à jouer le rôle de protecteur et ami désintéressé des Japonais. Cette conduite eut pour résultat une grande froideur et une cessation de toute entente entre M. Harris et ses collègues, alors que l’unanimité des vues et d’action eût été du meilleur effet sur les autorités japonaises. Quant à celles-ci, nous verrons jusqu’à quel point elles ajoutaient foi aux protestations du ministre américain et voulaient accepter ses bons offices.
  6. Sir R. Alcock, appelé temporairement en Angleterre, avait été remplacé par le lieutenant-colonel Saint John Neale, premier secrétaire de l’ambassade de Pékin. Depuis l’année précédente, le général Pruyn remplaçait également M. Harris comme ministre aux États-Unis. Ces changements n’en amenèrent pas dans la politique isolée des Américains, et les rapports entre le général Pruyn et ses collègues furent à cette époque aussi froids que du temps de son prédécesseur.