Aller au contenu

Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/02

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 11-28).

CHAPITRE II.

le zéphyr.


Depuis quelques jours un brick avait jeté l’ancre dans la rade de Matanzas. L’arrivée de ce navire dans ce port de l’île de Cuba n’avait causé aucune émotion d’abord. Il y en arrive tant tous les jours et de tous les pavillons et de toutes les formes.

Cependant, le troisième jour, lorsque le bon peuple de la ville vit que le navire ne faisait pas mine d’accoster, on commença à faire des conjectures. Puis la forme si élancée de sa proue ; sa coque si longue et si étroite, toute noire ; la hardiesse de sa mâture inclinée en arrière ; ses immenses voiles qu’il déployait au vent quand il entra dans le port, et maintenant ferlées ; ses douze sabords ouverts qui montraient les dents, comme des dogues en colère, tout cela excita fort les soupçons des habitants paisibles de la bonne ville de Matance.

— Mais dites-donc, demanda un signor à son voisin qui se trouvait près de lui sur la jetée, que pensez-vous de ce vaisseau tout noir, là-bas à l’ancre ? On n’aperçoit personne à bord. Ne dirait-on pas qu’ils craignent de se montrer ?

— Je suis aussi ignorant que vous sur le compte de cet étrange navire. Quelques-uns pensent que c’est un écumeur de mer, d’autres disent que c’est un négrier qui arrive de la côte d’Afrique.

— Les autorités n’ont-elles pas envoyé reconnaître ? C’est drôle tout d’même ; il me semble que l’on y devrait faire attention. Si ce sont des pirates, faut être sur nos gardes.

— Je crois que les autorités sont informées, car ce matin on dit que le canot de ce brick est venu à terre, deux hommes en sont sortis et se sont dirigés du côté du Consulat Américain. À peine s’il était jour et l’un d’eux était enveloppé dans un léger manteau de soie cirée. Au bout d’une demi-heure on les a vus sortir du Consulat Américain, entrer au bureau de la douane d’où ils sont repartis pour leur navire. Depuis ce temps on ne sait plus rien.

— Il ne serait pas mauvais, tout d’même, de veiller cette nuit sur leurs mouvements.

— Ils sont suspects, je sais que ce matin un caboteur ayant voulu approcher du navire avec son squif chargé d’oranges, un gros nègre armé d’une immense fourchette de cuisine lui a crié que, s’il ne s’en allait pas de suite, il tirerait sur lui à coup de carabine. Le caboteur dit qu’il croit avoir aperçu sur l’un des plis du pavillon, que nous voyons roulé et attaché à mi-mât, une tête de mort avec deux os en croix. — C’est un pirate, prenons garde.

— Je suis de votre avis.

Ces deux personnes se séparèrent pour aller rapporter dans leurs familles les conjectures qu’elles avaient faites, sur le compte du prétendu pirate. Avant la nuit toute la ville était en rumeur. Plus d’une jeune signora passa une partie de la nuit agenouillée aux pieds de sa Madone ; plus d’une vieille fille s’effraya des excès que l’on devait s’attendre à voir commettre par ces bandits, si les autorités ne doublaient pas les gardes. Et pourtant les autorités ne doublèrent pas les gardes, et la nuit se passa comme les autres sans désordres ; et les vieilles et les jeunes filles se levèrent le lendemain matin comme à l’ordinaire, les yeux pourtant un peu caves et les joues un peu blêmes de peur et d’insomnie.

Quoique les frayeurs de ces bonnes gens ne fussent nullement fondées à l’endroit du joli brick qui balançait si coquettement ses mâtures effilées, il faut aussi leur rendre cette justice de dire que quelques semaines auparavant on avait signalé dans ces parages un véritable pirate, dont la description correspondait assez avec celle du navire qui, à cette heure, reposait bien innocemment sur ses ancres dans la rade.

De bien bonne heure, ce matin là, il y avait un grand nombre de personnes rassemblées sur les quais, examinant avec des longues-vues le vaisseau suspect. À bord, tout semblait dans la plus grande solitude. Les voiles ferlées n’annonçaient pas un prochain départ. Un homme, un seul homme, en chemise rouge avec un chapeau de toile cirée noire, se promenait lentement sur le gaillard d’avant, fumant tranquillement un cigare, pur havane, dont les bouffées, lancées à pleine bouche, s’élevaient en décrivant des ronds qui allaient en s’élargissant jusqu’à ce qu’ils se perdissent dans l’espace. Pas un souffle de vent ne dérangeait la symétrie des ondulations que formait la fumée en giroyant dans les airs. De temps en temps il regardait le ciel, puis la lisière du ruban rouge qui pendait au haut de la flèche du mât d’artimon, comme pour découvrir de quel côté viendrait la brise du matin au lever du soleil. Le ciel était pur et sans nuage ; aucun souffle n’agitait la surface des eaux ; la houle de la mer, qui se faisait sentir dans la rade où elle venait mourir, balançait seul et lentement les vaisseaux qui y reposaient sur leurs ancres.

Longtemps les curieux attendirent et ne virent rien qui put rompre la monotonie du vaisseau suspect.

Vers huit heures, un pavillon blanc fut hissé au-dessus du consulat anglais, édifice gothique à côté de la maison de douane, qui dominait l’un des bassins du quai où se tenait rassemblée par groupe cette foulé de signors inquiets et curieux.

— Tiens, regardez donc vous autres, cria un des curieux, voici un signal que fait le consul anglais au vaisseau noir en rade. Ce ne serait donc pas un pirate ; c’est peut-être une croisière anglaise ?

— Non, il vient de hisser son pavillon. C’est le pavillon américain, je le reconnais bien avec ses étoiles d’or sur un fond bleu à longues raies rouges.

— Il montre aussi un pavillon marchand, cria un troisième. Mais c’est tout d’même étonnant qu’un vaisseau marchand ait autant de sabords et si bien garnis !

— Je vois des matelots monter comme des singes dans les mâts, dit un quatrième personnage qui, une longue-vue braquée sur le brick, en examinait les mouvements. Ils déferlent les voiles. Voilà qu’on descend la chaloupe. Elle vient à terre ; nous allons savoir ce que tout cela veut dire.

— Quatre bras vigoureux dirigeaient en effet une chaloupe vers les quais du consulat anglais. Un jeune homme tenait le gouvernail. Son teint hâlé par le soleil des tropiques annonçait une nature endurcie aux rudes travaux de la mer. Ses mains, un peu blanches pour un marin, n’accusaient pas un homme accoutumé aux durs exercices de la manœuvre. Des pantalons de toile blanche, une cravate de soie noire négligemment nouée au col sur une chemise de toile fine de Hollande, un gilet bleu ciel, un chapeau rond de paille de Panama retenu à la boutonnière de son gilet par un ruban, tel était le costume de celui qui guidait la chaloupe.

En touchant terre le jeune homme sauta lestement sur le quai, dit quelques mots à voix basse aux deux matelots, et se dirigea vers le consulat anglais où il entra. Les deux matelots restèrent dans l’embarcation.

Ce jeune homme qui venait d’entrer chez le consul anglais, c’était Pierre de St. Luc, ou comme les matelots du Zéphyr l’appelaient, le capitaine Pierre.

Le rôle que le capitaine Pierre joue dans cette histoire est assez important pour qu’on nous permette d’en dire un mot.

Pierre n’avait jamais connu son père ni sa mère. Tout ce qu’il savait de sa naissance, c’est qu’il était né au Canada, dans quelqu’une des seigneuries du District de Montréal. Amené à la Nouvelle-Orléans, à l’âge de six ans, par Alphonse Meunier, Pierre ne connaissait de son pays natal que le nom ; et quoiqu’il eut plus d’une fois questionné le père Meunier sur sa famille et sa patrie, celui-ci avait toujours évité de lui répondre directement. Tout ce qu’il en avait pu savoir, « c’est qu’un jour il lui fournirait les moyens de découvrir ses parents, que, pour le moment, de puissantes raisons le forçait de tenir ignorés. »

Du reste le père Meunier aimait le jeune Pierre avec une tendresse toute paternelle. Doué des plus excellentes qualités du cœur et de l’esprit, Pierre, tout jeune encore, savait apprécier la tendresse du père Meunier qui, comme il le pensait, n’était que son père adoptif.

Les maîtres les plus renommés pour les armes, la danse, la gymnastique et tous les exercices qui peuvent former un jeune homme, furent donnés au jeune Pierre. Il sut si bien profiter de ces leçons, qu’à l’âge de dix-huit ans il était le meilleur valseur de la Nouvelle-Orléans et le plus intrépide cavalier qu’on eut vu depuis longtemps, soit aux chasses au renard soit aux courses au clocher.

Mais si ces exercices avaient développé chez le jeune Pierre la force de ses muscles, ils avaient aussi un peu trop excité chez lui la disposition à la dissipation. Sans être querelleur par caractère, il trouvait une sorte de jouissance dans l’excitation fiévreuse que procurent l’orgie et les rixes qui presque toujours à la Nouvelle-Orléans, les accompagnaient : il s’y livrait avec trop d’ardeur.

Il était reconnu le meilleur boxeur des cercles du café qu’il fréquentait. Dans un assaut aux coups de poings, il avait fait demander quartier au premier maître de boxe de la cité. Un soir, à la sortie d’une représentation au théâtre d’Orléans, ayant lancé une pierre à travers les vitres d’une lanterne, deux watchmen s’élancèrent sur lui pour l’arrêter : d’un coup de pied il rompit trois côtes à l’un d’eux et d’un coup de poings brisa la mâchoire à l’autre, fit un bond en arrière et en un instant il avait disparu, sans que personne eut pu l’arrêter. Quoique son jeune âge ne fût pas une excuse pour ses escapades, qui devenaient un peu fréquentes, nous devons ajouter néanmoins à sa louange, qu’ayant appris que l’un de ceux qu’il avait blessés était un pauvre homme, père de famille, qu’il venait de priver pour quelque temps des moyens de gagner sa vie, il lui envoya porter sa bourse avec tout ce qu’il y restait d’argent pour ses menus plaisirs de la semaine.

Enfin, une affaire sérieuse que s’était faite le jeune Pierre, à l’occasion d’une affaire d’amour à la guinguette, le força de se cacher pendant plusieurs jours. Il avait eu le malheur de tuer son adversaire dans un duel qui eut lieu à la carabine avec un Créole Louisianais. Le père Meunier fut obligé, pour le soustraire aux recherches de la police, de le faire embarquer secrètement à bord d’un navire qui partait pour le Hâvre.

Ce premier voyage de Pierre, à l’âge de dix-neuf ans, détermina son goût pour la mer.

C’était son plus grand plaisir de monter dans les mâts, de courir sur les vergues, de monter par les haubans du mât d’artimon et de descendre par le beaupré, en se laissant glisser par les étais du hunier de la misaine.

Pierre passa deux ans à Paris, visita les principales villes du Continent, et après avoir fait un séjour de six mois à Londres, revint à la Nouvelle-Orléans, où son goût pour la marine se réveilla avec tant de force, que le père Meunier ne crut pouvoir mieux faire, que de le remettre sous les soins du capitaine Frémont, pour lui faire faire son apprentissage de marin.

Au moment où nous parlons, Pierre avait vingt-sept ans, et il était capitaine du Zéphyr depuis trois ans.

Un grand changement s’était opéré dans son caractère et son comportement, depuis qu’il s’était vu maître absolu à bord d’un vaisseau, ayant sous sa responsabilité la vie des matelots et des passagers, les biens de son armateur, l’honneur de son pavillon et sa réputation de marin.

Un peu brusque dans ses façons, il savait néanmoins plaire par ses manières pleines d’aisance et de noblesse. Naturellement vif et bouillant, il s’étudiait à conserver son sang-froid et à rester calme au milieu des scènes les plus excitantes. Poli, affable et gai, il était l’âme et l’agrément des sociétés où il se trouvait. Franc et ouvert, il attirait la confiance. Brave jusqu’à la témérité, mais sans fanfaronnade, généreux jusqu’à la prodigalité, il eut beaucoup d’amis et encore plus d’envieux. Ses matelots l’aimaient comme on aime un père ; il était bien leur père par l’attention et les égards qu’il avait pour eux. Les preuves qu’il leur avait données de son habileté comme marin, dans les plus périlleuses situations, lui avaient acquis leur plus entière confiance.

Les exercices de la mer et une vie pleine d’activité et de dangers avaient développé avantageusement toutes ses qualités corporelles et intellectuelles ; son front haut annonçait l’intelligence. Son œil noir et brillant semblait percer jusqu’au fond de la pensée. Sa bouche petite, ses dents régulières et blanches, ses lèvres vermeilles, semblaient inviter le plaisir quand il souriait. Sa haute stature, ses épaules musculaires et charnues, ses bras nerveux, sa taille souple, tout annonçait chez le capitaine Pierre, une force et une activité extraordinaires. Mais s’il était grand, robuste et vigoureux, toute cette vigueur était gracieuse, parce qu’elle était symétrique sans avoir rien de roide ni de gêné. Plus noble tête ne se balança peut-être jamais plus gracieusement sur d’aussi larges épaules et une aussi vaste poitrine.

Tel était le capitaine Pierre ou ce « gueux de Pierre », comme l’appelait feu M. Alphonse Meunier.

Laissons-le avec Monsieur le Consul Anglais et retournons un instant à la chaloupe, que nous avons laissée au port.

Les divers groupes de Signors cubains s’étaient rapprochés peu à peu de l’endroit où se tenaient les deux matelots, que le capitaine Pierre avait laissés en soin de l’embarcation. L’un des curieux s’adressant aux matelots leur avait demandé quel était le vaisseau auquel ils appartenaient.

— Qu’est-ce que cela vous fait, que nous filions les écoutes sous un pavillon Français ou Américain, Russe ou Danois ? N’en avez-vous donc jamais vu de vaisseaux dans votre trou de port ? lui répondit le plus gros des deux matelots d’une voix rude et rauque comme le tuyau d’un orgue en désaccord.

Un homme de haute taille, revêtu d’une blouse grise et d’un large feutre blanc, voyant que c’était parti pris de ne pas donner de renseignements sur le navire (lui qui avait ses raisons d’en connaître quelque chose,) crut qu’un bon moyen de les faire parler serait de leur faire une querelle et de remuer un peu leur irascibilité. Aussi, s’avançant avec un air de matadore :

— Ah ça, l’ami, vous êtes un polisson, un manant, de répondre aussi grossièrement à ceux qui vous parlent poliment. Nous en voyons souvent des vaisseaux, mais ils n’ont pas peur de se faire voir, comme vous autres, pirates que vous êtes. Vous devriez tous être pendus, c’est ce que vous méritez ; et je ne sais ce qui me tient de te frotter un peu toi, ainsi que ce mijauré qui est assis à tes côtés, et qui ne prend pas même la peine de nous regarder.

— Tronc de Diou ! je voudrais bien vous voir, l’ami, essayer de me frotter, c’est une partie qui se joue à deux, celle-là.

— Tom, Tom, lui dit l’autre matelot en se retournant, ne va pas faire de tapage ; tu sais que le capitaine nous a expressément ordonné de ne nous occuper en rien du tout de ce qu’on pourrait nous dire.

— C’est donc votre capitaine, cette espèce de tourlourou, qui vous donne de ces sortes d’ordres, répliqua le matadore. Eh bien ! moi je vous ordonne de me répondre, entendez-vous ; quel est le nom de votre capitaine et celui de son vaisseau ?

Les deux matelots haussèrent les épaules ; l’un d’eux se mit à siffler et le gros Tom se gratifia d’une énorme chique, qu’il fit violemment naviguer de tribord à bâbord de sa large bouche, en jetant un coup d’œil de travers sur cet insolent interlocuteur, qu’il avait fort envie de frotter, comme il disait. Mais les ordres du capitaine étaient précis et sans réplique. Nul abord n’eut osé désobéir.

Les esprits commençaient à s’échauffer et les affaires semblaient prendre une tournure à la guerre ; il s’en serait peut-être suivi quelque violence, si en ce moment quelqu’un n’eut crié :

— « Voici la garde du maître du Hâvre ! »

En effet, le maître du Hâvre à cheval, accompagné de sa garde de service, arrivait au grand trot. Après avoir fait rapidement l’inspection des bassins il descendit à l’Hôtel d’Angleterre.

En ce moment le capitaine Pierre sortait du consulat, accompagné de deux jeunes demoiselles auxquelles il offrit galamment le bras. À quelques pas en arrière suivait un monsieur d’une cinquantaine d’années, qui parlait avec animation au consul anglais.

Cependant le matadore, qui voyait avec peine échapper l’occasion d’apprendre ce qu’il désirait et qui avait ses raisons de ne pas se faire remarquer du consul anglais, se retira en arrière et se confondit dans la foule ; mais non sans avoir jeté une malédiction au gros Tom et lui avoir promis « qu’ils se reverraient peut-être plus tôt qu’il ne pensait. »

— Tant mieux, et nous nous frotterons ; avait répondu Tom.

Un instant après, cette bande de curieux s’ouvrit pour laisser passer le capitaine Pierre et les jeunes demoiselles.

— Je vous recommande bien ma chère Sara, Sir Gosford, disait le consul au monsieur anglais, elle est nerveuse ; j’espère que vous la rassurerez et que vous lui tiendrez lieu de père.

— Soyez tranquille, aussitôt arrivé à la Nouvelle-Orléans, je vous écrirai le résultat de notre traversée. Elle ne sera pas longue, six jours tout au plus.

Sara et son amie embrassèrent le consul, qui, ayant échangé un salut d’adieu avec Sir Gosford, tendit la main au capitaine en lui recommandant sa fille.

Les passagers étant tous embarqués dans la chaloupe, les matelots poussèrent au large.

— M. de St. Luc ! cria le consul, pardon, j’oubliais de vous donner cette lettre pour Monsieur Meunier.

— Oui, oui, monsieur.

— Adieu mon père, cria Sara ; et la chaloupe s’élança vers le vaisseau qui, ayant levé l’ancre, louvoyait dans le port en courant de petites bordées sous son petit hunier, et son grand foc.

En entendant prononcer le nom de St. Luc, l’homme au feutre blanc et à la blouse grise, fit un mouvement de surprise, regarda le consul anglais, puis examina attentivement le capitaine Pierre.

— Bon ! se dit-il à lui-même, je suis bien aise de m’être trouvé ici à temps pour avoir le mot de l’énigme. Ce vaisseau, c’est le Zéphyr ; ce capitaine, c’est le fameux capitaine Pierre ; nous avons déjà fait connaissance, nous la renouvellerons encore, c’est curieux que je ne l’aie pas reconnu ; le Zéphyr porte la remise que doit faire la maison Munoz & Cie., de Rio, à la maison Meunier de la Nouvelle-Orléans. Un million !… Tout ça, c’est bon à savoir. Voyez donc, moi qui n’attendais le Zéphyr que dans une quinzaine de jours, au plus tôt !

Et cet homme qui avait deviné tant de choses par le seul nom de St. Luc, s’élança sur un superbe cheval barbe, qu’un nègre tenait par la bride à quelques pas en arrière, et partit au grand galop. Nous le reverrons plus tard.

Maintenant nous prendrons la liberté de suivre les passagers de la chaloupe et de monter avec eux à bord du Zéphyr.

La première chose qui frappait, en montant sur le pont, c’était la propreté et l’ordre admirable qui régnaient partout.

Le capitaine Pierre aimait son Zéphyr. Tout son orgueil c’était de le parer ; tout son plaisir de l’embellir. Tout était du goût le plus exquis ; la mâture, les gréements, les voiles, tout était calculé, taillé avec la plus minutieuse exactitude pour la plus grande force et la plus grande vélocité.

La cabine du capitaine était un véritable petit boudoir ; tapis de Turquie, divans, fauteuils, glace de Venise, rien n’y manquait. Elle avait plutôt l’air de la maison d’une petite maîtresse que de la chambre d’un matelot ; mais si cette cabine avait l’apparence d’un temple de Vénus, il y avait bien aussi quelque chose qui trahissait la présence du dieu Mars. Des pistolets, des sabres, des haches d’abordage, des piques, des couteaux de chasse, symétriquement arrangés, formaient sur la cloison des ronds, des carrés, des losanges, des soleils et diverses autres figures. Et aussi, si vous souleviez les coussins de velours cramoisi qui recouvraient deux espèces de faux buffets, vous aperceviez les culasses de deux énormes pièces de trente-six, qui, appuyant leurs museaux sur les sabords percés à la poupe, semblaient dormir en attendant leur quart. Les escaliers et les planchers, en bois de chêne, étaient frottés et cirés tous les matins ; les cuivres étaient polis et luisants.

Par courtoisie, le capitaine avait cédé sa cabine à ses deux jeunes passagères.

En avant de cette cabine se trouvait la salle à dîner, qui servait en même temps de salon, le jour, et de chambre à coucher, la nuit. Une table ronde occupait le milieu de la salle : de chaque côté s’élevaient des lits en étagères, que cachait des rideaux de serge rouge.

Sur le pont huit canons de dix-huit, quatre à tribord et quatre à babord, montraient leur nez à travers autant de sabords. Deux longues et immenses pièces de quarante huit, fixées sur des pivots sur le gaillard d’avant, pouvaient se mouvoir facilement en tout sens. Le capitaine Pierre les avait baptisées des noms tant soit peu classiques, de Démosthène et de Cicéron. En effet, c’était deux fameux parleurs quand ils s’y mettaient !

Ce qu’il y avait encore de remarquable à bord du Zéphyr c’était l’immense bordure de ses voiles et de sa brigantine, dont le gui dépassait les bastingages, des deux tiers de sa longueur. Aussi la marche du Zéphyr était-elle supérieure. Il n’y avait dans toute la marine américaine qu’une seule frégate qui put lui disputer le prix de la marche quand il ventait bon frais, et pas un navire pouvait l’approcher quand il s’agissait de naviguer au plus près.

Le Zéphyr avait été originairement construit à Baltimore pour une compagnie de marchands Brésiliens et destiné à la traite des nègres sur les côtes d’Afrique. Le père Meunier en avait fait l’acquisition sur les instances réitérées de son « gueux de Pierre, » quelque temps après que l’un de ses navires fut devenu la proie des pirates dans le golfe du Mexique. Cette acquisition avait été faite plutôt dans la vue de satisfaire le désir de Pierre que par spéculation, les dépenses de chaque voyage se montant à beaucoup plus que les profits.

L’équipage était considérable et toujours au grand complet, sur le pied de guerre ; car ses ennemis au Zéphyr, c’étaient les forbans qui infestaient, à cette époque, toutes les mers par où il devait passer. C’était un équipage choisi, composé d’hommes forts, vigoureux et d’une bravoure éprouvée.

Nous remarquerons, en passant, le gros Tom, que nous connaissons déjà un peu. Il faisait à bord les fonctions de Bosseman, veillait au détail des ancres, des câbles, des orins, et exerçait son commandement sur le gaillard d’avant. D’une force prodigieuse, il disait qu’il n’y avait que le Docteur Trim qui put le renverser à la lutte, et que le capitaine Pierre qui put le battre à coups de poings.

Un autre personnage qui, quoiqu’exerçant à bord une fonction inférieure, n’en était pas moins d’une grande importance, c’était le Coq, cuisinier en chef et seigneur de la Cambuse. Son nom était Trim ; les matelots l’avaient honoré du titre de Docteur. Le Docteur Trim donc était un nègre, du plus bel ébène, à la tête de bœuf, au nez écrasé, aux lèvres en bourrelets, avec un col où les nerfs se dessinaient comme des cordes, des épaules d’une gigantesque envergure, des bras et des poings comme des massues, des cuisses énormes, des jambes tellement bombées en dehors, qu’elles pouvaient sans difficulté, quand elles étaient rapprochées, donner passage à un boulet de quarante-huit.

Trim était l’esclave du capitaine Pierre. Je dis esclave, oui, esclave bien plus par la volonté que par la loi. Vingt fois le capitaine lui avait offert la liberté et vingt fois Trim l’avait refusée. Trim n’aurait pu vivre loin de son maître ; il l’avait accompagné en France, en Angleterre et partout. Depuis quinze ans qu’il lui appartenait corps et âme, il ne l’avait pas quitté deux jours de suite. Trim lui était attaché de cet attachement qui ne s’explique pas, mais qui existe ; c’était l’attachement du chien pour son maître ! Trim aimait autant les coups que son maître lui aurait donnés, que les caresses ou les amitiés qu’un autre lui aurait faites. Non pas que Trim fut insensible aux bons traitements, ou que son maître le maltraita jamais ; au contraire, jamais maître ne traita mieux son serviteur. Le capitaine aurait dit à Trim : « jette-toi au feu, » et Trim s’y fut jeté sans hésiter, sans même chercher à savoir pourquoi son maître lui donnait cet ordre. Trim avait les organes de la vue et de l’ouïe développées à un point extraordinaire. De plus, Trim était doué d’une rare intelligence et d’une exquise finesse, ce que l’on aurait été bien loin de s’attendre à trouver sous une si rude enveloppe. Trim était un homme précieux ; aussi le capitaine savait-il l’apprécier à toute sa valeur.

En attendant, jetons un coup-d’œil sur les passagers du Zéphyr, nous retournerons ensuite à terre, où nous trouverons d’autres choses pour nous occuper.

D’abord il y avait mademoiselle Sara Thornbull, la fille du consul anglais à Matanzas. C’était une jolie blonde de vingt ans, un peu nerveuse et mélancolique.

Sa compagne, Clarisse Gosford, était bien la plus gentille et la plus aimable jeune fille que l’on put voir de son âge. Elle n’avait que seize ans. De beaux cheveux noirs s’échappaient en boucles de dessous son chapeau rond de paille. Ses grands yeux noirs et vifs, son teint frais, ses lèvres d’un vermeil de bouton de rose, une certaine expression mutine, lui donnait l’air le plus coquettement espiègle et agaçant que l’on peut imaginer. Une robe de mousseline blanche et une ceinture de ruban bleu emprisonnait sa légère taille. Ses petits pieds étaient enfermés dans deux souliers de maroquin noir.

À côté de Clarisse, était son père, sir Arthur Gosford, cousin de lord Gosford, Gouverneur des Provinces de l’Amérique Britannique. D’un caractère grave, d’un cœur sensible et plein de philantropie, il revenait d’une visite qu’il avait faite dans les possessions anglaises, à la suite de l’acte d’émancipation, pour y examiner le sort des nègres, dans le but d’améliorer leur sort.

Enfin, venait le comte d’Alcantara, noble Brésilien d’origine Portugaise. C’était un vieux garçon d’une cinquantaine d’années. D’une taille au-dessous de la moyenne, il portait d’immenses talons de bottes pour se grandir. D’un teint de pomme cuite et avec un nez en virgule, il avait encore des prétentions à la beauté. C’était un galant de première volée. Il prétendait à de grandes connaissances militaires, du moins il ne parlait que guerres et batailles. De plus il se croyait marin !

Déjà le Zéphyr était sorti de la rade et la brise du large, qui commençait à enfler ses voiles, le faisait gracieusement incliner à babord. Léger comme une hirondelle, il semblait courir sur les vagues, qu’il rasait de ses vergues immenses.

Laissons-le poursuivre sa route et retournons au rivage pour suivre l’homme au feutre blanc, qui s’était élancé ventre à terre, à travers les bois d’orangers et de bananiers qui bordent les alentours de la ville de Matance ou Matanzas, comme les Espagnols l’appellent.