Une descente au monde sous-terrien/01

La bibliothèque libre.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 7-19).


Un huissier revint, conduisant un nègre. (page 15)

UNE DESCENTE

AU

MONDE SOUS-TERRIEN


CHAPITRE PREMIER

COMMUNICATION SENSATIONNELLE À L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE SAARDAM


Le 27 janvier 190…, à trois heures après-midi, l’Académie des Sciences de Saardam tenait une séance extraordinaire au cours de laquelle le célèbre professeur Van Tratter, après avoir appris toutes les langues et tous les idiomes de l’Univers, prétendait démontrer que les hommes doivent se comprendre sans se traduire, et même sans user d’une combinaison internationale quelconque.

La lecture de son rapport, destiné à révolutionner le monde polyglotte, devait durer trois grandes heures. Aussi ses collègues s’étaient-ils arrangés le plus commodément possible dans leurs fauteuils, l’un préparant une grande pipe — car on fume librement, à l’Académie de Saardam — l’autre dissimulant dans son pupitre un petit flacon de curaçao dont il comptait de temps à autre se stimuler ; un dernier ne préparant rien, mais visiblement disposé à une sieste magistrale.

Au dehors, il faisait un temps affreux : neige fondue et vent du nord. Les rares piétons de la ville, contrairement à leurs habitudes de calme et de lenteur, couraient aussi vite que possible sous les rafales glacées, et les jolies petites Hollandaises emmitouflaient soigneusement leurs nez roses.

Dans la grande salle au plafond bas et traversé de poutres vieillies, la tempête laissait les gens indifférents. Un énorme poêle en faïence ronflait, que surveillait avec sollicitude un huissier solennel, et une douce chaleur régnait, disposant tout le monde à l’égalité d’esprit qu’il faut pour entendre discuter linguistique pendant plusieurs fois soixante minutes.

Le président, vers trois heures dix, parut s’agiter. C’est-à-dire qu’il posa la pipe en porcelaine dans laquelle il avait jusqu’alors soufflé, et promena sur l’assistance un long regard. Il s’en trouva satisfait, sans doute, tant au point de vue de la qualité qu’à celui du nombre, car il frappa sur un timbre placé à sa droite, et prononça (en hollandais, bien entendu, mais nous traduisons pour la commodité de la majorité de nos lecteurs) :

— Messieurs, la séance est ouverte. Je donne la parole à notre savant et honorable collègue Julius-Ludovic Van Tratter.

Ces simples paroles furent suivies d’un murmure approbateur.

Et Julius-Ludovic Van Tratter, qui jusqu’alors était demeuré paisiblement à sa place, dessinant des petits bonshommes et pensant Dieu sait à quoi, se leva et monta sur l’estrade.

C’était un académicien d’une soixantaine d’années, grand, très robuste et très vert, le visage entièrement rasé, une profusion de longs cheveux blancs lui faisant comme une auréole, et qui toute sa vie avait promené un regard bienveillant et surpris sous des lunettes de myope. Les traits du visage étaient suffisamment réguliers ; l’homme était correctement vêtu d’une redingote noire, d’une cravate blanche et d’un plastron de chemise boutonné d’or.

Il jeta les yeux sur ses collègues assemblés, souleva ses lunettes pour se frotter les yeux, parut sortir d’un songe, et dit :

— Les membres de l’Académie des sciences de Saardam voudront bien m’excuser : j’ai oublié chez moi le rapport que je désirais leur lire. Je vais le chercher.

Et il descendit de l’estrade aussi tranquillement qu’il y était monté.

Sa déclaration n’avait provoqué d’ailleurs aucun étonnement exagéré ; à peine quelques sourires indulgents s’étaient-ils montrés. Les collègues de Van Tratter étaient probablement habitués à ses distractions.

— Nous pourrions envoyer un huissier, suggéra le président.

— Non, répondit le célèbre linguiste, ma nièce ne trouverait pas ; j’ai mis mes papiers en ordre ce matin.

Et il se dirigea vers l’antichambre. Mais il n’avait pas touché encore le bouton de la porte qu’une jeune fille de dix-neuf ans, blonde et fraîche comme seules savent l’être les jolies enfants de la Hollande, faisait son entrée dans la salle des séances, un gros rouleau sous le bras. Elle était un peu transie, mais souriante quand même comme le printemps.

— Ah ! c’est toi, Lhelma, lui dit le professeur sans s’émouvoir. Tu as bien fait de venir ; j’allais courir à la maison. Tu as mon rapport ?

— Oui, mon oncle.

— Tu l’as trouvé facilement ?

— Oh ! oui, mon oncle, il était dans le buffet de la salle à manger, sur les assiettes creuses.

— C’est très curieux. Merci, ma chérie ; tu peux t’en aller.

Et Wilhelmine, que son oncle appelait Lhelma par abréviation affectueuse, embrassa son oncle et fit mine de partir. Cette petite scène familiale n’avait en aucune façon, troublé la quiétude de l’Académie des sciences de Saardam.

Ce qui la troubla bientôt, ce fut un bruit d’altercation qui s’éleva dans l’antichambre, avant même que la jeune fille eût pu s’y rendre. On entendit une voix grave qui s’opposait fermement à quelque chose, et une voix jeune qui insistait avec non moins de fermeté pour que ce quelque chose lui fût accordé. Sachons tout de suite que la voix jeune voulait pénétrer dans la salle des séances de l’Académie, et que la voix grave ne le voulait pas. Mais comme la voix jeune parlait en français, et que la voix grave se faisait entendre en hollandais seulement, la discussion aurait duré, sans doute, si le président, ému enfin du tapage, ne fût allé voir ce qui se passait.

— Qu’y a-t-il ?

— Monsieur veut entrer malgré la consigne, répondit en hollandais l’homme chargé de la garde de la porte.

— Cette tête de mulet ne veut pas me laisser pénétrer, répondit l’étranger en français, bien que je me tue à lui expliquer que j’ai une communication importante à faire à l’Académie.

Le président comprenait heureusement les deux langues, ainsi d’ailleurs que tous les membres de la savante compagnie de Saardam.

— Vous avez une communication à faire à l’Académie, Monsieur ?

— Oui, Monsieur. Et il y a un quart d’heure que je le hurle à cet oison. Est-ce qu’il est sourd ?

— Non, Monsieur, mais il n’entend pas le français.

— Il a tort, trancha l’inconnu ; c’est la plus belle langue du monde.

— Nous en sommes d’accord, Monsieur, répondit courtoisement le président.

— Mais passons, reprit son interlocuteur. À qui puis-je m’adresser, Monsieur, pour entrer dans la salle des séances de l’Académie ?

— À moi-même, Monsieur. J’ai l’honneur d’en être le président.

— Trop honoré, Monsieur le Président Je me présente : Jean-Fabien-Maurice-Noël-Alain de Kerbiquet, marquis de Plougoven et capitaine au long cours. Je suis rentré de Chine hier même, et veux faire à l’Académie des sciences une communication qui ne souffre aucun retard. Voulez-vous m’en faciliter les moyens ?

— Comment donc, Monsieur ! répondit avec empressement le président, qui avait accueilli par de petits saluts très expressifs les noms et les titres du marin.

Il le fit entrer, et lui désigna l’estrade, où Van Tratter était remonté avec son manuscrit. Le jeune homme pénétra délibérément, et, trouvant Wilhelmine sur son passage, s’inclina.

Il continua sa route et vint se placer auprès de Julius-Ludovic Van Tratter, qui le regardait arriver comme un événement. Il salua l’assemblée, très étonnée aussi. Le président, le suivit d’un pas mieux pondéré et prit la parole en ces termes :

— Messieurs et honorables collègues, je me vois dans la nécessité d’interrompre l’ordre du jour de cette séance, Monsieur, que je vous présente, et qui aura l’obligeance de vous dire son nom lui-même parce que j’en serais totalement incapable…

— Jean-Fabien-Maurice-Noêl Alain de Kerbiquet, marquis de Plougoven et capitaine au long cours, répéta le nouveau venu.

— Le marquis de Kerbiquet est arrivé de Chine hier, et désire faire à l’Académie une communication urgente. Voyez-vous un inconvénient, ajouta-t-il en se tournant vers Van Tratter, à ce que je donne à Monsieur la parole avant vous ?

— Aucun inconvénient, répondit gracieusement le professeur ; mon rapport peut attendre.

— Nous vous écoutons. Monsieur le marquis, dit alors le président à l’étranger.

— Messieurs, commença celui-ci…

Mais il est bon, sans doute, avant de le laisser parler de présenter en quelques lignes un personnage qui tiendra dans ce récit une place prépondérante :

Jean-Fabien-Maurice-Noël-Alain de Kerbiquet, marquis de Plougoven, qui n’usait d’ordinaire que de deux de ses noms, Jean et Kerbiquet, était le dernier rejeton d’une vieille famille de marins bretons, dont quelques-uns se rendirent célèbres au cours de nos guerres navales. C’était, à l’heure où nous en parlons, un grand garçon de vingt-sept ans, fort et découplé, très intelligent, très loyal, très brave, et qui n’avait presque pas quitté la mer depuis qu’il était seul au monde. Il était possesseur d’une grosse fortune, ce qui n’a jamais rien gâté dans la vie de personne, pourvu de ses brevets de capitaine au long cours, et ne se connaissait pas d’autre profession que faire le tour de la Terre et chercher des aventures, recommençant quand il avait fini.

Ces aventures ne lui avaient pas manqué, jusqu’alors, mettant souvent sa vie en péril, et elles ne devaient pas lui faire défaut par la suite, comme le verront ceux de nos lecteurs qui nous feront la grâce de nous suivre jusqu’au bout. Mais sa présence d’esprit et son courage l’en avaient toujours tiré à point, et il était fort éloigné de s’en montrer las.

— Messieurs, dit-il, n’attendez pas de moi le moindre discours ; je suis complètement incapable de le faire : je suis marin, et non orateur. Et je vous ai demandé quelques minutes de votre attention pour vous faire part d’un incident de mon dernier voyage qui vous intéresse directement.

Ainsi que vous l’a dit votre président, je suis rentré hier d’une croisière en Chine, ou je m’étais rendu en faisant le tour de l’Australie, parce que rien ne me pressait.

Il y a deux mois, comme je me trouvais par 50° de latitude Sud, et par 140° à l’Est du méridien de Paris, j’ai vu flotter sur la mer une bouteille, ou plutôt une sorte de bocal semblable à ceux qu’on emploie pour conserver les cerises à l’eau-de-vie ou les cornichons. Je l’ai fait pêcher, je l’ai fait ouvrir, et j’y ai trouvé un document assez mal scellé, plié à la hâte, aurait-on dit, et que l’eau salée avait un peu détérioré, parce que la fermeture du récipient n’était pas hermétique. Ce document portait, au crayon, une suscription en français, en anglais, en allemand et en hollandais, que j’ai pu déchiffrer après quelques efforts. Et cette suscription était : « Académie des Sciences de Saardam. » J’ai remis le papier dans son bocal, et le bocal dans le coffre-fort du Pétrel. Le Pétrel est le yacht que je commande. J’ai écourté le séjour que je voulais faire en Chine, et me voici prêt à vous délivrer ce que j’ai apporté à votre intention, pour peu que vous en manifestiez le désir.

— Oui ! oui ! s’écrièrent ensemble les Hollandais, et même Lhelma qui était restée dans la salle au lieu de rentrer à la maison comme le lui avait ordonné son oncle.

— Monsieur le président, poursuivit Jean Kerbiquet, si vous voulez bien mobiliser un de vos huissiers, il trouvera devant la porte une voiture, et dans cette voiture un de mes matelots, porteur du bocal en question.

L’ordre fut transmis, un huissier sortit, et revint bientôt conduisant un nègre de proportions colossales, pâle de froid autant que peuvent l’être les hommes de couleur, c’est-à-dire gris cendres, qui grelottait jusqu’aux moelles et claquait de ses dents de neige.

— Tu n’as pas chaud, eh ! Congo ? lui dit son capitaine. Envoie le bocal et va te fourrer dans le poêle.

Congo ne se le fit pas dire deux fois. Il ne se mit pas dans le poêle, parce que ce lui était matériellement impossible, mais si près que ce n’était vraiment pas la peine de discuter ; et il demeura complètement immobile, son torse de géant ratatiné ; s’emplissant de l’excellente chaleur qui lui faisait si cruellement défaut depuis qu’il avait mis les pieds sur le sol des Pays-Bas.

Le président avait reçu des mains de Jean Kerbiquet le document miraculeusement rencontré à la surface de la mer immense, et l’avait déployé avec précaution, l’eau salée l’ayant rendu fragile.

Une intense émotion régnait dans la salle. Les Hollandais sont longs à remuer, mais on ne peut plus les arrêter quand ils s’y mettent, et l’apparition suffisamment romanesque du jeune capitaine au long cours avait eu le pouvoir de les tirer de leur placidité normale.

Le président courut à la signature du document qu’il s’était chargé de lire, de déchiffrer, plutôt, et annonça :

— Messieurs, la communication que vient de me remettre Monsieur le marquis de Plougoven est signée Cornélius Van de Boot et datée du 5 septembre de l’année dernière.

Sensation intense dans l’assemblée.

— Mon plus cher ami ! s’écria Julius Van Tratter, qui par hasard, avait entendu ce qui se disait autour de lui.

— Mon parrain ! répondit en écho la jeune Wilhelmine, qui a dater de cette minute ne cessa de témoigner la plus vive agitation.

Pour les membres de l’Académie des sciences de Saardam, ils avaient poussé des exclamations diverses, suivant leurs tempéraments respectifs, et échangeaient des regards d’insondable stupéfaction.

Et il y avait de quoi, comme vous allez pouvoir en juger.

Cornélius Wilhelm Van de Boot, un des membres les plus distingués de la célèbre Académie, était parti au mois de juin de l’année précédente pour une expédition scientifique au Brésil.

Cette expédition avait pour but : primo, d’observer les mœurs et coutumes locales, et secundo de rapporter, si faire se pouvait, un échantillon d’une plante extraordinaire, plusieurs fois signalée par les voyageurs, transitoire entre le règne végétal et le règne animal, qui croit à la façon des autres, mais est doué, paraît-il, de la singulière faculté d’arracher ses racines d’un sol épuisé, pour aller s’installer ailleurs. En outre, cet être phénoménal serait pourvu de tentacules assez semblables à ceux du poulpe, et les jetterait dans l’espace, en toutes directions, pour saisir de petites proies et les déposer à ses pieds, ou leur décomposition et leur transformation en azote augmenteraient les qualités végétales du terrain.

L’Académie des sciences de Saardam, sur la foi des récits des voyageurs, avait, sans l’avoir vue, baptisé cette plante unique d’un nom que nous n’avons pas retenu, mais qui signifiait en latin : « Végétal procédant à sa propre fumure. » Puis elle avait décidé d’envoyer un de ses membres à la recherche d’un ou plusieurs spécimen, et c’est à Cornélius Wilhelm Van de Boot, zoologue fervent et parrain de Lhelma Van Tratter, que l’honneur était échu.

Au mois de juin précédent, comme nous avons eu déjà l’honneur de le dire, le savant s’était mis en route, et depuis personne n’en avait plus jamais entendu parler, non plus d’ailleurs que du navire qui l’avait emporté. Ce navire, un grand courrier postal de la « Yellow Double Star Line »[1], était parti de Hambourg et paraissait n’être arrivé nulle part. Jamais aucun port brésilien n’en avait entendu parler ; jamais aucun port extra-brésilien ne l’avait signalé ; jamais son épave n’avait été rencontrée. Il avait fondu ; il s’était évanoui ; il avait disparu comme disparaît l’image d’un nuage rose à la surface d’un étang.

L’Académie des sciences de Saardam, après avoir usé de tous les moyens d’informations ordinaires et extraordinaires, après avoir dépensé en télégrammes sans fil ou avec fil beaucoup plus d’argent que son budget ne le lui aurait permis, finit par admettre, la mort dans le cœur, la perte du steamer Marvellous, et celle, conséquemment, de son missionnaire infortuné.

On l’avait inscrit au martyrologe scientifique ; l’honorable Julius Van Tratter, en qualité d’ami intime du naufragé avait prononcé son éloge funèbre… et la terre avait continué de tourner, même en Hollande, tant il est vrai que ce que nous considérons comme une calamité ne fait pas grand’chose au train du monde.

La terre avait même si bien continué de tourner qu’un assez étrange individu d’origine douteuse, qui se disait Chinois pur, et paraissait sang-mélé, s’était mis sur les rangs pour la succession de Cornélius Van de Boot à l’Académie de Saardam. Cet oriental, naturalisé Hollandais, possédait une grosse fortune. Il en était d’ailleurs aussi avare qu’Harpagon lui-même, et quand il fallait lui tirer une pièce d’or pour une œuvre de bienfaisance quelconque, c’était un siège en règle qu’on devait organiser. Encore l’investissement ne donnait-il pas toujours le résultat attendu.

Il était laid, par dessus le marché, comme les sept péchés capitaux, avec une de ces faces chafouines et fausses qui répandent autour d’elles l’antipathie la plus caractérisée.

Il s’appelait Ah-Fung, et se faisait traiter de Van Ah-Fung depuis sa naturalisation. Il avait posé sa candidature à l’Académie des sciences de Saardam, à titre de zoologue ; il exhibait pompeusement deux ou trois manuscrits qu’on le soupçonnait avec persistance d’avoir copiés, quelques ossements de mastodonte chevelu qu’il devait avoir achetés au bric-à-brac de sa ville natale, et remuait ciel et terre pour arriver à ses fins.

Dans quel but, c’est ce que la suite de ce récit nous apprendra probablement.

Un premier examen de sa requête avait eu lieu à l’Académie, et le Hollandais-Chinois n’y avait reçu qu’un accueil assez frais, il faut en convenir. Mais il ne s’était en aucune façon découragé, avait continué ses démarches et ses intrigues, et venait de déposer entre les mains du président sa deuxième pétition, quand se produisirent les événements que nous sommes en train de narrer. La réapparition de Van de Boot alors que tout le monde le croyait tranquillement par six mille mètres de fond dans l’océan Atlantique, n’était certainement pas pour avancer ses affaires ; c’est un peu pour cela, sans doute, que cette réapparition mettait une double joie dans l’âme des académiciens.

— Lisez !… lisez !… cria-t-on de toutes parts quand la première effervescence se fut un peu calmée.

Et le président lut…





  1. Compagnie de la Double-Étoile Jaune.