Une descente au monde sous-terrien/02

La bibliothèque libre.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 21-32).


Il a saisi ensuite un des avirons. (page 23)

CHAPITRE ii

LE MANUSCRIT DE CORNÉLIUS VAN DE BOOT


« Mes chers amis, mes très honorables collègues.

« Je vous écris ces lignes, les dernières que je tracerai jamais, peut-être, d’une petite île déserte, déserte d’humains tout au moins, qui doit se trouver au sud du cap Horn. »

— Cap Horn ? fit remarquer un des académiciens. Qu’allait-il faire au cap Horn, qui n’était pas sur sa route ?

— Attendez, mon cher collègue, répondit le président. Si Van de Boot a été au cap Horn, c’est qu’il avait probablement de bonnes raisons.

— Certainement ! appuya Wilhelmine.

Et la lecture continua :

« Je dis : qui doit se trouver au sud du cap Horn, parce que je n’en suis pas absolument certain, et parce que les instruments me manquent qui me permettraient de m’en assurer.

« Le navire sur lequel j’avais pris passage a été assailli, à la latitude du cap Saint-Roch, par une épouvantable tempête du Nord. Il s’est mis à la cape, au risque de perdre beaucoup de temps. Malgré cette précaution, la mer lui a enlevé son gouvernail, puis son hélice s’est faussée et son arbre de couche s’est brisé. L’océan était si furieux qu’il ne fallait songer à entreprendre aucune réparation. Le capitaine du Marvellous a voulu se servir de sa voilure basse et de la barre de fortune pour conserver une espèce de direction. Le tout a été emporté en moins d’une heure. À partir de ce moment, le navire n’a plus été qu’un lamentable ponton furieusement ballotté sur des lames gigantesques, et qu’un ouragan de la plus extrême violence chassait continuellement vers le Sud.

« La tempête a duré cinq grands jours sans une seule minute d’accalmie ; cinq jours pendant lesquels nous n’avons pas cessé d’avoir la mort sous les yeux.

« Avant-hier, pendant la nuit, la vigie a signalé : « Terre devant. » Cette terre, c’était l’île où je suis, qui nous barrait la route. Le Marvellous y courait à la vitesse d’un grand galop de charge, et rien au monde se pouvait nous la faire éviter. Le capitaine s’est montré admirable de sang-froid et de courage.

« Il a fait monter dans les baleinières du navire les passagers heureusement peu nombreux, et l’équipage. Il est resté à son poste le dernier. Je me suis trouvé avec lui et avec deux dames anglaises, dans l’embarcation qui est restée le plus longtemps le long du bord : un petit canot ne pouvant pas tenir plus de quatre personnes, et où avaient été déposées des provisions. Toutes ces nacelles se sont rapidement dispersées sur la mer. Le Marvellous a continué sa course folle, et nous l’avons entendu se briser sur les rochers de l’île avec un fracas qui a couvert même le bruit des flots.

« À ce moment, le capitaine a paru saisi de frénésie. Il s’est levé dans le canot et s’est mis à gesticuler comme un dément, au risque de le faire chavirer et en poussant des cris affreux. Il a saisi ensuite un des avirons, et s’est avancé vers nous comme s’il eut voulu nous en frapper. Mes compagnes hurlaient de terreur, et moi, mes amis, moi qui ne suis qu’un pacifique naturaliste, je puis vous avouer que je ne me sentais guère plus rassuré qu’elles. Je ne sais pas combien de temps je vivrai encore, mais toute ma vie, cette scène atroce, où un fou furieux cherchait à tuer trois êtres inoffensifs, dans un esquif fragile et secoué par la mer énorme, ne sortira jamais de ma mémoire. »

— Ce devait être bien beau, en effet ! interrompit Jean Kerbiquet, empoigné malgré lui par la grandeur de la situation.

En l’honneur de l’étranger, le président traduisait en français à mesure qu’il lisait, et cela ne pouvait avoir aucun inconvénient, puisqu’à l’Académie des sciences de Saardam tout le monde entendait cette langue.

— Ce devait être affreux ! murmura Lhelma, que déjà l’émotion rendait malade.

— Méchant capitaine ! grogna le nègre, à qui la chaleur rendait peu à peu ses facultés. Si moi là !…

Il n’acheva pas, mais son énorme patte fit le geste de broyer quelque chose.

— Tais-toi donc, Congo, lui dit son maître ; ou je te renvoie dans la voiture.

Congo frissonna et se tut. La lecture-traduction reprit :

« Mais au lieu de nous frapper, le capitaine fit tournoyer la rame et la lança dans la mer. Il eut alors un éclat de rire aigu, éleva les mains au-dessus de sa tête, et plongea. La lame qui déferlait se referma sur lui ; nous ne l’avons jamais revu.

« Les autres embarcations avalent disparu ; nous étions absolument seuls sur l’Océan démonté, dans une coquille de noix que la moindre lame pouvait retourner. Comment y sommes-nous demeurés jusqu’au matin, cramponnés, trempés, transis, c’est ce qu’il faudrait expliquer par l’intervention d’un miracle. Toujours est-il que nous nous trouvâmes saufs au jour levant, les deux dames anglaises et moi, et tout près de la côte. La tempête et les courants nous avaient poussés au sud de l’île, et nous voguions sur des eaux abritées des vents septentrionaux et relativement calmes.

« Je saisis la paire d’avirons qui nous restait, et tant bien que mal, car je suis un assez pauvre marin, Messieurs, je gagnai la terre. Nous débarquâmes sans accident, et pûmes tirer du coffre du canot les bocaux de provision qui y avaient été placés. Nous étions sauvés pour le présent. Hélas ! mes pauvres amis, nous n’étions qu’au début de nos malheurs, et nous ne pouvons pas en prévoirla fin.

« Nous sommes restés deux jours dans les rochers, vivant de nos conserves et de coquillages, et nous abritant du mieux que nous le pouvions des dernières violences de la tempête.

« Et hier soir, comme le jour tombait, nous avons été assaillis par des monstres dont je ne croyais pas possible la présence sur la terre, et dont la seule présence a failli nous faire périr de terreur.

« Des singes de huit et neuf pieds de hauteur, je ne puis pas mieux les définir. Des singes de huit et neuf pieds de hauteur mais luisants, gluants, froids, verdâtres, couverts d’écailles, doués d’une force musculaire colossale, qui sont amphibies et qui nous regardaient avec des yeux féroces et phosphorescents ! »

Un cri d’horreur jaillit par toute l’Académie à la suite de cette terrifiante description. Wîlhelmine était devenue blanche comme une morte ; Congo roulait des yeux larges comme des chronomètres ; Jean Kerbiquet était le seul, peut-être, qui eut conservé son sang-froid.

— Ne t’inquiète pas, dit-il à son nègre, nous irons demander leur âge à ces singes-là.

Cette assurance parut rendre à Congo son égalité d’âme ; il sourit, même, ce qui fit croire à ses voisins immédiats qu’on venait d’ouvrir un four de boulanger, ou qu’ils arrivaient à la gueule d’un tunnel.

« Ce qu’il y a de plus déconcertant et de plus invraisemblable, dit le président poursuivant sa lecture, c’est que ces hideux animaux sont des êtres intelligents, pensant, parlant et agissant comme nous. Quand je dis : parlant comme nous, ce n’est qu’une figure, car ils emploient un jargon auquel mon savant ami et collègue Van Tratter lui-même n’entendrait rien. Mais ils échangèrent leurs pensées au moyen d’un idiome articulé, et ceci seul indiquerait que ce sont des êtres supérieurs. La façon dont ils nous ont traités en serait une autre preuve. Leurs actions ne sont pas déterminées par l’impulsion de l’instinct, mais par celle du raisonnement ; ils les concertent et se consultent avant de les accomplir ; elles sont variées indéfiniment comme les nôtres. Ce n’est pas la collection de gestes que la Nature a permis à une certaine catégorie d’animaux en lui défendant les autres ; c’est l’initiative humaine, s’inspirant de toutes les circonstances et sachant s’y approprier. Ces monstres sont des hommes ; il m’est absolument impossible d’en douter. »

Un murmure de stupéfaction courut dans l’auditoire. Connaissons-nous donc si mal la Terre, disait clairement ce murmure, que des êtres pareils puissent y vivre sans que nous nous en doutions ?

« Je ne sais, mes chers amis, poursuivit le président feuilletant toujours avec précaution la lettre de Cornélius Van de Boot, comment j’ai encore le sang froid nécessaire pour vous parler avec calme de ces choses. Il faut que je sois bien Hollandais. Car nous sommes dans une position terrible, et entièrement au pouvoir de ces êtres jusqu’à présent insoupçonnés.

« En les voyant apparaître, mes deux compagnes se sont évanouies. Moi, je ne me suis pas évanoui, mais j’étais dans un état d’horreur et de frayeur, que je n’ai pas pu tenter un seul mouvement pour me défendre ou m’enfuir. Qu’aurais-je fait, d’ailleurs, seul et sans armes, contre une vingtaine de géants ? Ils nous ont emportés sur un rocher entouré d’eau de toutes parts, ont examiné nos provisions, dont ils ont sur le champ dévoré une partie, et se sont installés autour de nous, assis dans la mer, pour nous surveiller.

« Ces monstres sont amphibies, comme je vous l’ai dit ; ils vivent aussi aisément dans l’air que dans l’eau. Ils ont le pouce du pied opposé comme les quadrumanes, et un soupçon d’appendice caudal. Ils sont d’une agilité surprenante dans les deux éléments.

« Les Anglaises sont sorties l’une après l’autre de leur évanouissement. Elles gémissent comme des âmes en peine, et moi j’écris, sans savoir si ces feuillets arriveront jamais quelque part, et même si je pourrai les faire partir. Cependant, j’ai auprès de moi un bocal que nos capteurs y ont laissé, et le bouchon de ce bocal. Peut-être, avec un peu d’adresse, arriverai-je à confier le tout à la mer. La Providence voudra sans doute faire le reste.

« Les singes me laissent écrire parce qu’ils ne comprennent pas ce que je fais. De temps en temps l’un d’eux se met à la nage, gagne la côte, saute lestement jusqu’à une crête voisine, et regarde dans la nuit. Ils attendent certainement quelqu’un ou quelque chose.

« Quant à ce qu’ils veulent faire de nous, je n’en ai pas la première idée. Ils causent entre eux et nous regardent beaucoup ; parfois ils s’approchent pour nous examiner curieusement, et ce sont leurs yeux phosphorescents qui nous éclairent, mais il est impossible de rien déduire de leurs gestes, si différents des nôtres, ou de leurs paroles, dont pas une seule articulation ne peut signifier quelque chose dans le langage humain.

« Je suis cependant à peu près certain qu’ils ne nous mangeront pas. Ils ne sont pas carnivores. Dans les provisions du canot, il y avait des bocaux de viande de conserve et des bocaux de légumes ; ils ont dévoré ces derniers et jeté les autres sans songer à nous en nourrir, ce qui semblerait prouver qu’ils ignorent même qu’on peut manger de la chair.

« C’est une consolation : je n’aurais pas aimé avoir pour tombeau l’estomac de ces brutes hideuses.

« Mais il est temps de clore cette lettre, péniblement écrite à la lueur des étoiles, brillant au ciel depuis que la tempête a cessé. Il doit être très tard, et le jour ne va sans doute pas tarder à paraître.

« Adieu, mes chers amis, car je n’ose pas vous dire au revoir.

« Cependant, il faut tout prévoir, et même le cas où les simiesques géants ne nous voudraient pas de mal. Si cela était, et que vous vous sentiez au cœur la charité nécessaire pour secourir de malheureux naufragés, voici quelques indications qui pourraient servi à nous retrouver :

« L’île où j’ai abordé doit être, je vous l’ai dit, au sud du cap Horn. En ceci je ne crois pas me tromper, si j’en juge à la direction constante suivie par la tempête, à la vitesse du Marvellous et au temps qu’il a mis à parvenir ici. La face méridionale de l’île, la seule que je connaisse, se compose d’une sorte de boulevard de roches plates, et d’une falaise verticale qui peut avoir quatre-vingts mètres de hauteur. L’arête supérieure de cette falaise n’est ni horizontale ni régulière. Elle se détache admirablement sur le ciel clair, et dresse à son milieu, et à ses deux extrémités, trois pics aigus, sa base n’est pas auprès des flots ; on y accède par une succession de vagues rocheuses ; celles où nos maîtres vont de temps à autre se mettre en observation. C’est tout ce que je puis remarquer dans la nuit

« Adieu. Si je venais à ne pas reparaître, ce pourquoi il y a, hélas ! toutes sortes de probabilités, je salue à ma dernière heure, mon ami Julius-Ludovic Van Tratter, mes collègues de l’Académie des sciences de Saardam, et lègue à ma filleule chérie, Wilhelmine Van Tratter, tout ce que je possède. Adieu.

« Cornélius Van de Boot. »
5 septembre 19 —

Cette lecture fut suivie d’une longue minute de silence profond. Les Académiciens étaient stupéfaits et consternés. Van Tratter qui était par hasard resté sur la terre pendant qu’on lisait la lettre de son ami, se sentait l’âme pleine de mélancolie. Pour Lhelma, qu’aimait son parrain presque autant que son oncle, elle pleurait doucement. Et elle était aussi jolie, Lhelma, quand elle pleurait que quand elle ne pleurait pas ; davantage peut-être, parce qu’elle devenait alors infiniment touchante.

Jean Kerbiquet s’en aperçut, sans doute, car on le vit tortiller sa moustache avec fureur pendant plusieurs secondes. Puis d’une voix tonnante, et qui fit dans la salle des séances l’effet d’un pavé dans la mare à grenouilles :

— Congo ! s’écria-t-il. Ici, Congo !

Le géant s’approcha, docile.

— Congo, tu as entendu ce qu’on vient de lire ?

— Oui, capitaine.

— Tu as compris ?

— Oui.

— Eh ! bien, cherche dans ta tête de bois. Et dis-nous si tu te rappelles, plus bas que l’Amérique, l’île à trois cornes dont on vient de parler.

Le nègre parut profondément réfléchir. Puis il dit :

— Moi rappelle. Grosse pierre noire, loin, là-bas, là-bas, après Buenos-Ayres.

— Parfaitement. Retourne à ta place. Et ne bouge plus ; tu écraserais quelque chose ou quelqu’un. Ne t’approche pas de la demoiselle, tu pourrais la casser. Messieurs, vous voici fixés sur la latitude et la longitude de l’île où a naufragé votre ami Van de Boot comme si tous les sextants de la terre y avalent passé. Ce nègre connaît, je crois, tous les rochers du globe qui passent leur nez au dessus de la mer. Mademoiselle, je vous promets que nous empêcherons votre parrain d’être massacré par les monstres, si du moins il est possible d’arriver à temps pour l’empêcher. Messieurs de l’Académie des sciences de Saardam, mon yacht, le Pétrel, est à Dunkerque. Je le joindrai demain, et dans huit jours il sera prêt à prendre la mer à destination de la Terre de Feu, du Cap Horn et des environs. Nous sommes aujourd’hui le 27 janvier, le 2 février, à sept heures du soir, je lève l’ancre, j’accueillerai avec plaisir tous ceux, et toutes celles, parmi les personnes présentes, qui voudront me suivre, et faire avec moi la traversée. Tous les frais à ma charge ; je suis très riche. Le Pétrel est un joli navire, fort bien aménagé, qui file ses quinze nœuds à l’heure sans se presser, et qui a déjà fait sept fois le tour du monde, n’est-ce pas, Congo ?

— Oui, cap’taine, Pétrel, bon sabot.

— Vous l’entendez, Messieurs, Pétrel bon sabot, c’est Congo qui le déclare, et il s’y connaît. Allons, ne désespérons de rien. Van de Boot ne redoute pas d’être mangé, puisque ses singes sont herbivores. Et si les singes ne le mangent pas, pourquoi le tueraient-ils ? N’est-ce pas, Congo ?

— Oui, cap’taine.

— Alors, en route, mon garçon. Il y a suffisamment de temps que nous bavardons ici.

La jeune homme salua l’assistance, descendit de l’estrade, et se dirigea rapidement vers la sortie, pour éviter les compliments et les remerciements qu’ils sentait poindre et qui déjà se faisaient jour au milieu d’applaudissements discrets.

Mais arrivé à la porte, force lui fut de s’arrêter : Lhelma lui barrait résolument la route, et il était beaucoup trop courtois pour tenter de forcer un obstacle de cette nature.

— Monsieur, lui dit la jeune fille tandis qu’il se découvrait respectueusement, j’ai deux requêtes à vous présenter.

— Je regrette que vous n’en ayez pas davantage, Mademoiselle.

— Je désire aller au cap Horn avec le Pétrel, et emmener mon oncle.

— Vous aurez la cabine d’honneur, Mademoiselle, et votre oncle la sous-cabine d’honneur. Tu entends, Congo ?

— Oui, cap’taine.

— Cet homme sera votre serviteur particulier, et veillera pour votre sécurité, aussi bien à l’aller qu’au retour. Tu entends, Congo ; si Mademoiselle manque de quoi que ce soit en route, ou si elle a perdu un cheveu quand nous reviendrons, je te fais fusiller.

— Oui, cap’taine, répondit le géant.

— N’ayez pas peur de lui, Mademoiselle, il est effroyable à voir, mais doux comme un mouton… pour les gens qui ne veulent pas de mal à son maître. Voyons la deuxième requête ?

— Vous acceptez une hospitalité de vingt-quatre heures chez mon oncle avant de regagner Dunkerque.

— Oh ! Mademoiselle !…

— C’est entendu, n’est-ce pas ?

— Mille remerciements.

Lhelma s’en fut chercher Julius Van Tratter, qui avait couvert déjà de sentences polyglottes un bout de papier et les comparait entre elles, oubliant à cette occupation qu’il était de ce monde, et tous trois sortirent de l’Académie des sciences de Saardam, suivis et dominés du gigantesque Congo, qui s’était remis à grelotter dans les corridors, et qui faisait sensation.