Une descente au monde sous-terrien/03

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 33-42).


C’était mon Congo. (page 39)

CHAPITRE iii

HOSPITALITÉ


Il pouvait être alors cinq heures du soir. La neige fondue qui tombait des nuages bas avait augmenté d’intensité, et le vent du nord avait augmenté de puissance. Le gaz était allumé dans les rues, mais menaçait à chaque instant de s’éteindre sous les rafales. C’était une très désagréable nuit d’hiver qui se préparait.

Van Tratter, sa nièce et Jean Kerbiquet montèrent dans le landau fermé qui avait amené le jeune capitaine, et Congo dut grimper sur le siège, auprès du cocher, où la bise aigre eut bientôt fait de transformer son teint noir d’ébène en faux-vert olive.

La jeune fille, cependant, disait au célèbre professeur linguiste :

— Mon oncle, le capitaine Kerbiquet veut bien retarder son départ, et rester vingt-quatre heures avec nous.

— Très bien, répondit le savant, qui n’avait pas entendu un mot de ce que lui avait dit sa nièce, parce qu’à la même minute il ruminait la réponse à faire, en sibérien pur, à une note récemment reçue de Tobolsk.

— Et dans huit jours, poursuivit Lhelma, nous prendrons passage à bord du Pétrel, pour aller au cap Horn chercher mon parrain Wilhelm.

— Bon ! dit encore Van Tratter, qui n’avait pas écouté la seconde phrase plus que la première, et qui n’était pas sorti de ses méditations.

En arrivant à la maison, il fallut asseoir Congo devant le fourneau de la cuisine et lui servir un grand verre de rhum. Il gelait ; il était déjà tout raide ; son vert olive avait tourné à l’aubergine. Catharina, une vieille servante qui avait vu naître Wilhelmine et qui faisait partie du home de Van Tratter à titre inamovible, faillit s’évanouir de peur en voyant entrer dans son domaine ce colosse titubant de froid. Il fallut un quart d’heure pour lui faire comprendre qu’elle n’avait absolument rien à en redouter, que l’ogre était inoffensif, qu’elle pouvait même le battre si tel était son plaisir, et qu’il n’y avait avec lui qu’une précaution à prendre : ne pas lui confier d’objets fragiles, parce qu’il les écrasait.

Congo, pendant ce quart d’heure, s’était réchauffé ; il souriait ; Catharina crut voir s’ouvrir un puits. Elle demeura à distance circonspecte du géant.

Van Tratter, Lhelma et Jean Kerbiquet se rendirent dans la salle à manger, où les accueillit un vaste éclat de rire, tandis que s’avançait à leur rencontre un tout petit homme, ventru comme une circonférence, chauve et blond, complètement rasé et portant des lunettes d’or.

— Ah ! mes chers amis, vous voilà !… Bonjour, fillette. (Il s’était haussé sur la pointe des pieds pour embrasser Wilhelmine). Comment vas-tu ? Bien ? Je m’en doutais ; tu as une mine de printemps. Et toi, Van Tratter, ce rapport ? Grand succès, n’est-c epas ? J’en étais sûr. Tu es un linguiste incomparable, mon ami. Pour moi, j’ai découvert aujourd’hui un très curieux sujet. Je ne croyais pas, je vous l’avoue, que la pauvreté humaine pût prendre des formes semblables. Figurez-vous… Mais dis donc, ma petite Lhelma, si tu me présentais à Monsieur, que je n’ai pas l’honneur de connaître.

La jeune fille, souriant, prononça :

— Monsieur Jean-Fabien-Maurice-Noël-Alain de Kerbiquet, marquis de Plougoren, capitaine au long cours. Monsieur le docteur Andreus Francken.

Et comme elle avait parlé français, le petit homme usa immédiatement de cette langue, qu’il maniait agréablement

— Très honoré, cher Monsieur. J’aime beaucoup vos compatriotes. Ils sont braves et loyaux. On les accuse aussi d’être légers, mais ce sont surtout les gens lourds qui les accusent. Et pour moi c’est un charme de plus…

Wilhelmine jugea prudent de lui couper la parole. Le petit docteur l’avait, en effet, intarissable. Elle coulait de ses lèvres comme jaillit l’eau d’une source bien alimentée. On ne le supportait que parce que c’était un véritable savant, disant toujours des choses intéressantes, et parce que c’était un cœur admirable, qui, sous couleur d’étudier le paupérisme, distribuait aux malheureux le plus clair de son revenu, quand ce n’était pas une partie de son capital.

— Mon bon ami, lui dit la jeune fille, le capitaine a retrouvé la trace de mon parrain Van de Boot. Nous partons dans huit jours sur son yacht, le Pétrel, pour essayer de le retrouver.

— Ah ! ah ! s’écria Francken, subitement intéressé. Et où ? capitaine, avez-vous découvert des indices de la présence de cet excellent zoologue ?

— Au cap Horn.

— Au cap Horn !… C’est excessivement singulier. Et tu vas t’en aller au cap Horn, petite ?

— Oui, avec mon oncle.

— Avec ton oncle ? Il le sait ?

— Je ne sais pas s’il le sait, répondit en souriant Wilhelmine, mais je sais que je le lui ai dit

— Ce n’est pas une raison. Je n’ai jamais rencontré d’être plus distrait dans ma vie. D’ailleurs, nous allons voir. Dis donc, Van Tratter !… Dis donc, Van Traiter !

Van Tratter, qui pouvait être en ce moment au Thibet, sursauta.

— Hé ?…

— Comment feras-tu pour poursuivre tes travaux, au cap Horn ?

— Au cap Horn ? répéta l’académicien, qui paraissait complètement ahuri.

— Oui. Tu sais bien que tu pars dans huit jours pour le cap Horn ?

— Non, je ne le savais pas, répondit simplement Van Tratter.

Et il se replongea dans ses pensées.

— Voilà ! conclut le docteur. Dans trois minutes, il aura complètement oublié qu’il doit se mettre en voyage, et qu’on l’en a averti deux fois.

Là-dessus nos gens gagnèrent la salle à manger, et dînèrent comme on sait dîner en Hollande, dans une maison cossue et possédant un cordon bleu comme Catharina Van Tratter ne prononça presque pas un mot, mit du sel dans son verre et de la moutarde dans sa compote. Il avala d’ailleurs le tout sans s’en apercevoir. Francken eut le bon goût de fermer de temps à autre son robinet à paroles pour permettre à Jean Kerbiquet de conter quelques-unes de ses aventures. Le capitaine s’y prit avec humour et modestie ; il n’en demeura pas moins que sa vie avait été déjà fort mouvementée, qu’il y avait rencontré des périls de toutes sortes, et que s’il s’en était tiré, c’était grâce à sa présence d’esprit, à son énergie et à son courage.

Lhelma, qui n’avait jamais bougé de Saardam, écoutait avec beaucoup d’attention les récits de batailles et de tempêtes, les descriptions de pays merveilleux, et se croyait reportée au temps de son enfance, ou d’extraordinaires histoires emplissaient délicieusement son âme.

Et tout allait pour le mieux dans la petite maison du savant, intime et doucement chaude, tandis qu’au dehors le mauvais temps continuait à faire rage. On en vint au dessert, et Francken qui n’avait pas vu Congo demanda qu’on le lui présentât. On alla le chercher : il s’assit près du poêle et ne bougea plus.

— Comment, demanda Francken, avez-vous ce superbe nègre à votre service ? Je les croyais peu marins. Je sais bien qu’on les emploie comme chauffeurs dans les mers chaudes, mais ils ne restent à bord, généralement, que le temps d’amasser un petit pécule qui leur permette de rentrer dans leur pays.

— C’est parfaitement exact, répondit Jean Kerbiquet. Et ce qu’il faudrait ajouter, c’est qu’on a tort de les faire servir dans les machineries, même en traversant les mers chaudes, parce qu’ils supportent la température spéciale du fond moins bien que les Européens.

— Vraiment ?

— Je l’ai constaté cent fois. Ces gens-là sont habitués au soleil équatorial, en plein air. Ils vivent à leur aise sous une chaleur ou nous cuisons, mais celle de la machine est toute particulière, et leur fait mal. N’est-ce pas, Congo ?

— Oui, cap’taine. Chauffeur, pas bon.

— Pour en revenir à celui-ci, que je crois Congolais sans en être bien certain, je l’ai pris à mon service au moment où il allait être rôti, et mangé.

— Oh ! s’écria-t-on de toutes parts avec horreur.

— Quand je dis que je l’ai pris à mon service, ajouta Kerbiquet, c’est inexact. C’est lui qui s’y est imposé. J’étais au Congo, voyageant à petites journées et sous une bonne escorte, lorsque nous arrivâmes à un village où tout semblait en l’air. Quelque festin se préparait évidemment. Le roitelet du pays, à qui j’allai immédiatement rendre visite, m’apprit qu’en effet il s’agissait d’une sorte de petite fête nationale, pour commémorer une victoire sur une tribu voisine, remportée un mois auparavant. Au cours de cette réjouissance un prisonnier serait dégusté. Et les cannibales manifestaient leur joie à l’avance, parce que le captif était énorme et qu’il y en aurait beaucoup. Il y en aurait d’autant plus qu’une partie des guerriers étaient en expédition, que les femmes et les enfants n’avaient pas droit à la chair glorieuse et que trente hommes environ restaient pour la partager.

« Je demandai à voir la future victime. Elle était enchaînée à la hutte du chef, et l’air suffisamment consterné. C’était mon Congo.

« Il était consterné — et il y avait certes de quoi — mais il était gras et frais. Depuis un mois le village le gavait de nourriture. On lui laissait même sa liberté ; on avait confiance en lui ; c’est à peine si on le surveillait. Et il n’en profitait pas, l’imbécile.

« Les guerriers qui devaient le manger le soir, l’avaient cependant attaché, par précaution dernière, et dans la crainte que l’approche du dénouement l’incitât à quelque escapade. Et ils se promenaient devant lui, gravement, par groupes, discutant ; de temps à autre, l’un d’eux s’approchait du prisonnier, l’examinait longuement, et dessinait avec un morceau de craie, sur la chair noire, la partie qu’il désirait se voir adjuger. Il mettait là son signe particulier, et s’éloignait. Un autre le remplaçait bientôt. Congo, qui connaissait son sort depuis un mois, et qui savait très bien ce que signifiaient ces ronds et ces carrés sur sa peau d’ébène, ne bronchait pas. Il était résigné.

— Pauvre garçon ! murmura Wilhelmine.

— Je résolus de le sauver. Ma première pensée avait été de l’acheter, tout simplement, en en donnant en bon prix et en disant que je désirais le manger moi-même. Mais je réfléchis que ni pour argent ni pour or ces gens-là ne renonceraient à un festin convoité depuis plusieurs semaines, et au cours duquel ils devaient célébrer la puissance de leurs armes. En outre, si j’avais fait cette proposition, c’était jeter la défiance parmi les anthropophages, me faire surveiller et rendre impossible l’exécution de mon projet. Je préférai employer un procédé classique, et qui réussit toujours, au Congo. Je fis ouvrir mes bagages, et en tirai du tafia en notable quantité. Le roi se grisa d’abord abominablement. Quand il fut ivre, il convia ses guerriers à boire avec lui. Et quand tous se trouvèrent hors d’état de lever une patte, j’enlevai mon Congo au nez et à la barbe des vieillards, des femmes et des enfants, qui nous auraient bien fait un mauvais parti s’ils l’ayaient osé, mais que nos armes tenaient en respect. Quand mes gens se sont éveillés, nous étions loin. Leur régal est resté à l’état d’espérance.

« Mais croiriez-vous que ce nègre n’a plus jamais voulu, ensuite, se séparer de moi ?… J’ai tout fait pour le perdre, et n’ai pas pu y arriver. Je voulais le reconduire dans sa tribu ; il n’en a jamais dit le nom ; je l’ai battu, je l’ai chassé ; le lendemain matin, je le retrouvais couché en travers de la porte, de ma tente, et me regardant avec des yeux de chien qui reproche. Enfin, j’ai trouvé moyen de le distancer dans la brousse, et de m’embarquer à Quiloa pour Sydney. Je reste huit jours à terre, et en rentrant à l’hôtel, le neuvième, qu’est-ce que je trouve dans ma chambre ? Congo, qui m’avait suivi sur un steamer quelconque comme matelot ou comme cuisinier, je ne sais plus, il avait retrouvé ma trace, et ma destination. Notez qu’à cette époque il ne parlait pas autre chose que sa langue maternelle, une sorte d’impossible charabia où personne ne comprend goutte.

« J’ai désarmé. Depuis, il m’a suivi partout. Je ne le paie pas, je ne m’occupe jamais de lui ; il couche en travers de ma porte quand je suis à terre, et je ne sais où quand je suis à bord. Il m’a sauvé la vie huit ou dix fois ; il a massacré des hommes qui avaient seulement fait mine de lever un doigt contre moi ; il m’obéit comme si j’étais le bon Dieu ; je crois que j’en ai pour la vie. N’est-ce pas, Congo ?

— Oui, cap’taine, répondit le géant

— Voilà ! conclut gaiement Kerbiquet. Au moins il ne l’envoie pas dire.

— Mais, reprit le docteur, vous disiez tout à l’heure que votre matelot était probablement Congolais. Est-ce que vous n’en êtes pas sûr ?

— Non. Et lui non plus, du reste. Sa mère a été enlevée comme esclave et vendue d’une tribu à l’autre pendant toute l’enfance de Congo. Lui-même ne s’est à peu près fixé quelque part qu’à l’âge d’homme. En sorte qu’il ne sait exactement ni son lieu d’origine ni le nombre de ses années. Il aurait du sang cafre dans les veines que je ne m’en étonnerais pas outre mesure.

— Il y aurait un moyen de le savoir, poursuivit Francken.

— Lequel ?

— Le faire causer dans son idiome maternel avec Van Tratter qui connaît toutes les langues.

Wilbelmine eut un regard vaguement inquiet.

— Le professeur connaît toutes les langues ? demanda Kerbiquet, surpris. Il a donc beaucoup voyagé ?

— Non, répondit la jeune fille avec quelque embarras. Je crois même qu’il n’a pas vojagé du tout. Mais il a énormément étudié et sa mémoire est extraordinaire.

— Congo, dit alors le marin, demande à Monsieur s’il se porte bien, dans ta langue à toi.

Congo obéit ; il prononça une courte phrase, dans une langue étrangement gutturale. En entendant sonner des syllabes exotiques, Van Tratter revint. Il pouvait se trouver à ce moment-là chez les Indiens Sioux. Il releva la tête, et huma l’air tiède de la salle a manger. Puis il réfléchit deux secondes, et répondit quelque chose. Kerbiquet entendit :

I am all right[1] ; otchine blagdariou vas[2].

Congo ouvrit des yeux comme des fanaux de locomotive. Le capitaine et le petit docteur échangèrent des regards surpris, Lhelma mit le nez dans son assiette. Pour Julius Van Tratter, l’esprit tranquille et convaincu qu’il venait de parler le congolais le plus pur, il retourna immédiatement au Kamtchatka, ou quelque part d’approchant.

Et là-dessus, tout le monde s’en fut se coucher.

  1. En anglais : je vais bien.
  2. En russe : merci beaucoup.