Une descente au monde sous-terrien/05

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 55-65).


J’ai l’honneur de vous demander, capitaine… (page 62)

CHAPITRE v

PRÉPARATIFS DE DÉPART


Devaient prendre part au voyage :

1o  Mademoiselle Wilhelmine Van Tratter, filleule de l’homme qu’on allait rechercher ;

2o  Julius Ludovic Van Tratter, oncle de Wilhelmine et ami de Cornélius Van de Boot ;

3o  Le petit docteur Andréus Francken, qui s’était laissé séduire par l’étrangeté de l’aventure, et avait sollicité du capitaine Kerbiquet l’autorisation d’accompagner l’expédition ;

4o  Un autre académicien de Saardam, désigné par la faveur unanime de ses collègues pour prendre passage à bord du Pétrel, et qui se fit remplacer par un télégramme de la dernière heure annonçant qu’il contractait une attaque d’influenza au moment précis de fermer sa malle, et qu’on n’eût pas à compter sur lui. La chronique ne nous a malheureusement pas conservé le nom de ce courageux citoyen.

À cinq heures du soir les voyageurs avaient pris possession de leurs cabines et fait disparaître les traces du voyage en chemin de fer. Le Pétrel devait lever l’ancre à sept heures, après le dîner qui aurait lieu dans le port, Wilhelmine avait été soignée de façon toute particulière : on lui avait aménagé une ravissante chambre à coucher sous ta tourelle d’arrière, avec un balcon sur la mer où elle pourrait s’isoler et rêver à son aise en contemplant les frisures murmurantes du sillage. Jean Kerbiquet avait engagé pour son service spécial une femme de chambre habituée à naviguer, et Congo, le gigantesque Congo, prit auprès d’elle, aussitôt son arrivée à bord, les fonctions de garde du corps qu’il ne devait plus quitter.

Van Tratter fut logé dans une vaste cabine, sur le pont, presque au-dessus de celle de sa nièce. On l’aurait mis ailleurs, au surplus, que cela lui aurait été parfaitement égal. Le digne savant, toujours tant soit peu éloigné des choses de ce monde, avait fait le voyage de Saardam à Dunkerque dans une assez nébuleuse disposition d’esprit, un dictionnaire syriaque à la main. En arrivant dans sa chambre, il y avait trouvé deux caisses de livres polyglottes que Wilhelmine avait eu la délicate attention d’expédier pour lui, et, tandis que grondaient les treuils, que traînaient les chaînes, que sifflaient les jets de vapeur, que se criaient les ordres, que se produisait tout le tintamarre accompagnant les préparatifs de départ d’un steamer, il composait paisiblement une adresse en hébreu pour le prochain congrès sioniste. Il n’était pas bien certain qu’il se sût parti de sa maison et flottant pour plusieurs semaines.

Quant au petit docteur, jovial et frétillant comme à l’habitude, il avait, en dix minutes, fait la visite du yacht entier et la connaissance de tout son personnel. Il était dans les meilleurs termes avec le maître d’équipage et avec une sorte de vieux marsouin privé de ses deux oreilles à la suite d’aventures exotiques, et qui remplissait à bord les doubles fonctions de calfat et d’éplucheur de légumes. Il avait fait la conquête d’un petit singe et le promenait gravement sur son épaule. Il avait serré la main à Congo, dans un couloir, en se haussant sur la pointe des pieds, et glissé un billet de cent francs dans la main d’une femme de matelot qui venait embrasser son mari, traînant sept moutards, barbouillés. dans les plis de ses jupes. Il avait pris des instantanés de tout ce qui se passait autour de lui et rattrapé par le fond de sa culotte un mousse, au moment où il allait piquer la tête dans la grande tasse. Il avait bavardé comme une pie aveugle et ri de tout son gosier ; il était devenu universel ; on l’adorait déjà.

Et tout allait pour le mieux sur le meilleur des Pétrel. Il n’y avait plus qu’une heure à attendre pour le premier tour d’hélice, quand se produisirent des incidents singuliers, et qui n’auraient pas manqué de donner à réfléchir à Jean Kerbiquet, s’il n’eût été aussi profondément absorbé par les manœuvres du départ

Le maître d’équipage arriva, son bonnet à la main, et paraissant assez embarrassé de ce qu’il avait à dire.

— Qu’y a-t-il, Plougonnec ? lui demandait Jean Kerbiquet.

— Ben… y a… capitaine… y a… capitaine, que c’failli matelot d’Leurzon, qu’est mécanicien pour le quart d’heure, a parti sur la piquette de midi pour s’acheter un tricot su’l’port, et qu’y n’est point encore rentré. Pour lors que j’suis cordialement embêté, c’est le cas d’dire, capitaine, vu qu’c’est not’meilleur, et qu’les autres sont tous si bêtes comme des andouilles, au respect que j’vous dois. Et qu’on va déraper dans pas tant seulement une heure.

— Faites-le chercher dans les cabarets, et qu’on le rapporte comme on le trouvera.

— Fait’excuse, commandant, que j’l’ai déjà fait quérir, c’carcan d’marin d’eau douce, et qu’y n’est point à trouver nulle part.

— Est-ce qu’il boit, d’habitude ?

— C’est pas qu’y boit d’habitude, capitaine ? non, ça peut pas s’dire ; seulement, quand il a sa tasse, il est comme vous et moi, n’est-ce pas, capitaine ? il pense plus à son ouvrage.

— Nous ne pouvons pas partir sans lui ?

— Dam ! c’est difficile. Y a que lui qui puisse nous réparer, s’il nous arrivait une anicroche en route, les autres sont tant seulement pas bons qu’à s’taper sur les doigts d’avee un marteau d’enfant. C’est tous des crabes que j’en donnerais pas six liards d’une douzaine…

— Eh bien ! faites chercher encore. Si, au dernier moment, vous ne l’avez pas trouvé, vous embaucherez n’importe qui. Il n’en manque pas qui traînent à terre, des mécaniciens.

— C’est vrai, commandant. Mais ça sera pas d’Leurzon. Et puis, j’aime pas les figures neuves.

— Moi non plus ; mais il n’y a pas moyen de faire autrement. Allez, Plougonnec, et parez à cette affaire-là vous-même.

Plougonnec remit son bonnet sur sa tête, sa chique dans sa bouche, et descendit de la passerelle.

Et il n’avait pas fait dix pas le long du bordage qu’une voix l’appelait de l’extérieur.

— Patron !… Eh ! patron !…

Ptougonnec regarda sur le quai. Il y vit, dans l’ombre, un individu suffisamment grand, suffisamment sombre, suffisamment maigre, et qui, au premier abord, ne lui disait pas grand’chose de fameux.

— Quoi que tu veux, toi ?

— Si c’était un effet d’savoir s’y a de l’embauche à bord pour un bon ouvrier.

— Un bon ouvrier, toi ? T’as pas trop l’air d’un bon ouvrier. Tu ressembles à Jean-Roule-ta-Misère, qu’avait pas tant seulement une chemise pour s’en aller chez le diable.

— Faut pas toujours juger les gens sur la mine, patron. Y a des hauts et des bas, dans l’existence du pauv’monde. Et c’est pas toujours les plus huppés qu’est les plus braves.

— Pour ça, t’as raison, mon fils. Et quoi que tu sais fabriquer ?

— Mécanicien, à votre usance.

— Mécanicien ?

— Bon mécanicien, j’peux m’en flatter.

Plougonnec avait soulevé son bonnet et grattait sa tignasse grise.

— Mécanicien ?… Tu sais-t-y faire les réparations ?

— J’peux vous rhabiller vot’machine de bout en bout.

— Ah ! ah !… Ça, c’est bon. T’as des papiers ?

— V’là mon livret. Dernier passage sur l’Arc-en-Ciel, des Messageries.

— Pourquoi qu’t’as quitté ?

— Parce que j’voulais pas r’tourner en Chine.

— Eh ben ! garçon, y a p’t’être quéque chose à fricoter pour toi par ici, vu qu’j’ai un failli terrien d’malheur qu’a dérapé à midi pour s’acheter un tricot, et qu’a dû s’boissonner l’museau comme la bourrique à Robespierre. Sûr qu’y va rater la patache, c’calamar d’imbécile qu’il est. Reviens donc faire un tour dans l’tournant d’une bonne demi-heure. On verra voir à causer pour du bon, si l’autre n’est pas rentré.

Une demi-heure après, l’autre n’était pas rentré, contre toutes ses habitudes, et le mécanicien de hasard embarquait pour tenir sa place. Il s’appelait Johann Wurtzler.

Une autre scène, et qui celle-là non plus ne manquait pas d’originalité, comme on en jugera, s’était déroulée à bord du Pétrel. Les passagers étaient à table, et le capitaine était venu leur tenir compagnie quelques instants, quand on lui annonça qu’un étranger demandait à le voir pour affaire ne supportant aucun retard, et ayant trait au but de son expédition. Le matelot qui l’annonçait apportait en même temps une carte de visite au nom de William Richardson, journaliste à New-York.

Jean Kerbiquet remonta sur sa passerelle, et y vit bientôt apparaître un petit Américain tout à fait extraordinaire, moustache rasée, fer à cheval carotte, casquette minuscule au sommet du crâne, lunettes bleues, ulster à carreaux écossais l’enveloppant jusqu’à des pieds énormes. L’individu portait en outre, en sautoir, une jumelle marine, un appareil photographique et une boîte de botaniste. Il avait laissé sur le quai une sorte de négrillon juché au haut d’une pyramide de valises.

Il était six heures et un quart du soir et on était au 3 février. Il faisait donc nuit noire, n’oublions pas ce détail.

— Capitaine, dit le petit homme avec un accent anglais des plus prononcés…

— Où diable ai-je entendu cette voix-là, se demandait Kerbiquet.

— Capitaine, les journaux américains ont reçu par télégramme et enregistré en entier le document que vous avez rapporté du cap Horn à l’Académie des sciences de Saardam, et la promesse que vous avez faite d’aller à la recherche du malheureux Cornélius Van de Boot.

— J’ai certainement entendu ce nasillement quelque part, songeait Jean.

— Je suis chargé par le Midday-Star (Étoile du Midi), capitaine, de vous suivre pendant votre expédition, et de faire part à nos lecteurs de vos découvertes. Et je puis, pour cela, m’y prendre de deux façons : soit voyager avec vous, si vous le permettez, en vous indemnisant de mes frais, bien entendu, soit affréter un navire qui fera la même route que le Pétrel.

Jean Kerbiquet paraissait chercher toujours. Soudain sa figure s’éclaira. Il prit un sifflet dans sa poche, et en tira un son aigu. Puis, très calme :

— Excusez-moi, monsieur, j’avais un ordre à donner. Continuez, je vous prie.

— J’ai donc l’honneur de vous demander, capitaine, poursuivit le petit Américain, l’autorisation de prendre passage à bord de votre yacht, en qualité de représentant du Midday-Star et à ses frais.

Depuis quelques instants, une ombre gigantesque croisait sur le pont, devant la passerelle. Il faisait sombre, et William Richardson ne l’avait pas remarquée. Jean Kerbiquet lui fit un signe mystérieux, et cette ombre, noire dans le noir de la nuit, vint, sans faire plus de bruit qu’un chat, se placer derrière l’Américain. Quand elle y fut :

— Les bras, Congo ! Tiens bon ! s’écria le jeune capitaine.

La recommandation de tenir bon était d’ailleurs superflue. Le géant avait serré autour des biceps de l’étranger ses pattes énormes, et il lui aurait aussi été impossible de bouger que si on l’eût amarré avec un kilomètre de câble.

Alors Kerbiquet s’avança, décoiffa le petit homme, lui ôta sa perruque et sa barbiche rouge, et, soulevant une lanterne, éclaira la face jaune de Van Ah Fung, à présent, comme, on dit, dans ses petits souliers.

Kerbiquet le considérait gravement.

— Monsieur, dit-il enfin, ce que vous venez de faire mérite un châtiment exemplaire, et je vous avoue que je me sens tout disposé à vous le donner. Je suis maître absolu ici ; j’ai droit de vie et de mort sur tous ceux qui se trouvent à mon bord, et surtout sur ceux qui s’y trouvent en contrebande. Je pourrais vous faire corriger à coups de garcette ; je pourrais vous faire mettre à fond de cale et vous y laisser pourrir pendant toute la traversée ; je pourrais même vous faire sauter la tête ou vous suspendre au bout d’une vergue : personne n’aurait rien à y voir. En y réfléchissant, cependant, j’aime mieux vous envoyer vous faire pendre ailleurs. J’ai tort, sans doute, car on est toujours mal récompensé du bien qu’on fait aux méchants, mais votre vue seule me répugne. Je ne pourrais pas vous garder dix minutes à bord de mon bateau.

« Rappelez-vous seulement ceci : le capitaine Jean Kerbiquet en a déjà vu de toutes les couleurs, et n’est pas aussi facile à rouler qu’il en a l’air, même par un Chinois. Rappelez-vous encore ceci : Deux fois vous vous êtes attaqué à moi sans qu’il vous en advienne d’aventures par trop pénibles : la première fois vous n’avez reçu que des claques, et ce soir vous ne recevez qu’un avertissement. Méditez-le bien, dans votre intérêt. La patience du capitaine Jean Kerbiquet a des bornes, et il a les serpents en horreur. Ne vous retrouvez plus sous sa botte.

« Et sur ce, je vous ai largement assez vu. Congo, emporte-moi ça dehors. »

Congo, sans se faire prier, mit le faux Américain sous son bras, comme il aurait fait d’un parapluie, et le transporta jusqu’à la coupée du navire, d’où il le déposa sur le quai, sans douceur. Puis il rentra paisiblement dans la salle à manger, où il reprit ses fonctions de maître d’hôtel, surtout auprès de Lhelma, qu’il avait pour mission spéciale de ne laisser manquer de rien.

Van Ah Fung, décoiffé, sans barbe et sans perruque, s’était ramassé comme il avait pu. Il était verdâtre de colère et de peur. Le seul nom de Congo lui avait donné un tremblement significatif ; le fait de se sentir saisi dans les étaux qui lui servaient de mains lui avait rappelé, de fort désagréable façon, son premier contact avec le géant, et c’est à peine s’il n’avait pas ressenti, en imagination, les dix coups d’assommoir, jadis reçus sur une partie du corps qui ne s’assomme pas d’ordinaire.

Il ne s’éloigna pas immédiatement, toutefois. Pendant quelques instants, il resta dissimulé dans l’ombre et complètement immobile. Et quand il remua, ce fut pour se rapprocher prudemment du bordage du Pétrel, amarré à quai, et murmurer dans une oreille toute portée pour recevoir cet avis :

— Tout sera fait.

— Bien, répondit son interlocuteur mystérieux.

Van Ah Fung s’éloigna rapidement, alors, et un homme, à bord, regagna le poste de l’équipage, à l’avant, en se coulant doucement dans l’obscurité. Cet homme n’était autre que Johann Wurtzler, le nouveau mécanicien.

Comment connaissait-il le Chinois-Hollandais, blackboulé par l’Académie des sciences de Saardam ? Pourquoi tenait-il avec lui des conférences à voix basse ? D’où venait qu’il s’était présenté pour remplacer Leurzon au moment précis où celui-ci manquait à son service, lui qui n’avait jamais manqué, c’est ce qu’il aurait été facile d’expliquer, sans doute, pour quelqu’un ayant suivi Van Ah Fung depuis trois jours.

Et de fait, puisque nous le savons, pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Van Ah Fung avait formé le projet de voyager à bord du Pétrel, pour empêcher, s’il était besoin, le retour de Van de Boot et pour se venger, si possible, de Kerbiquet. Mais il avait prévu le cas où son déguisement serait percé à jour, et où il serait lui-même ignominieusement chassé — ce qui était arrivé. Et il avait voulu, alors, laisser sur le yacht quelqu’un muni d’instructions spéciales, et qui pût l’aider, le moment venu, à l’exécution de ses plans.

Johann Wurtzler était certainement cet homme-là, puisqu’il avait abominablement grisé Leurzon, pris sa place, et reçu les ordres du Chinois.

Mais ce qu’ils avaient comploté, c’est ce que nous n’avons pas pu apprendre encore, malgré notre curiosité légitime, et ce que la suite des événements, seule, pourra nous découvrir. Contentons-nous de constater, pour le moment, que le Pétrel emportait, en s’éloignent, une vipère avérée, sous la forme d’un mécanicien bavarois.