Une descente au monde sous-terrien/06

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 67-77).


Tous deux s’en furent sur la passerelle. (page 68)

CHAPITRE vi

TRAVERSÉE MOUVEMENTÉE


Le lendemain matin, quand le petit docteur Francken mit le pied hors de sa cabine pour respirer un peu d’air pur, le Pétrel était en pleine mer, et tout vestige du vieux continent avait disparu depuis de longues heures. Il faisait un temps radieux ; une assez forte brise d’est gonflait la mer en une houle large et régulière ; le yacht grimpait gracieusement à la lame et filait allègrement ses quinze nœuds à l’heure. Il ne faisait pas chaud, car on n’était qu’au mois de février, mais c’était dans une atmosphère, claire, saine, qu’on voyageait, propre à fouetter le sang et à stimuler l’appétit.

Le navire devait, après avoir doublé la presqu’île bretonne, mettre le cap droit sur la Terre de Feu. Il emportait des vivres, du charbon et de l’eau en conséquence. C’était une perspective d’une vingtaine de jours au moins sans apercevoir autre chose que le ciel et l’eau. Mais personne ne s’en plaindrait, si la traversée devait se poursuivre dans les mêmes conditions.

Wilhelmine parut bientôt ; elle était bien portante et rose ; le tangage léger ne l’affectait en aucune façon. Elle rejoignit le docteur, et tous deux s’en furent sur la passerelle saluer le capitaine Jean Kerbiquet, debout depuis longtemps. Elle voulut voir le navire en détails, car elle ne connaissait en aucune façon la vie de la mer, et ce fut le jeune marin qui l’accompagna partout, montrant avec quelque fierté l’arrangement intérieur du bâtiment où il passait les trois quarts de son existence, et vantant les qualités de sa construction.

L’heure du premier déjeuner rassembla bientôt tout le monde. Tout le monde, sauf cependant Julius-Ludovic Van Tratter, qui n’avait sans doute pas entendu la cloche, et qu’il fallut aller chercher. Sa nièce le trouva en presque costume de nuit, congestionné, rouge, et déclamant en annamite, à moins que ce ne fût en corréen, les paroles d’un grand papier qu’il tenait à la main. Le célèbre professeur avait tenté de déballer lui-même ses caisses de dictionnaires, et c’est sur un véritable lit de gros volumes qu’il se promenait, car il lui aurait été totalement impossible de trouver sur son parquet l’espace d’une pantoufle. La jeune fille, après avoir déjeuné, mit charitablement un peu d’ordre dans ce chaos. Van Tratter, qui ne s’était aperçu de rien, se replongea incontinent dans l’étude de ses textes. On ne le revit plus jusqu’au repas suivant, pour lequel il fallut également venir le chercher.

La vie coula ainsi, heureuse et sans incidents, à bord de Pétrel, pendant dix jours environ. Le beau temps se maintenait ; le vent, même, était complètement tombé ; la mer avait cessé d’être houleuse, et c’est sur un lac d’huile que le yacht paraissait filer. Le onzième jour, le point qu’on faisait à midi donna pour résultat : latitude sud, 0° 2’ ; longitude ouest, 32° 5’. Le navire venait de franchir l’Équateur, et piquait droit dans la direction du pôle antarctique.

Dans une sorte d’antichambre, précédant le salon, était suspendue une mappemonde où Jean Kerbiquet avait la coutume de marquer, toutes les vingt-quatre heures, à midi, la route parcourue depuis la veille. Cette façon de procéder permettait aux passagers, et aussi aux chefs de service qui en avaient besoin, de se rendre compte du point sans interroger personne. Les hommes de l’équipage usaient généralement peu de ce renseignement, pour deux raisons : la première, c’est qu’ils se sentaient déplacés et gênés dans les parages habités par le beau monde, et la seconde, c’est qu’il leur était parfaitement égal, pendant la route, de se trouver ici ou là, en bas ou en l’air de la carte, pourvu qu’il y eût de l’eau sous la quille et que le « sabot » tînt ses mâts du côté du ciel.

Assez curieusement, toutefois, la veille, Wurtzler était venu jusqu’à cette carte et avait regardé la position du Pétrel. Il l’avait étudié longuement, l’air soucieux. Le capitaine était passé auprès de lui pendant cette opération ; il avait retiré sa casquette et s’était éloigné d’un mouvement indifférent.

Le jour où l’on venait de passer la ligne, comme disent les marins en traversant l’Équateur, il refit la promenade et s’en retourna dans sa machine, un éclair aux yeux. Cette fois il fut rencontré par le maître d’équipage Plougonnec, qui lui dit avec sa brusquerie habituelle de vieux loup de mer :

— Quoi que tu viens de fricoter, toi, dans le salon des premières ?

— Je ne viens pas du salon, répondit Johann Wurtzler ; j’ai été voir le point. C’est-il défendu ?

— Non, mais je me demande ce que ça peut te faire, le point ? V’là quarante ans que j’bourlingue, moi, et j’lai tant seulement pas regardé une seule fois, que j’crois. Pourvu qu’les officiers sachent où qu’on est, est-ce que ça ne suffit pas ?

— Chacun son idée, patron. Moi j’aime bien me rendre compte oùsque j’promène ma carcasse.

Wurtzler avait jusqu’à présent fait son service sans encourir une observation. Il était ponctuel à son quart, ne se faisait jamais appeler pour descendre à la machinerie, ne buvait pas plus qu’il fallait pour supporter la terrible chaleur du fond, et prouvait souvent qu’il ne s’était pas vanté en se donnant pour un habile ouvrier. À plusieurs reprises de petits accidents étaient arrivés, comme il s’en produit toujours au cours des longues traversées. Il les avait intelligemment réparées, ce que ses compagnons eussent été incapables de faire. Le vieux maître d’équipage regrettait beaucoup moins Leurzon.

Vers quatre heures, Jean Kerbiquet envoya voir ce qui se passait, et le machiniste, qui, peu à peu, avait pris autorité sur ses camarades, fit répondre qu’il y avait un coup de feu aux tubulaires d’une chaudière, et qu’il lui fallait à peu près deux heures pour la réparer.

Le capitaine fit établir une voilure sommaire, non pas dans l’espoir d’avancer, car il avait à peine assez de brise pour gonfler la toile, mais dans le but de garder la direction, si c’était possible.

Et on attendit.

Vers sept heures, Wurtzler fit dire qu’il était prêt, et le Pétrel reprit sa marche. Mais tout le monde sentit, au bruit seul de la machine, et à la façon dont l’hélice tournait dans l’eau qu’il y avait quelque chose de changé, que le bateau n’avait plus son allure franche d’habitude, qu’il était pour ainsi dire blessé.

Jean Kerbiquet fit venir le mécanicien, et lui ordonna d’exposer nettement la situation.

— Nous ne sommes pas loin de la côte américaine, dit-il ; si la machine avait besoin d’une réparation sérieuse, si nous devions rester en panne demain ou après-demain, j’aimerais mieux relâcher tout de suite. Dites-moi donc exactement où nous en sommes.

— Capitaine, répondit Wurtzler, la machine n’a pas d’avarie importante, et les chaudières peuvent fonctionner trois mois, pourvu qu’on ne les chauffe pas trop. Si vous voulez avoir confiance en moi, je me charge d’arriver au cap Horn et de rentrer à Dunkerque par nos seuls moyens.

Plougonnec était présent à cet entretien ; il regardait Wurtzler avec beaucoup de surprise, et aussi avec beaucoup d’attention.

— J’ai confiance en vous, répondit Kerbiquet. Faites pour le mieux.

— Merci, capitaine.

Le mécanicien s’éloigna. Mais Plougonnec était resté sur la passerelle, et tournait son bonnet dans ses doigts. Plougonnec devait avoir quelque chose de très embarrassant à dire, car il en oubliait d’ôter sa chique.

— Que désirez-vous, maître ? lui demanda Kerbiquet

— Faites excuse, commandant, que p’têtre j’ai raison et que p’têtre j’ai tort, et que je ne suis qu’une vieille bête, mais je viens d’entendre quéq’chose qui me sonne louche, j’crois qu’il vaudrait tout autant que je vous en fasse part.

— Ah !… Quoi donc ?

— C’est sauf votre respect, commandant, par rapport à ce particulier que j’ai mis dans la machine en partant de Dunkerque et qui vient de vous parler.

— Est-ce qu’il ne fait pas son service ?

— Pardon, excuse, commandant. Pour faire son service, il le fait, et même qu’il n’y a pas à y reprendre.

— Alors ?

— Mais j’viens de remarquer que c’t’homme-là, quand y m’parle, y parle comme moi, c’est-à-dire comme l’âne le plus fieffé de la Bretagne qui ne sait ni A ni B. Et quand il vous cause, à vous, commandant, il cause comme vous. C’est-à-dire comme les gens éduqués. Ça ne me paraît pas clair, à moi, cette façon de se conduire. On est ce qu’on est, pas vrai, on est pas autre chose. Si je voulais faire des prêches bien travaillés comme les vôtres, qui vous sortent sans que vous ayez tant seulement l’air d’y penser, je m’empataugerais toutes les trois paroles ; et si vous vouliez dégoiser comme moi, sauf respect, commandant, j’aurais vite fait de voir que nous n’avons pas lampé à la même écuelle. Pourquoi donc qu’il a deux façons, ce négociant-là ? Moi, j’aime pas les gens à double face, et, quand j’en vois, je me figure toujours qu’ils fricotent quelque chose de pas fameux. J’avais ça dans mon sac, commandant et fallait qu’ça parte. Vous en prendrez ce qui vous fera plaisir.

Jean Kerbiquet, pendant le pittoresque discours de son maître d’équipage, était resté soucieux. Lui, non plus, n’aimait pas les doubles visages, et l’attitude de Wurtzler, parlant comme les matelots quand il se trouvait avec eux, et correctement pour les hommes de bonne éducation, ne laissait pas que de le faire réfléchir. Cet homme jouait donc un rôle, quand il se trouvait mêlé à l’équipage, cherchant à faire croire qu’il était du même monde ? Il venait donc inconsciemment de se trahir, dans une minute d’inattention ? Et quel était son but ? Qui sait si la malveillance ne s’y mêlait pas ?… Dans l’affirmative, c’était grave, car Wurtzler était seul à bord à connaître à fond la machine, et de sa trahison pouvaient dépendre de très grands malheurs.

Kerbiquet ne voulut cependant pas laisser paraître entière l’impression qu’il avait ressentie de l’avertissement du vieux matelot

— Merci, Plougonnec, dit-il. Je ne crois pas qu’il faille attacher beaucoup d’importance à ce que vous avez découvert. Je connais beaucoup de gens qui savent s’approprier au milieu où ils vivent, au point qu’on croirait qu’ils en font partie. Cependant, comme nous ne connaissons pas du tout ce mécanicien, et puisqu’il vous paraît suspect, ayez un œil sur lui. Et au premier mouvement douteux, fourrez-le à fond de cale. C’est tout ce qu’on peut faire, je crois, pour le moment.

Plougonnec eut, on peut le croire, à dater de cette heure, un œil sérieux sur Johann Wurtzler. Le vieux maître d’équipage, droit comme un mât, avait instinctivement horreur de tout ce qui ne s’expliquait pas de la façon la plus naturelle, et il avait parfaitement remarqué, en outre, que son capitaine était très préoccupé, bien qu’il ne voulût pas en avoir l’air.

Mais la surveillance ne donna absolument aucun résultat, pour cette raison, sans doute, qu’elle se produisait trop tard.

Wurtzler devait quitter le quart à huit heures. Il déclara qu’il resterait au fond jusqu’à minuit la machine ayant encore besoin d’être surveillée. À minuit, il remonta, et s’en fut directement au poste de l’équipage, où il s’étendit dans son hamac et s’endormit paisiblement

Et, à deux heures du matin, le navire tout entier était secoué violemment, comme lorsqu’un gros tangage fait sortir de l’eau l’hélice qui s’affole. La machine s’était mise à battre des coups de pistons précipités, montrant qu’elle n’avait plus aucune résistance à vaincre. Un homme se jeta sur le levier de mise en marche et stoppa. Peu à peu, le Pétrel perdit sa vitesse et s’immobilisa sur les flots.

Tout l’équipage, Plougonnec en tête, Wurtzler, apparemment aussi effaré que les autres, avait sauté hors des couchettes. Kerbiquet s’était éveillé en sursaut et avait paru sur la passerelle, à demi vêtu. Congo, qui couchait en travers de la porte de Wilhelmine, accourait, suivi du docteur et de la jeune fille elle-même, prise d’une inquiétude instinctive dont elle ne comprenait pas le mot. Seul, Van Tratter n’avait pas bougé. Après avoir vécu tout le jour avec ses papiers polyglottes, il dormait sept ou huit heures d’un sommeil enfantin ; une charge d’artillerie, passant dans sa chambre, ne l’aurait peut-être pas éveillé.

Il y eut sur le navire quelques instants d’indescriptible désordre. Puis la voix de Jean Kerbiquet s’éleva, calme et forte dans la nuit :

— Tout le monde à son poste. Ici, Plougonnec.

Chacun se rangea. Plougonnec arriva.

— Un homme de la machine, commanda le capitaine.

Cet homme se présenta, pâle et tremblant.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Kerbiquet.

— Arbre de couche cassé, répondit-il laconiquement.

— Cassé ! Faussé, voulez-vous dire ?

— Non, capitaine, cassé, cassé en deux près de la sortie.

— Johann Wurtzler ! appela Kerbiquet.

Le mécanicien s’avança.

— Visitez, et rendez-moi compte.

Wurtzler partit et revint dix minutes plus tard.

— Eh bien ?

— Eh ! bien, capitaine, l’arbre de couche s’est brisé près de sa sortie. À l’instant même, pendant que je visitais, le poids de l’hélice a forcé le tronçon à passer par l’ouverture, et la pièce est tombée au fond de l’eau. J’ai fait aveugler la voie ; on y travaille en ce moment.

— Sondez ! commanda Kerbiquet

La sonde jetée marqua cent cinquante mètres de profondeur.

— Nous avons un arbre de rechange à bord. Si je faisais repêcher l’hélice, pourriez-vous l’ajuster ?

— Non, capitaine, répondit sans hésiter Johann Wurtzler.

— Tu as dit que tu pourrais rhabiller la machine entière, intervint Plougonnec.

— Je suis ouvrier mécanicien, je ne suis pas constructeur.

Jean Kerbiquet réfléchissait profondément

— Et, demanda-t-il au bout de quelques instants, quelles sont les causes de la rupture ?

— La malveillance, répondit nettement le Bavarois.

— Vous dites ?

— Je dis : la malveillance, les tourillons de cuivre qui fixent l’arbre de couche près de la sortie, ont été limés. L’arbre a ballotté et heurté. Le coup a été fait exprès.

— Par qui ?

— Je l’ignore, capitaine.

— Mais je le sais, moi.

Et regardant le mécanicien dans les yeux :

— C’est par Van Ah Fung, dit-il.

Johann Wurtzler se troubla visiblement.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, capitaine, balbutia-t-il cependant

— Je vous l’apprendrai. Et, sans doute, regretterez-voos de l’apprendre par moi. En attendant, je vous offre le moyen d’écarter les conséquences d’un soupçon qui, en ce moment, peut vous atteindre. (Vous voyez que je parle encore à mots couverts.) Dirigez la recherche de l’hélice et montez l’arbre de rechange.

— Je n’ai pas compris ce que vous venez de dire, capitaine, et si votre soupçon m’atteint, c’est à tort. Quant à monter l’arbre de rechange, je ne le puis pas ; je ne le sais pas.

— C’est bien, Plougonnec, que cet homme soit conduit aux fers. Je m’occuperai de lui plus tard.

Johann Wurtzler, sombre mais calme, fut emmené. Jean Kerbiquet fit mettre au yacht toute la toile qu’il pouvait porter, mais ce fut en pure perte : il n’y avait plus un souffle de vent. La mer dormait, complètement inerte, sous un de ces calmes désespérants qui, à l’équateur, durent souvent quarante et cinquante jours de suite. Les voiles pendaient le long des mâts comme des ailes mortes, et l’immobilité du navire était complète.

Le jeune capitaine eut alors l’idée de faire repêcher son hélice et de la faire mettre en place sur l’arbre de rechange sans le secours de Wurtzler. Le reste de la nuit, les canots se promenèrent autour du Pétrel, munis de grappins qu’ils traînaient au fond de la mer.

Au petit jour, l’hélice était accrochée, et un treuil la remontait à bord. Une équipe, formée de sous-mécaniciens, se mettait à l’œuvre, et entreprenait la tâche difficile que Wurtzler avait refusée. Mais qu’elle dût réussir ou non, et si le temps ne se modifiait pas, c’étaient quatre ou cinq jours au moins de perdus.