Une descente au monde sous-terrien/19

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 255-262).


C’était Jean Kerbiquet. (page 257)

CHAPITRE xix

L’ÉPREUVE DE JEAN KERBIQUET


Deux ou trois journées furent passées par les Sous-Terriens à reconstituer les radeaux, et à renouveler la provision d’eau douce en écrasant des algues : ces goënums étaient formées de feuilles larges et plates, rougeâtres, de six à dix mètres de longueur et portant sur toute leur surface des vésicules gonflées et de la grosseur d’une noisette. Pendant ce temps, les mastodontes reprenaient leurs forces en broutant les mêmes algues, et Lhelma se rétablissait rapidement ainsi que le petit Satrama, sous l’action vivifiante de la brise de mer.

Francken et le président passaient la majeure partie de leur temps sur les dunes avoisinant la grève, et fouillaient, la lunette aux yeux, les profondeurs de l’Est d’où aurait dû arriver le capitaine Kerbiquet. Mais l’horizon demeurait immuable de ce côté, et chaque heure qui s’écoulait, sans apporter l’indice d’une approche quelconque, augmentait leur anxiété.

La besogne matérielle étant terminée, et l’oisiveté imposée à tous, cette anxiété devint plus douloureuse, et le temps de l’attente parut démesurément plus long, les figures s’allongeaient en dépit des efforts que faisaient les uns et les autres pour se donner mutuellement confiance, et tous, les humains supérieurs particulièrement, pensaient que la diversité de l’itinéraire n’expliquait pas une aussi grande différence dans l’époque des arrivées.

Deux ou trois jours se traînèrent cependant dans ces angoisses, et le président déclara qu’il lui était impossible de rester plus longtemps immobile et inactif.

Il prit deux mastodontes et une escorte, et partit dans la direction de l’Est en suivant le rivage, et laissant le reste de la caravane sous la surveillance et sous l’autorité du docteur Francken.

Il marcha deux jours sans arrêt, les yeux sur l’horizon, tandis qu’autour de lui ses compagnons fouillaient la route et ne laissaient pas un caillou sans examen. Il découvrit les traces du passage de Van Ah Fung et de Johann Wurtzler, et s’y arrêta longuement. Cependant le paysage restait toujours vide, et rien ne montrait l’approche possible de Jean Kerbiquet, lancé à la poursuite des humains mystérieux.

Malgré les souffrances à peine oubliées, Phocas de Haute-Lignée s’engagea résolument sur la piste laissée par la voiture à voile de Wurtzler, heureusement très nette sur le sable durci. Et il n’y avait pas marché pendant cinq heures, qu’il distinguait au bout de sa lorgnette une silhouette pâlote, chancelante, et terriblement seule sur l’immensité, qui s’avançait lentement vers le Sud.

— C’est lui ! criait-il à ses hommes. Faites presser l’allure. Au trot, les bêtes ! Au trot ou au galop, si vous pouvez.

Excitées de cris, frappées au front, affolées d’un tapage subit, les monstrueuses créatures antédiluviennes prenaient la charge avec une puissance qui ébranlait le sol, et la distance diminuait rapidement entre la petite troupe et l’homme perdu à la surface du désert.

Cet homme marchait, parce qu’il était soutenu par un prodigieux courage, mais il était aisé de voir qu’il donnait son dernier effort. Il titubait comme en ivrogne, s’écroulait par instants, demeurait quelques secondes immobile, puis se relevait pour une marche de quelques mètres, et s’arrêtait encore, épuisé.

C’était Jean Kerbiquet mourant de faim, mourant de soif, mourant de fatigue, en loques, couvert de sable et de sueur, la barbe longue et embroussaillée, dans un état de saleté repoussant et seul, tout seul, dans le désert mortel.

Quand il vit une troupe venir au-devant de lui, quand il devina le secours, quand il comprit qu’enfin la Providence avait pitié de son immense détresse, l’énergie farouche qui l’avait jusqu’alors tenu debout l’abandonna soudain. Il eut un sanglot, un vague geste de remerciement vers le ciel, et s’abattit sur le sol, où il demeura inerte.

Quelques secondes plus tard on le relevait et le Président lui donnait les soins les plus empressés, qui le ramenaient à la conscience.

— À boire ! demandait-il.

Et il buvait, buvait pendant de longues secondes, buvait sans arrêt délicieusement comme s’il eût eu dans la poitrine tout le feu de l’enfer.

On le montait sur un mastodonte, car il lui aurait été totalement impossible d’y grimper lui-même, et là, par phrases hachées et décousues, tandis qu’on reprenait rapidement la route du camp, il racontait son aventure. Puis il s’endormait d’un sommeil semblable à une léthargie, semblable à la mort même, et dont rien ne l’aurait tiré.

Jean Kerbiquet, n’avait pas eu, pendant sa traversée du désert la chance de rencontrer sur sa route, comme l’expédition principale, une oasis. Pendant tout le temps qu’il était demeuré sur la terre ferme, il n’avait rencontré ni un brin d’herbe, ni une goutte d’eau. Perpétuellement, sous ses pas, s’était déroulé le sol de sable et de roches grises chauffé depuis les siècles des siècles ; perpétuellement, sur sa tête, avait braisillé le globe incandescent qui sert de soleil aux habitants du monde intérieur ; perpétuellement la lumière cruelle avait brûlé ses yeux ; perpétuellement, l’horizon avait déployé devant lui ses brumes sinistres.

Le capitaine avait vaillamment résisté ; l’existence rude qu’il avait choisie le préparait à ces épreuves. Son escorte avait bientôt faibli, malgré le courage et la résignation dont les Sous-Terriens faisaient preuve. La sécheresse avait compromis rapidement la santé de ces aquatiques, et la fièvre s’était emparée de leurs corps privés d’eau. Cependant, ce n’étaient pas eux qui étaient tombés les premiers ; c’était le mastodonte, alors qu’on arrivait aux deux tiers de la route. C’est, d’ailleurs, ce qui se produit habituellement lorsque des êtres humains et des animaux sont exposés ensemble à des fatigues exagérées et persistantes.

Lui mort, les hommes avaient dû, non seulement poursuivre leur marche à pied, mais encore se charger des provisions indispensables pour aller jusqu’au bout même en se rationnant durement. Or, ces provisions, l’eau surtout représentaient un poids considérable, et la petite caravane avait dû se résigner à ne plus avancer que par très courtes étapes, auxquelles Jean Kerbiquet parvenait aisément bien qu’il fût le plus lourdement chargé de tous, mais où les Sous-Terriens n’arrivaient qu’exténués, à bout de force et d’haleine. Leur chef en avait pitié ; il les poussait et les rudoyait, cependant, car chaque heure perdue rendait le péril plus grave, et diminuait les chances qu’avaient les pauvres gens d’arriver à la mer si anxieusement désirée.

Malgré leur bravoure, malgré leur résolution, malgré le stoïcisme dont ils faisaient preuve, l’un d’eux tomba, un jour, pour ne plus se relever. Ses compagnons, qui déjà se sentaient prêts pour la même destinée, le déposèrent dans le sable de la région mortelle, et poursuivirent leur chemin, désormais mornes et définitivement abattus, sans espoir d’arriver jamais au bout de l’aventure.

Et Jean Kerbiquet, la mort dans le cœur, les vit l’un après l’autre se coucher devant lui, le dernier soupir aux lèvres.

Il leur rendit pieusement les derniers devoirs, et se trouva seul, irrévocablement seul, sur l’immensité maudite. Il prit de provisions ce qu’il put porter, peu, car ses forces commençaient à s’épuiser aussi et le problème de l’arrivée ne le laissait pas sans angoisse, et il partit vers le Sud, sans regarder en arrière, sans vouloir penser à autre chose qu’au but. D’abord, il alla beaucoup plus vite qu’au moment où il était accompagné d’hommes affaiblis, mais quelques jours d’efforts usèrent dangereusement son pouvoir de résistance, et il fut contraint de ralentir l’allure, de se reposer plus souvent, de se ménager davantage.

Et devant ses yeux abîmés par le soleil central, la plaine s’allongeait toujours, déserte et brûlante. Et l’horizon restait immuable, dans ses vapeurs rougeâtres. Et les interminables étapes se succédaient sans qu’un indice quelconque montrât au voyageur qu’il touchait à la fin de son martyre. Les provisions diminuaient, bien qu’il se rationnât de façon cruelle ; l’eau allait lui manquer, car il n’avait pu en porter que quelques litres.

Quand il n’aurait plus rien, ce serait la détresse abominable et ce serait la fin. Le courageux marin supporterait encore quelques heures de supplice ; il irait aussi loin que son héroïsme pourrait le mener, puis il se coucherait comme les autres, et jetterait son dernier souffle à l’Éternité.

— Je n’arriverai pas ! pensa-t-il, un jour où sa faiblesse augmentait et lui faisait peur.

Et l’idée de périr ainsi, misérablement, en pleine jeunesse, et sans utilité pour qui que ce fût, le révolta et le jeta dans un accès d’injustice bien éloigné, d’habitude, de son âme. Il vit le président de la République Centrale et ses compagnons doucement arrivés aux grèves de l’Océan polaire, et l’attendant, dans une passivité stupide, au lieu de s’étonner de son retard et de chercher à le secourir. Kerbiquet, au moment même où la fièvre l’incitait à accuser et à maudire, n’était plus qu’à sept ou huit heures de marche de la mer. Mais il ne la voyait pas, ne la devinait pas, ne la sentait pas, parce qu’il ne possédait pas l’instinct quasi-surnaturel des Sous-Terriens, et parce que son immense lassitude lui ôtait la meilleure part de ses facultés.

Il fit son dernier repas de quelques bribes de poisson sec traînant dans son bissac, mouilla ses lèvres de ses dernières gouttes d’eau, jeta tout l’équipement qui lui devenait inutile, et repartit, farouche, en murmurant :

— À la grâce de Dieu !

Mais il n’alla pas bien loin. Si l’âme résistait encore, le corps, la chair, la bête, étaient définitivement vaincus et refusaient d’aller plus loin. Des lueurs fulgurantes se mirent à courir devant ses yeux, tandis que ses jambes étaient prises d’un tremblement intense, et que l’horizon, dans l’intervalle des éclairs douloureux, se mettait à tournoyer avec une vertigineuse rapidité.

— Je vais mourir ! pensa Kerbiquet.

Il chancela, dut se mettre sur les genoux, et se releva pour faire quelques pas au hasard, l’équilibre perdu, la raison voilée, une seule idée battant dans sa cervelle vide :

— Mourir… mourir… mourir…

Il sentit se raidir ses membres et l’immobilité le saisir. Il résista, il se révolta, et marcha quelques mètres.

Mais il tomba, et ne se sentit plus la force de se relever.

— Mourir !… mourir !…

Un effort suprême le mit debout. Il essaya de forcer à l’obéissance ses muscles rebelles, et de courir. Il courut. Mais, à ce moment, un carillon forcené se mit à sonner dans sa tête, en même temps qu’augmentait l’effroyable rotation du paysage, et que les fulgurances violettes se multipliaient devant ses yeux, lui donnant l’illusion d’une violente illumination électrique.

Il poussa un strident éclat de rire, et s’écria tout haut, d’une voix de hurlement :

— Mourir !… mourir !…

Il s’abattit ; il se releva ; il se traîna sur le ventre, il se remit debout, et avança encore en titubant.

Alors, ô mirage merveilleux, il aperçut venant à lui, au triple galop de charge, et portant des êtres humains, deux énormes mastodontes.

— Sauvé !… Merci, mon Dieu !… murmura-t-il.

Et ce qui pouvait lui rester d’énergie l’abandonnant tout à coup, il s’écroula sur le sable, où Phocas de Haute-Lignée le ramassa, point mort, sans doute, mais bien près de l’être.

Et c’est ainsi qu’après s’être séparés à la frontière nord de la région désertique, se retrouvèrent à la frontière méridionale les membres de l’expédition lancée à l’attaque des Kra-las.