Une descente au monde sous-terrien/20

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 263-276).


C’était une panoplie vivante. (page 266)

CHAPITRE xx

DEVANT L’ENNEMI


Quelques jours après les événements que nous venons de relater, cette expédition, ou du moins ce qu’il en restait prenait la mer et se dirigeait vers le Pôte Sud du monde inférieur.

Jean Kerbiquet était à peu près remis. Son esprit audacieux et énergique avait repris le dessus, aussitôt que son corps n’avait plus été dans la pire des détresses, et lui-même avait insisté pour le départ, bien que Francken lui conseillât amicalement de prendre un plus long repos.

Et comme on allait entrer dans la partie militaire du voyage, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le Président lui donna le commandement en chef, et rentra modestement dans le rang.

Kerbiquet, qui avait appris avec une douleur sincère la mort de Congo, promettait de mener rondement l’attaque des monstres du pôle, et de passer sur eux la colère que lui causait la perte de son serviteur.

Les Sous-Terriens, à qui ces paroles furent traduites, les applaudissaient avec ferveur, car si, pour les humains supérieurs, le but principal de la campagne était de délivrer les captifs, pour eux, qui avaient à venger des injures séculaires, le massacre des Kra-las restait l’affaire importante, et ils ne songeaient même pas à le dissimuler. Complètement rétablis de leurs fatigues passées par leur séjour au bord de la mer, où ils avaient vécu avec délices, on les voyait brandir leurs armes dans des attitudes de menace, et c’est avec des regards où ne brillait aucune tendresse qu’ils observaient le Sud, ce Sud mystérieux d’où leur venait jadis le malheur et la mort.

La troupe qui se confiait à la mer inconnue était alors composée de quatre humains supérieurs : Lhelma, Kerbiquet, Phocas de Haute-Lignée et Francken, de cent vingt Sous-Terriens, et de six mastodontes, sur six radeaux.

Le jour où l’on quitta le rivage était le 28 juin 19… Il y avait donc exactement dix mois que Van de Boot, la vieille Anglaise morte sans avoir dit son nom, et Margaret Flower, la douce et jolie institutrice, avaient été capturés par les Kra-las.

L’expédition, formée pour leur délivrance, était en droit de se croire infiniment supérieure aux monstres quelle allait combattre. Elle était armée, et ceux-ci ne l’étaient pas, du moins, quand on les avait vus pour la dernière fois dans la région tropicale. Les Sous-Terriens avaient leurs poignards empoisonnés, qui leur serviraient en cas de contact, et des armes à feu, sinon aussi perfectionnées que celles dont on fait usage au-dessus de la terre, du moins solides, d’un maniement facile et rapide, et capables de faire en peu de temps beaucoup de mal à l’ennemi. Ils possédaient de petites pièces d’artillerie, établies avec leurs affûts sur le dos inébranlable des mastodontes, et qui produiraient le massacre des Kra-las sans leur laisser même le loisir de comprendre d’où leur tombait l’avalanche de plomb. La troupe, qui s’avançait vers le Sud, avait donc toutes raisons de manifester sa confiance dans le succès final, et d’arborer une attitude belliqueuse.

Celui qui l’arborait le plus fièrement était le petit docteur Francken, qui, dès l’entrée de l’expédition dans sa période active, s’était senti pris d’une belle ardeur guerrière, et qui ne parlait plus que d’assommer, égorger, pourfendre et anéantir. Il s’était fait donner par Jean Kerbiquet le commandement général de l’artillerie, et avait nommé Satrama son interprète auprès de ses servants.

Dès lors, il ne s’était plus accordé un instant de repos ; il avait passé son existence à escalader les mastodontes et à en dégringoler, donnant à son personnel particulier des ordres intarissables, lui expliquant cent fois de suite la charge, le pointage et la décharge des canons, se donnant un mal considérable, et regrettant de ne pouvoir déjà faire parler la poudre, ce qui lui aurait permis de produire un peu plus de bruit Satrama raccompagnait fidèlement et se montrait ravi de son maître, qui, de sa part, l’adorait. L’enfant, avec une facilité d’adaptation merveilleuse, avait déjà retenu assez de français pour tenir avec Francken de véritables conversations. Il prononçait à sa manière, c’est-à-dire sur la voyelle A, qui lui était seule possible, mais il construisait des phrases compliquées, assez correctement.

Un jour, Jean Kerbiquet déclara qu’on approchait de la zone dangereuse, et défendit aux Sous-Terriens de s’écarter, de crainte qu’ils ne rencontrassent sous les flots des Kra-las isolés ou en petites troupes.

À dater de cette heure, Francken revêtit son costume de mer, qui le gênait moins parce que pendant la traversée du désert il avait légèrement perdu de son embonpoint et s’arma. On le vit sortir de la cabane où il habitait sur un des radeaux, ceint de stylets empoisonnés, auxquels il avait adjoint deux ou trois revolvers de gros calibre, un sabre où s’embarrassaient ses petites jambes, et une carabine qu’il passait d’une main dans l’autre, ce qui le gênait considérablement mais qu’il n’aurait pas abandonné pour la présidence elle-même de la République Centrale. Ce n’était plus un homme, c’était une panoplie vivante, et Wilhelmine éclata de rire en le voyant.

— Que voulez-vous faire de tout cet arsenal, docteur ? lui demanda-t-elle, puisqu’il est probable que nous n’aurons pas même à approcher l’ennemi.

— Mon enfant répondit-il simplement, on ne sait jamais ce qui peut arriver et la bravoure n’exclut pas la prudence. Que je vienne à tomber dans une embuscade de Kra-las, et mon arsenal, comme tu dis irrévérencieusement, me sauvera peut-être la vie. Tu ferais bien, toi-même, qui te moques de moi, de prendre quelques poignards et quelques revolvers. Nous sommes en temps de guerre, et les hasards sont grands.

— Merci, docteur, de votre conseil, dit Lhelma ; mais je ne le suivrai pas. À quoi me servirait d’avoir plus de cent défenseurs, si je devais combattre moi-même ?

Et le président ajouta, considérant la jeune fille d’un regard de profonde sympathie :

— Vous avez raison, Mademoiselle, et il ne vous servirait à rien de vous armer. Tous ces hommes, et le docteur lui-même, et moi surtout, perdrons notre dernière goutte de sang avant qu’un ennemi vous ait approchée.

Jean Kerbiquet, qui se tenait bien sur la tête d’un mastodonte, transformé en poste-vigie, sa jumelle marine à la main, cria tout à coup : « Terre ! » et donna l’ordre d’abattre les voiles. Les radeaux s’immobilisèrent instantanément.

Devant la flottille, à l’horizon, une tache crayeuse, a peu près imperceptible à l’œil nu, rompait la monotonie de la ligne des brumes. Et cette tache blanche n’était pas seule ; elle était accompagnée, au contraire, de points semblables, plus grands ou plus petits, diversement éloignés, mais qui permirent à l’œil exercé du marin de reconnaître un archipel posé sur la mer, brûlé d’une chaleur intense, et probablement situé au pôle même. C’était à n’en pas douter le séjour des Kra-las, amphibies comme les Sous-Terriens, et qui, s’ils vivent une grande partie de leur existence dans l’eau, ne peuvent toutefois se passer complètement de terre ferme.

Les humains supérieurs, pendant la halte, tinrent une sorte de conseil de guerre.

— Il nous faut, dit Jean Kerbiquet, agir avec une extrême prudence, car tout ce que nous allons rencontrer désormais nous est absolument inconnu. Van de Boot et ses compagnes sont-ils morts ou vivants ? Nous n’en savons rien, et il faut le savoir. Les Kra-las se défendront-ils sous les flots ou sur la terre ? Nous n’en savons rien, et il faut le savoir. En conséquence, je propose qu’une troupe de vingt à trente Sous-Terriens, conduite par un de nous, quitte les radeaux et s’en aille à la découverte, cherchant des renseignements sur les points que je viens d’exposer. Cette troupe ne devra s’avancer que très prudemment, ne se laisser voir que le moins possible, et s’armer de poignards empoisonnés. Elle se dispersera en arrirant à une courte distance de terre ; chaque éclaireur sera chargé d’une partie de l’inspection déterminée à l’avance, et un lieu de ralliement sera donné à la reconnaissance par son chef ainsi qu’une durée maxima pour l’investigation. Je me propose pour conduire cette reconnaissance.

— L’idée est pratique et doit donner de bons résultats, répondît Francken, mais je demande à prendre le commandement de la troupe d’éclaireurs aux lieu et place du capitaine Kerbiquet. Il peut se passer ici, pendant l’absence de cette troupe, tels événements — une surprise de l’ennemi, par exemple — qui nécessitent la présence d’hommes expérimentés, et vous l’êtes tous deux plus que moi. D’autre part, de deux choses l’une ; ou la reconnaissance, dont nous parlons, ne comporte aucun danger, et alors je m’en tirerai tout aussi bien qu’un autre, ou elle est périlleuse, et si quelqu’un doit y rester, mieux vaut la disparition d’un bavard comme moi que la perte de chefs précieux comme vous. Je me propose pour conduire la reconnaissance.

— Un instant ! dit Phocas de Haute-lignée, en serrant la main du brave petit docteur. Ce que vous avez dit tous deux est excellent ; mais vous oubliez que je suis seul, parmi nous, à connaître les Kra-las. Si l’un de vous part à la tête de la reconnaissance, savez-vous ce qui peut lui arriver, ce qui lui arrivera même probablement ? C’est de passer à côté d’un Kra-la sans le voir, car leur couleur se confond presque entièrement avec celle des flots sous-marins, et d’être étranglé avant d’avoir pu se mettre en défense. Vous risqueriez donc, en partant l’un ou l’autre, de vous faire tuer sans utilité pour personne. Or, nos existences sont toutes précieuses au même titre, et nous ne devons les exposer qu’à bon escient.

» Pour moi, ce n’est pas la même chose ; je connais nos ennemis ; je les dépiste sous la mer aussi facilement que les Sous-Terriens eux-mêmes, et je vous garantis bien qu’aucun d’eux ne m’approchera sans le regretter. Je me propose pour la conduite de la reconnaissance.

Ces trois discours terminés, les trois hommes se regardérent avec embarras, puis éclatèrent de rire. Chacun croyait avoir de meilleures raisons que les autres pour partir, et aucun ne voulait céder aux autres sa part de danger. Ils convinrent enfin de prendre pour arbitre Lhelma.

La jeune fille, consultée, réfléchit quelques instants. Puis elle dit : « Je pense que c’est M. le président de la République Centrale qui doit commander la reconnaissance. »

Kerbiquet et Francken s’inclinèrent, et le chef désigné par Wilhelmine se mit immédiatement à choisir ses hommes, et à leur expliquer ce qu’il attendait d’eux. Tous se jetèrent à la mer bientôt après, et la jeune fille, s’approchant du président au moment où il allait ajuster son masque, lui dit à mi-voix, et sur le ton de la prière :

— Soyez prudent.

Quelques instants plus tard, il avait rejoint ses compagnons sous les flots.

Quand le président de la République Centrale reparut, entouré de ses compagnons, quand il eut ôté son masque, on s’aperçut qu’il était soucieux. Cependant, il ne fit pas immédiatement part de ses découvertes ; il écouta les rapports des Sous-Terriens et centralisa dans sa mémoire les renseignements qu’ils apportaient. Il assembla ensuite autour de lui Lhelma, Jean Kerbiquet et Francken, et leur parla en ces termes :

— Mes chers amis, vous voyez un homme absolument stupéfait de ce qu’il vient de découvrir, et de ce qu’ont découvert ses compagnons. En quelques mots, voici : Nous croyions venir ici combattre des êtres qu’on ne peut pas appeler des hommes, puisqu’ils ont avec nous tant de différences physiques, mais qu’il est impossible aussi de classer parmi les brutes, puisqu’ils pensent, puisqu’ils parlent, et puisqu’ils n’agissent pas poussés par instinct, mais par le raisonnement. Nous nous attendions, en tous cas, à rencontrer au pôle sud des créatures d’une mentalité bien inférieure à la nôtre, capables d’attaquer et de massacrer, mais incapables d’organiser une défense au cas où elles seraient inquiétées. Or, nous nous trompions. Les Kra-las s’attendent à être envahis ; peut-être nous ont-ils déjà vus sur la mer. Et la preuve, c’est que nous n’en avons pas trouvé un seul sous les flots, qu’ils sont tous à terre, et que leurs îles sont fortifiées.

— Fortifiées ! s’écrièrent ensemble les trois interlocuteurs du président

— Fortifiées, parfaitement. La façon dont ils s’y sont pris n’a rien a voir avec les conceptions d’un Vauban, naturellement, mais tel qu’il est ce travail a une valeur réelle, et dénote une intelligence que j’étais loin de soupçonner chez ces gens-là. Toutes les îles qui forment la ceinture nord de l’archipel ont reçu des modifications suffisantes pour en rendre l’accès périlleux. Partout où il y avait une plage, une gorge praticable et conduisant à l’intérieur, des roches ont été amoncelées en forme de mur, rendant l’approche impossible. Les îles, qui ne sont pas préparées de cette façon, sont désertes. Ce qu’il y a derrière ces remparts, nous n’avons pas pu le découvrir, à cause des précautions qu’il nous fallait prendre pour rester cachés. Ou plutôt, nous avons vu quelque chose. Dans l’île qui nous fait face, et que nous avons aperçue la première, se dresse une maison !

— Une maison !

— Une véritable maison ; non pas une cabane ou une hutte. Les murs sont en pierre et maçonnés, le toit est recouvert d’une matière noirâtre qui nous a paru être de l’ardoise ; il est surmonté d’une cheminée qui fumait ; il y a aussi à cette maison des fenêtres, comme celles que nous connaissons, avec des vitres en verre.

Évidemment, ce sont des humains supérieurs qui habitent là, puisque les naturels du pôle n’ont besoin ni de maisons ni de feu. Mais ces humains supérieurs, qui sont-ils ? Ceux que nous voulons délivrer, ou ceux qui ont traversé avant nous le désert ? Des amis, des ennemis ? C’est ce qu’il nous a été absolument impossible d’établir, car aucun d’eux ne s’est montré pendant la durée de notre observation. Telle est la situation. Qu’en pensez-vous ?

— Bien évidemment, dit Francken, les Kra-las ont maintenant avec eux des humains de la surface supérieure ; ce qu’ils ont fait, l’acte de se protéger par des murailles, le prouve. Leur intelligence ne peut pas s’être accrue, depuis que vous les connaissez, dans une pareille proportion.

— Je ne crois pas, dit Kerbiquet, que nous ayons ici affaire aux deux hommes dont j’ai suivi les traces. Si j’en crois certains indices, la netteté de l’empreinte de leurs roues sur le sable, la fraîcheur des entailles qu’ils avaient faites dans le bois de leur barque pour en enlever le mât, la quantité de cendres restant dans leur foyer et que le vent n’avait pas encore dispersées, ces deux hommes ne nous ont précédés que de fort peu, de quelques jours peut-être, sur la région aride. Ils n’auraient donc pas eu le temps d’arriver, de se mettre en relations avec les Kra-las, de leur faire comprendre qu’un danger les menaçait, et de leur montrer comment ils pouvaient se mettre en état de défense. Ils n’auraient surtout pas eu le temps de construire une maison.

— Vous pensez donc, capitaine, demanda Lhelma frémissante d’espoir, que la reconnaissance a vu la demeure de mon parrain Van de Boot et les deux Anglaises ?

— J’en suis à peu près convaincu, Mademoiselle, répondit Kerbiquet.

— Ils seraient vivants !… Oh ! Dieu soit loué !

Phocas de Haute-Lignée réfléchissait profondément.

— Ils seraient vivants, en effet, dit-il, si les suppositions du capitaine Kerbiquet sont exactes. Mais j’avoue que dans cette hypothèse plusieurs choses me surprennent. D’abord, qu’on ne les ait pas égorgés en les prenant…

— La lettre de Van de Boot affirme que les monstres ne paraissent pas avoir de mauvais desseins, interrompit Francken.

— C’est juste. Il faudrait donc admettre que les Kra-las sont venus chercher des humains à la surface supérieure pour les conserver à l’état de captifs…

— Pour les conserver et les obliger à faire ce qu’ils ne pouvaient faire eux-mêmes, dit Kerbiquet.

— C’est leur accorder une faculté de calcul que nous ne leur supposions pas jusqu’ici, répondit le président. Mais, après tout, la chose est possible. Nous ne connaissons tes Kra-las que par ce qu’ils ont fait devant nous, c’est-à-dire tuer pour le plaisir et se vautrer dans le sang, mais nous ne savons pas à quelle limite exacte s’arrête leur intelligence. Peut-être sont-ils capables de prévoyance, et peuvent-ils mener à bien des projets assez compliqués. Nous serons fixés bientôt. Que pensez-vous que nous devions faire ?

— Attaquer, répondit nettement Francken. Van de Boot a pu leur donner des murailles, mais je le connais, c’est un brave zoologue, et son génie militaire a dû s’arrêter là. Eh bien ! leurs murailles, quelques projectiles de mon artillerie les mettront par terre, et le débarquement que nous opérerons ensuite fera le reste.

— Puis-je donner mon avis ? demanda Lhelma.

— Certainement, Mademoiselle, et ce sera probablement le bon.

— Je pense, malgré l’ardeur belliqueuse du docteur Francken, qu’il ne faut pas attaquer, du moins pour le moment. Outre que nos boulets pourraient atteindre ceux que nous voulons sauver — ce qui remplirait mal notre but, ajouta la jeune fille en souriant — cette attaque pourrait déterminer les Kra-las à se livrer à des voies de fait sur leurs otages. Je crois que nous devons nous avancer vers l’île, et nous montrer le plus possible, nous, les Européens. Van de Boot a fait des fortifications contre les Sous-Terriens seuls ; ni lui ni ses capteurs ne soupçonnent qu’une expédition, venant du Nord, peut contenir ses amis. Mais qu’il nous voie, qu’il nous reconnaisse, et sans doute trouvera-t-il moyen de s’échapper avec ses compagnes, et de nous rejoindre.

Le président et Kerbiquet adoptèrent, sans discuter, cette manière de voir. Francken, toujours couvert de sa panoplie, insista un peu pour son attaque, à laquelle il tenait beaucoup. Mais, se voyant seul contre tout le monde, il finit par se ranger à l’avis général, tout en jetant un regard de tristesse à ses canons, condamnés à rester encore silencieux. Il se rendit dans sa cabine et déposa son costume de mer pour reprendre ses vêtements européens, plus propres à le faire reconnaître de Van de Boot. Mais il conserva toutes ses armes, en dépit desquelles il gardait l’apparence la plus débonnaire.

Et le plan, conçu par Wilhelmine, reçut immédiatement son exécution. Sur la flottille de radeaux les voiles furent relevés, et l’expédition reprit lentement sa marche vers le Sud, dans la direction de l’île où la maison supposée de Van de Boot avait été vue. Des Sous-Terriens s’étaient mis à l’eau pour éclairer les profondeurs en avant, à droite, à gauche et en arrière de la caravane nautique. Les autres s’étaient placés, qui dans les bâts des mastodontes, qui entre leurs énormes jambes, la carabine à la main, et prêts à tout événement.

Les humains supérieurs se tenaient à l’avant du premier radeau, bien en vue, et Wilhelmine avait insisté pour y rester avec eux, prétendant que sa robe blanche était plus facilement reconnaissable, de loin, que les vêtements masculins.

On approchait ; les contours de l’île sortirent de la brume et s’accusèrent ; rien n’y bougeait. La mer était également calme et vide, et la colonne maritime des Sous-Terriens aurait pu croire qu’elle s’avançait vers un nouveau désert, sans le rapport formel de la reconnaissance qui avait vu la demeure au toit fumant et les murailles de rochers dressés par les Kra-las.

Phocas de Haute-Lignée fronçait le sourcil ; ce calme insolite et si peu dans les mœurs des quadrumanes polaires, ne lui disait rien qui vaille.

La flotte des Sous-Terriens était maintenant, après avoir avancé pendant deux heures, à douze cents mètres environ de la côte. On en distinguait tous les détails, les falaises abruptes, les anses aboutissant à des plages où des rochers avaient été amoncelés, la petite maison des Européens dans son cadre de fougères gigantesques. Et si des êtres humains s’étaient montrés, les jumelles marines les auraient certainement découverts.

Mais, par un hasard tout au moins singulier, le paysage restait complètement vide et inerte. Ce qu’on avait sous les yeux décelait certainement le travail de l’homme, que celui-ci fût préhistorique ou actuel, mais lui, l’auteur de ce travail, se cachait avec une persistance surprenante.

Et, comme la flottille arrivait à huit cents mètres environ de la côte, toutes les anfractuosités des roches jetèrent un petit nuage de fumée blanche, et le crépitement d’une fusillade arriva jusqu’aux oreilles de nos amis, tandis que des projectiles frappaient la mer autour d’eux.

— Ils ont des armes à feu ! s’écria le président.

— Et c’est mon parrain qui les leur a données ! dit à son tour Lhelma.

— Vieille bête ! conclut irrespectueusement Francken, sans réfléchir que si Van de Boot avait travaillé dans l’intérêt des Kra-las, ce ne pouvait être que contraint et forcé, et sous peine des pires supplices.

Cependant les Sous-Terriens, le premier moment de surprise passé, s’étaient mis à répondre au feu de l’adversaire, et le combat augmentait de gravité à mesure que les radeaux s’approchaient de la terre ferme. Deux hommes étaient déjà tombés sous les projectiles des Kra-las.

La voix tonnante de Kerbiquet retentit soudain :

— Faites cesser le feu ! criait-il au président.

Phocas de Haute-lignée obéit d’abord, parce que le capitaine du Pétrel était reconnu pour chef de l’expédition militaire. Puis il demanda :

— Pourquoi ?

— Eh ! vous ne voyez donc pas, au milieu des Kra-las, au milieu des balles, un Européen qui les dirige, et qui nous tiraille en même temps comme s’il avait vingt ans ! C’est Van de Boot…

— C’est vrai, c’est mon parrain, s’écria Wilhelmine. Et il se serait fait tuer ! Voyez comme il s’expose.

— Vous aussi, Mademoiselle, dit Phocas de Haute-Lignée. Et les Kra-las n’ont pas cessé le feu.

Lhelma consentit à rentrer dans l’abri.

— C’est honteux ! déclarait Francken. À son âge ! Un inoffensif naturaliste ! Devenir ainsi sanguinaire ! Je suis couvert d’armes, moi, mais je n’ai pas tiré. C’est parfaitement honteux !