Une descente au monde sous-terrien/21

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 277-292).


Il se mit à agiter le drapeau blanc. (page 284)

CHAPITRE xxi

RUSE DE GUERRE


Il nous faut, de toute nécessité, revenir maintenant en arrière pour comprendre comment les Kra-las, d’intelligence incomplète, avaient pu se fortifier dans leur archipel, et répondre par des coups de fusil à la tentative d’accès des Sous-Terriens.

Cette explication, d’ailleurs, sera simple et rapide, et elle est probablement prévue par nos lecteurs.

L’un des quadrumanes du pôle, un jour, passa par la plus effroyable des aventures. Il tomba, errant sur une des îles de l’archipel, dans un gouffre profond, où il se tua à moitié. Ceci se passait quelque temps après l’agression des Kra-las contre la République Centrale, au cours de laquelle ils avaient été accueillis à coups de fusil et à coups de mitraille.

Pitoyablement meurtri, le malheureux resta longtemps inconscient et immobile. Quand il revint à lui, souffrant de tout son corps, la force lui manquait pour gravir la cheminée par laquelle il était involontairement descendu, et la faim ne tarda pas à le torturer. Il partit, il se traîna, plutôt, à la découverte, par une galerie latérale au point où sa chute l’avait fait aboutir, et, tantôt broutant les lichens qu’il rencontrait sur les roches, tantôt, au contraire, prêt à succomber d’inanition, atteignit après un interminable voyage la zone neutre que nous avons décrite, et où la pesanteur disparaît.

Alors il commença à remonter, s’imaginant qu’il revenait vers le lieu de sa naissance. Cependant, c’était vers la face supérieure de la terre que son ascension le conduisait ; et, après bien des péripéties, il y arriva, pour le plus grand étonnement de son âme naïve. Étonnement qui se transforma bientôt en terreur, car des hommes montant une barque accostèrent l’îlot où il avait abordé lui-même, et se mirent à exécuter devant lui toutes sortes d’actions étranges, et auxquelles il ne comprenait rien. En outre, c’était la nuit que s’était produite son arrivée, et il s’était senti saisi d’une vague épouvante à la vue de ce ciel noir piqué d’étoiles, de cette lune versant sur le sol une lumière froide, et de la couleur inconnue pour lui de l’atmosphère.

Il eut la chance de n’être pas découvert, se replongea dans son puits, et observa. Mais rien ne lui donna le désir de se montrer aux êtres curieux qu’il venait de rencontrer. Ceux-ci, en effet, aussitôt le jour venu, se mirent à parcourir les rochers une sorte de tube à la main. Et quand ils apercevaient un animal quelconque, otarie jouant au bord de la mer ou oiseau volant dans le ciel, vite, ils portaient ce tube à leur épaule, une détonation retentissait et l’animal tombait mort.

Le Kra-la ne douta pas qu’un pareil sort lui fût réservé s’il se laissait voir, et comme son intelligence, un peu plus développée que ne le pensait Van de Boot, lui permettait un raisonnement assez complexe, il comprit qu’un seul moyen lui restait d’éviter le massacre : regagner, si c’était possible, le monde où il avait jusqu’alors vécu.

Il réussit dans son projet, après avoir failli périr cent fois et raconta merveilles de son voyage. Quand il en vint à la description du fusil vu entre les mains des hommes, un de ses compagnons se détacha et revint bientôt portant une arme à feu qu’on avait jetée dans les rochers, et qui provenait de la dernière expédition.

L’explorateur, malgré lui, la reconnut formellement.

Dès lors, les Kra-las n’eurent plus qu’une idée : posséder des tubes semblables, et qui leur permissent de reprendre leurs expéditions contre les Républiques équatoriales.

À force de creuser cette idée, et bien que leur intelligence fût à l’état sommaire, ils finirent par comprendre que, puisque les hommes de la face supérieure savaient faire des fusils, il suffirait d’en capturer quelques-uns pour posséder bientôt ces armes, qu’on les contraindrait à fabriquer.

Et c’est dans ce but que partit, sous la conduite du premier Kra-la ayant traversé la terre, l’expédition entre les mains de laquelle Van de Boot et ses deux compagnes devaient si malheureusement tomber.

Nous les avons laissés, les humains supérieurs revenant à leur grotte après s’être nourris des poissons de la mer, et un Kra-Ia s’agitant devant eux, faisant de grands gestes montrant un fusil, et prononçant des discours auxquels ni Van de Boot ni Margaret ne comprenaient rien, naturellement.

Ils se livrèrent à toutes les conjectures imaginables, et finirent par renoncer à deviner ce que pouvait bien vouloir dire le monstre avec son arme à feu.

Quelque temps après, cependant, la situation s’était modifiée. Le savant, bien qu’il n’eût pas l’extrême facilité de son collègue Van Tratter, s’était assimilé les premiers éléments de la langue Kra-la, et voici ce qu’il fut en état de traduire à la jeune fille qui partageait sa captivité.

— Les Kra-las craignent d’être assaillis par des peuplades venant du Nord, qui possèdent des fusils, et qui les massacreraient jusqu’au dernier. Ils ne savent pas fabriquer les armes à feu par leurs propres moyens, mais connaissaient l’existence d’une race supérieure, et qui en est munie. Ils se sont donc arrangés pour capturer des échantillons de cette race, et voilà ce qui va se passer : Si nous leur confectionnons des fusils et des munitions, nous vivrons ici sans que jamais personne songe à nous maltraiter. Si, au contraire, nous ne leur donnons pas ce qu’ils désirent, il faut nous attendre à toutes les horreurs, et à la plus misérable des fins.

Margaret frissonna.

— Je te dis les choses comme elles sont, poursuivit Van de Boot, parce que je te sais brave et parce qu’en outre tout n’est pas perdu. J’ai cherché à faire comprendre à ces brutes que nous n’étions pas armuriers, et que chez nous les hommes se spécialisent chacun dans leur industrie. J’y ai perdu mon latin, ou plutôt mon Kra-la : leur intelligence rudimentaire ne peut pas se hausser jusqu’à ces subtilités. Il nous faut donc faire des fusils et des cartouches.

— Mais comment ?

— J’ai déjà trouvé du minerai de fer. Nous en ferons du fer, puis de l’acier, en nous servant du désir d’obéir, de l’esprit d’imitation et de la force musculaire des Kra-las. Pour le reste, je connais comme tout le monde la théorie générale des armes à feu, et nous avons un modèle. Et si je puis découvrir ici du soufre, tout ira. Je veux réussir, car je tiens maintenant à mon existence, et surtout à la tienne, et je ferai tout au monde pour les conserver.

De fait, Van de Boot réussit. Il trouva les matières premières, inventa des outils, se donna un mal prodigieux pour expliquer à ses ouvriers ce qu’ils avaient à faire, et finit par produire des armes à feu qui n’avaient rien d’élégant, maniables seulement pour les bras puissants des Kra-las, auxquelles un armurier professionnel aurait trouvé cent défauts, sans doute, mais qui n’éclataient pas dans les mains des tireurs et envoyaient leur projectile à huit cents mètres.

Certes, en agissant ainsi, Van de Boot ne se doutait pas qu’il travaillait contre ceux-là mêmes qui avaient entrepris sa délivrance. Et comment l’aurait-il imaginé ? Il croyait pleinement au mensonge des Kra-las, affirmant qu’ils avaient seulement voulu des armes défensives. Il y croyait si bien qu’après leur avoir donné le moyen de massacrer ses propres amis, il leur indiqua celui de rendre inaccessibles certaines de leurs îles, en établissant dans les solutions de continuité des falaises de hautes murailles de roches amoncelées, derrière lesquelles ils défieraient aisément tous les assauts.

Ces travaux achevés, les Kra-las le considéraient à peu près comme un dieu. Tous lui parlaient avec vénération, il entendait parfaitement leur langage, maintenant, et se prosternaient avec humilité devant lui. Tous lui obéissaient au moindre signe, et l’existence à la face intérieure de la terre aurait été fort supportable pour Van de Boot et celle qu’il traitait maintenant en fille adoptive, sans la nostalgie du monde supérieur qu’il leur était impossible de guérir, et sans la certitude où ils demeuraient d’être des condamnés à perpétuité. Car personne, assurément ne découvrirait jamais le lieu de leur exil, et toute évasion leur était impossible. Comment auraient-ils recommencé, seuls et faibles, le voyage que les géants du monde inférieur avaient eu tant de mal à accomplir, malgré leur prodigieuse puissance musculaire ?

Cependant Van de Boot voulut mettre à profit la bonne volonté des Kra-las, et leur fit construire la maisonnette plus tard découverte par la reconnaissance du président de la République Centrale. Dans cette maisonnette, divisée en deux chambres à coucher et une salle commune, il fit placer les meubles indispensables, dont il lui fallut inventer la fabrication, et, à dater de cette époque, la jeune Margaret Flower témoigna de quelque nouvel attachement à la vie. Elle ne retrouvait ni le confortable des habitations humaines, ni l’espoir de regagner un jour la surface supérieure, mais elle avait du moins un home, un lit, et de quoi faire pour elle et le vieux savant une cuisine convenable.

Ainsi, leur existence de Robinsons devenait supportable, et moins pénibles les heures de l’exil.

Lorsque Jean Kerbiquet eut donné l’ordre de la retraite, et fait cesser le feu dans la crainte de tuer Van de Boot, qui s’exposait au-dessus des remparts avec grande imprudence, les chefs de l’expédition se trouvèrent fortement embarrassés. Combattre, c’était risquer d’atteindre l’homme que l’on voulait sauver ; s’approcher sans combattre, et lui faire des signaux qu’il ne verrait pas, peut-être, c’était envoyer à la mort une partie des Sous-Terriens composant l’expédition, sans aucune utilité.

C’est, cependant, à ce dernier parti qu’on s’arrêta, sur l’avis de Wilhelmine Van Tratter, mais en prenant certaines précautions propres à sauvegarder l’existence de tous.

Au cours du précédent combat les Européens avaient remarqué que les projectiles des Kra-las, même à courte distance, n’avaient pas la force de pénétration nécessaire pour traverser la peau des mastodontes debout sur les radeaux. Ils arrivaient, frappaient un coup sourd, s’aplatissaient, et tombaient, inertes. Il fut résolu, en conséquence, que l’expédition tout entière s’abriterait derrière les énormes animaux, et qu’on s’approcherait de l’île où habitait Van de Boot sans répondre au feu des Kra-las, de quelque violence qu’il pût être. Et dès que le radeau, portant les Européens, se trouverait à bonne portée de la vue, ceux-ci se lèveraient et agiteraient un drapeau blanc. L’absence des démonstrations hostiles, d’abord, l’exhibition d’un symbole connu sans aucun doute au-dessus de la terre seulement, ne pouvaient manquer d’attirer l’attention du savant, qui se déciderait peut-être alors à reconnaître ses compatriotes.

Ce programme fut suivi de point en point. Il ne donna pas immédiatement, cependant, les résultats qu’on en avait attendu.

Les radeaux ayant orienté leurs voiles et repris la direction de l’île fortifiée, les Sous-Terriens se dissimulèrent derrière les mastodontes, qu’on avait fait accroupir. Les Européens les imitèrent, Francken tenant à la main un drapeau blanc improvisé d’une des jupes de Lhelma.

Mais, dès qu’on fut à portée, une fusillade intense éclata, et une grêle de balles s’abattit sur les éléphants antédiluviens, qui, d’ailleurs, ne parurent même pas s’en apercevoir.

On continua d’avancer, comme il avait été convenu. Et quand il n’y eut plus que deux cents mètres entre les radeaux et la falaise, le petit docteur, qui avait voulu se montrer le premier, prétendant être plus reconcaissable que les autres, monta comme il put sur le dos de son mastodonte, et se mit à agiter le drapeau blanc.

Tout le monde s’attendait à voir, après quelques secondes d’indécision, le feu cesser chez les Kra-las, puisqu’on les savait commandés par Van de Boot. Il n’en fut rien. Tandis que le petit homme balançait avec conviction le jupon de Wilhelmine, une rafale de projectiles se mit à siffler autour de lui, et il tomba, sanglant, dans les bras de ses compagnons.

Mais la fusillade ne s’arrêta pas ; elle redoubla de violence, au contraire.

— Ce n’est rien, se hâtait de dire Francken ; une égratignure à l’épaule. Mais il faut que Van de Boot soit devenu aveugle. Il n’a vu ni le drapeau blanc ni moi, et je le voyais en détails, tiraillant de toute son ardeur. Qui sait si ce n’est pas lui qui m’a jeté par terre ?

Et le brave petit docteur s’évanouit, car ce qu’il qualifiait

d’égratignure lui avait parfaitement cassé la clavicule. Lhelma, très émue, se mit à le soigner.

— Nous recommençons ? demandait à Kerbiquet le président de la République Centrale.

— Certes ! répondait le capitaine au long cours, car nous n’avons pas d’autre moyen de nous faire reconnaître, et il faudra bien qu’on y vienne, à un moment ou à l’autre.

Et il s’élança, le drapeau dans la main, malgré l’avalanche de plomb qui ne cessait à aucun moment d’arriver de l’île. Mais Phocas de Haute-Lignée l’arrêta dans son élan, et voulut prendre sa place, un combat de générosité s’établit entre les deux hommes, combat qui dura quelques secondes.

Et pendant ces quelques secondes, subitement, la fusillade cessa.

— Que se passe-t-il ? demanda Kerbiquet.

Il se passait ceci :

Van de Boot, pleinement convaincu de ce que lui avaient raconté les Kra-las, n’avait pas manifesté le moindre étonnement quand un certain nombre de ceux-ci, revenant des profondeurs marines, avaient annoncé l’approche d’une expédition armée se dirigeant vers l’archipel. C’était la simple réalisation de ce que craignaient les singes géants, et contre quoi ils s’étaient prémunis. Mais comme la défaite et le massacre des Kra-las signifieraient certainement son propre massacre et celui de Margaret Flower ; il avait immédiatement résolu de s’y opposer autant que possible. Et d’inoffensif zoologue qu’il avait été jusqu’alors, le digne savant était devenu guerrier, féroce guerrier, guerrier implacable. Il avait pris le commandement de la défense, ce contre quoi personne n’avait protesté. Il s’était multiplié, avait désigné à chacun sa place et donné des consignes ; il ne s’était plus permis de manger ni de dormir ; il avait retrouvé, pour protéger sa fille adoptive, l’énergie et la jeunesse, et quand la flotte ennemie s’était avancée à bonne portée, c’est lui, debout sur un rempart, et au risque de se faire tuer, qui avait commandé la manœuvre et le feu.

Il n’avait pas vu que, parmi ses adversaires, se trouvaient des humains supérieurs ; il n’avait pas remarqué que cet humains se mettaient en évidence dans l’espoir d’être reconnus ; il s’était agité dans une ardeur aveugle, puis saisi d’une frénésie peu compatible avec son âge, il avait pris lui-même une arme et s’était mis à tirer, bien que sa vue faible l’obligeât à le faire au hasard.

Et quand l’ennemi, cessant le feu soudain, s’était retiré, c’est avec des cris de victoire qu’il était rentré dans sa maison, où Margaret préparait tranquillement le dîner.

À la seconde approche de la flottille, les choses s’étaient passées exactement de la même façon, avec cette différence toutefois qu’au lieu de préparer le dîner, la jeune fille s’était mise à sa fenêtre, malgré la formelle défense de Van de Boot, et surveillait les opérations.

Quand les Kra-las commencèrent à tirer, elle s’étonna de constater que l’ennemi ne répondait pas. Le zoologue, lui, ne s’étonnait de rien ; il avait repris son fusil, et faisait avec entrain des ricochets sur la mer. Puis, quand le drapeau blanc s’était dressé aux mains de Francken, elle avait poussé un grand cri de stupéfaction et sauté sur une lunette d’approche, de l’invention de Van de Boot, et confectionnée avec du cristal de roche. Le savant n’avait pas aperçu le moindre pavillon et continuait à exciter ses monstres.

La jeune fille avait alors bondi hors de la maison, et couru aux remparts, éloignés environ de cinq cents pas.

— Faites cesser le feu ! cria-t-elle à Van de Boot aussitôt qu’elle put se faire entendre.

— Veux-tu bien rentrer, malheureuse ! lui hurlait de son côté le professeur, écarlate et essoufflé.

— Faites cesser le feu ! je vous dis.

— Pourquoi ?

— Parce que vous tirez sur des Européens, nos amis, probablement, et qui de plus ont hissé le drapeau blanc.

— Le drapeau blanc ?… Quand donc !

— Il n’y a pas cinq minutes.

— C’est singulier… Je n’ai rien vu.

— Mais faites donc cesser le feu !…

Van de Boot cria un ordre, qui fut répété de proche en proche. La fusillade s’arrêta.

Le naturaliste prit la lunette des mains de Margaret, et se mit à observer l’ennemi, croyant encore à quelque piège.

— Que voyez-vous ? lui demanda la jeune fille.

— Un homme, sur le dos d’un éléphant, le drapeau blanc à la main.

— Le connaissez-vous ?

— Non… Attends… En voici un autre… Ce sont deux Européens… Des hommes de plus petite taille, et de couleur sombre sortent de derrière l’animal, où ils étaient cachés.

— Oui, je les vois. Après ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?… Une robe !… Une femme !…

— Qui est-ce ?

— Je ne sais pas… si… attends… Mon Dieu ! Mon Dieu !… On dirait…

— Calmez-vous ; les Kra-las nous observent.

— Tu as raison (il parlait à voix basse), c’est ma filleule Wilhelmine Van Tratter… Et voici Francken, un bras en écharpe. Oh ! le pauvre garçon ! Pourvu que ce ne soit pas moi qui l’aie blessé !… Nous sommes sauvés !…

— Nous sommes sauvés, si vous ne criez pas.

— Tu as raison. Qu’allons-nous faire ? demanda le savant, qui avait grand’peine à maîtriser son agitation et dont la tête se perdait de joie.

— Vous allez reprendre un peu de sang-froid, lui répondit Margaret ; c’est urgent ; il y va de la vie.

— Oui…

— Vous allez rassembler les chefs Kra-las, et leur expliquer que par ce signal blanc l’ennemi nous demande une conférence.

— Conférence… oui…

— Vous ferez hisser vous-même un drapeau blanc ; nos amis comprendront que nous les avont reconnus.

— Bon.

— Ils amèneront un de leurs radeaux jusqu’au rivage.

— Oui.

— Et alors, à la grâce de Dieu.

Van de Boot, fiévreux encore, mais faisant tous ses efforts pour regagner son calme, assembla d’un signe, autour de lui, les chefs qu’il avait nommés et qui commandaient aux étranges habitants de l’archipel polaire. Il leur parla ; il le fit avec une extrême prudence, et en dissimulant le mieux possible son émotion, car il ne fallait pas éveiller leur méfiance, ni leur laisser deviner une entente avec l’ennemi. Leur intelligence était incomplète, obscurcie en quelque sorte et vouée à ne jamais dépasser une certaine limite, mais ce n’étaient pas des animaux, c’étaient des hommes, et des hommes dont les instincts sanguinaires étaient excités par la présence des Sous-Terriens. Qu’ils pussent soupçonner une trahison, un piège quelconque et c’en était fait irrémédiablement du savant et de Margaret. Les Kra-las les massacreraient en quelques instants, sous les yeux mêmes de ceux qui prétendaient les sauver.

Cependant les gigantesques quadrumanes, dont la confiance en Van de Boot était encore entière, l’écoutaient tranquillement, bien qu’avec une certaine surprise. Tout ce qu’on leur disait était nouveau pour eux. Si leur esprit avait été plus ouvert, ils se seraient inquiétés de voir que Van de Boot à son premier contact avec les Sous-Terriens, comprît leurs signaux et y répondît. Mais c’étaient des êtres absolument simples, et aucun d’eux n’eut cette pensée. Aucun d’eux ne fut assez perspicace pour voir, dans le désir du zoologue de se rendre auprès de l’ennemi, et dans son intention d’emmener Margaret, un plan d’évasion hardi. Cependant, quelques-uns demandèrent qu’une escorte armée accompagnât les humains supérieurs, pour les protéger en cas de besoin, et Van de Boot n’osa pas refuser cette escorte, de peur de laisser pressentir aux Kra-las ses véritables intentions.

Pendant ces pourparlers, qui durèrent assez longtemps, et au cours desquels les ennemis s’observèrent sans tirer un coup de feu, Margaret avait couru à la maison, fixé tant bien que mal un morceau de toile au bout d’une perche, et était revenue au rempart, où elle avait montré l’emblème de paix.

On vit alors un radeau se détacher de la flottille et s’avancer vers la côte. Les Européens s’étaient entendus ; tout ce qui leur restait à faire était maintenant d’exécuter leur programme sans commettre de maladresses, et sans donner l’éveil aux Kra-las avant le temps où leur fureur deviendrait impuissante.

Van de Boot, Margaret Flower et dix Kra-las armés descendirent au bord des flots, dont s’approchait rapidement l’embarcation « ennemie ».

Dès qu’on fut à portée de la voix Kerbiquet prit la parole, et le dialogue suivant s’engagea en français, dont les Kra-las ne comprirent naturellement pas une syllabe.

— Ne laissez voir aucune émotion ni aucune joie, disait le capitaine au long cours. Il y va de la réussite. Restez calmes et froids. Quand vous serez sur le radeau, pas d’effusions, pas de cris : la dignité quelque peu défiante d’ennemis qui vont conférer, quitte à reprendre plus tard la lutte. Pourquoi n’êtes-vous que deux ?

— Nous avons perdu une de nos compagnes, répondit Van de Boot, debout sur une roche à l’extrême limite des flots.

— Vous n’avez pas pu vous dispenser de prendre une escorte ?

— Les Kra-las me l’ont imposée, non dans un sentiment de défiance, mais pour ma protection.

— Bien. Votre escorte embarquera. Nous nous en déferons ensuite. Sommes-nous parés ?

— Oui.

— Accoste.

Le radeau vint au ras de la roche ; Margaret y sauta, tremblante malgré son empire sur elle-même, et Kerbiquet lui dit doucement, au passage :

— Ne craignez plus rien, Mademoiselle ; vous êtes en sûreté.

Van de Boot embarqua à son tour, puis ce fut celui des dix guerriers Kra-las, surveillant tout avec défiance. Il ne fut pas dit un mot ; il ne fut pas fait un geste ; il ne fut pas lancé un regard de trop, et les milliers d’yeux surveillant de terre la miraculeuse entrevue des Européens perdus à la surface inférieure, ne purent rien surprendre qui leur donnât le plus léger soupçon.

Le radeau releva sa voile et reprit la direction de la flottille, où il atteignit en quelques minutes, car elle était fort rapprochée de la côte. Personne n’avait parlé ; tout le monde se sentait sous le poids d’une émotion grave et, sur la falaise, les gigantesques gorilles se montraient, véritable fourmilière de monstres, puisqu’ils savaient qu’on était en trêve et qu’il n’y avait momentanément rien à craindre.

Kerbiquet avait cependant donné des ordres mystérieux, et Van de Boot, sa fille adoptive, son escorte, s’étaient placés derrière le mastodonte porté par leur radeau, de façon à devenir invisibles de terre. Et doucement, silencieusement, sans attirer leur attention, des Sous-Terriens s’étaient approchés des Kra-las.

Le capitaine, voyant les six radeaux réunis, fit un signe, et les Kra-las tombèrent sans un cri, sans un geste de défense, foudroyés. Les poignards empoisonnés venaient de faire leur œuvre.

Margaret et Lhelma ne purent retenir un cri d’horreur.

— Je m’excuse, Mesdemoiselles, leur dit Kerbiquet, de vous voir imposé ce répugnant spectacle, mais c’était inévitable.

Les corps des quadrumanes géants furent jetés à la mer, et le capitaine donna l’ordre de hisser les voiles, et de reprendre la direction du Nord, tandis qu’avait lieu sur le radeau des Européens, et derrière le corps énorme du mastodonte, une scène qu’il faudrait renoncer à décrire.

Tous étaient fous de Joie. Van de Boot avait pris dans ses bras sa filleule Wilhelmine, et ne l’avait quittée, après de longs embrassements, que pour se jeter sur Francken et le secouer chaleureusement, en dépit de sa blessure. Lhelma, délivrée de l’étreinte du savant, s’était avancée vers Margaret Flower, un peu seule et mélancolique au milieu de cette exubérance, et l’avait enlacée en lui promettant de l’aimer comme une sœur. Le président et Kerbiquet se tenaient volontairement à l’écart de ces effusions amicales et familiales, mais il leur avait fallu s’y mêler malgré eux. Van de Boot les avait serrés sur son cœur sans attendre de les connaître. Puis il avait pris dans ses bras les Sous-Terriens présents sur le radeau amiral, si l’on peut ainsi s’exprimer. Il aurait embrassé le mastodonte, si l’animal s’y était le moins du monde prêté.

Francken, de son côté, remplissait le pont des écarts et des gambades de sa ronde petite personne. Il oubliait sa souffrance ; il parlait, riait et chantait tout à la fois. Il était arrivé, en quelques secondes, aux plus extravagants témoignages de sa bruyante gaieté.

Une grêle de balles s’abattit tout à coup sur les radeaux…