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Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie I/Chapitre 1

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CHAPITRE PREMIER

Une victime de la Bourse


Il était près de huit heures lorsque Michel Berthier-Lautrec rentra. Sa femme commençait à s’inquiéter.

« Pourquoi ne vous êtes-vous pas mis à table sans moi ? dit Michel avec humeur.

— Nous avons préféré t’attendre, dit Mme Berthier-Lautrec de sa voix douce. D’ailleurs, les enfants n’avaient pas faim, ni moi non plus.

— N’importe ! Une fois pour toutes, je t’ai dit que je ne voulais pas qu’on m’attendît.

— Bien, mon ami. On ne t’attendra plus. Mon petit Henri, veux-tu sonner pour qu’on serve ? »

Ce n’était pas la première fois que pareille scène de ménage se passait chez les Berthier-Lautrec. Depuis quelque temps, le caractère de Michel, plutôt gai, s’était aigri. Presque chaque soir il rapportait à la maison un front assombri, dînait sans prononcer une parole, puis, le café pris, il se levait de table et allait s’enfermer dans son cabinet, où il restait à veiller jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Sa femme, qui l’adorait, souffrait de ce changement ; mais elle feignait de ne pas s’en apercevoir, espérant d’ailleurs que ce n’était qu’un moment à passer, qu’un jour ou l’autre, l’ancienne égalité d’humeur de son mari reviendrait.

Ce soir-là cependant le front de Michel était si morose, ses yeux se dérobaient avec un parti pris si évident, comme pour empêcher d’y lire le secret des préoccupations qui le tourmentaient, que la pauvre femme n’y tint plus. Au risque de se faire rabrouer, elle alla, dès que les enfants furent couchés, rejoindre son mari dans son cabinet.

Comme il la regardait, surpris de cette visite inaccoutumée, elle ne lui laissa pas le temps de la questionner, et, passant derrière son fauteuil, elle lui glissa les bras autour du cou en disant :

« Écoute, Michel. Depuis dix-huit ans bientôt que je suis ta femme, est-ce que tu peux me reprocher d’avoir jamais manqué de confiance envers toi ?

— Jamais ! répondit Michel, remué par l’accent ému et tendre à la fois de sa femme.

— Eh bien ! pourquoi n’agis-tu point de même à mon égard ? Pourquoi manques-tu de confiance envers moi ?

— Où as-tu vu cela ? dit un peu brusquement Michel, en essayant de se dégager du collier caressant que lui faisaient les deux bras de sa femme.

— Laisse-moi encore un peu ainsi et réponds franchement. Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce qui te rend si triste depuis quelque temps ?

— D’abord où prends-tu que je sois plus triste qu’à l’ordinaire ? Je n’ai jamais été bien gai de ma nature, et…

— N’essaie pas de me tromper, Michel. Je t’aime trop et depuis trop longtemps pour ne pas te connaître. Je sens parfaitement que tu as des préoccupations, des inquiétudes. Ces préoccupations, ces inquiétudes, je te supplie de ne pas me les cacher plus longtemps.

— Je ne te cache rien du tout.

— Voyons ! Tu as perdu de l’argent à la Bourse ? Beaucoup d’argent ? Nous sommes ruinés ?

— Ruinés ! Tu es folle !

— Si cela était, tu ne m’en verrais pas autrement émue. Je m’arrangerais très bien de la pauvreté avec toi, et jamais tu n’entendrais de ma bouche le moindre reproche.

— Ma chère Marie ! fit Michel enfin désarmé, en se retournant pour serrer sa femme entre ses bras.

Voyant qu’elle gagnait du terrain, celle-ci continua à presser son mari de ses questions.

« Allons ! Confessez-vous à votre femme. C’est donc difficile à avouer, ce gros secret ?

— Tu as raison, Marie, répondit Michel, renonçant à résister davantage au charme enveloppant de la douce créature. Je n’ai pas à faire de mystères avec toi et tu vas savoir pourquoi je t’ai semblé ces derniers temps triste et préoccupé. Je voulais garder pour moi ces misères, sans réfléchir qu’un jour ou l’autre il faudrait bien te les apprendre. Nous ne sommes pas ruinés, tant s’en faut ; et cependant tu avais deviné juste en supposant que notre fortune avait été sérieusement entamée à la suite de liquidations désastreuses en Bourse. Voici plus d’un an qu’une malchance persistante semble s’acharner sur moi. Il suffit que je me lance dans une affaire pour qu’elle tourne mal. Quelque bonnes que soient les valeurs sur lesquelles je prends position, un incident arrive à point nommé pour amener un revirement des cours et me voilà découvert. Ce matin encore une affaire excellente sur le Turc, dans laquelle l’homme le plus timoré n’eût pas hésité à s’engager les yeux fermés, s’est effondrée brusquement à la suite d’une dépêche de Londres que rien au monde ne pouvait faire prévoir. Ce dernier coup, je l’avoue, m’a accablé. Je n’ai plus le ressort nécessaire pour réagir et l’avenir me fait peur.

— Ce n’est que cela ? dit la vaillante femme. Voilà le terrible mystère que tu me cachais ? Grand enfant, va, qui perds courage pour une opération manquée ! Je te croyais plus d’estomac, comme vous dites à la Bourse.

— De l’estomac ! Je pensais en avoir autant qu’homme du monde. Depuis plus de vingt ans que je suis dans les affaires, j’ai eu souvent des différences considérables qui ne m’ont pas plus démonté que les gros bénéfices ne m’éblouissaient. Mais cette incroyable déveine qui ne me laisse aucun répit m’a cassé bras et jambes. Il y a des moments où j’ai envie de tout planter là et de m’en aller au bout du monde.

— Et moi ? Et les enfants ?

— Mais justement, c’est pour toi, c’est pour Henri et Marguerite que je me désole et que je m’inquiète. Qui sait si, moi disparu, la fatalité ne cessera pas de vous poursuivre ?

— Tais-toi ! Ne parle pas ainsi !

— A quoi vous suis-je bon, sinon à vous entraîner avec moi dans ma ruine ?

— D’abord nous ne sommes pas ruinés, tu l’as dit toi-même. Et quand cela serait, au surplus ? Tant que rien ne nous séparera les uns des autres, quoi qu’il arrive, nous ne pourrons jamais être malheureux. S’il nous faut réduire notre train de maison, vendre notre campagne de Nangis, nos chevaux et nos voitures, supprimer enfin de notre vie les dépenses de luxe et de fantaisie, eh bien ! nous le ferons, en attendant des jours meilleurs. Tout cela n’est rien. Je n’ai donc pas su te faire comprendre ce que j’ai voulu être pour toi : la compagne, l’associée, l’amie, dont le rôle est de soutenir son mari dans la lutte de la vie, et, lorsque les jours sombres arrivent, de lui tendre les bras pour qu’il y repose son front fatigué ?

— Chère femme ! dit Michel. Tu es mon courage et ma force. Je te promets de n’avoir plus de défaillance. Dès demain je me remets à la besogne. Espérons que le sort se lassera de s’acharner sur moi.

— Et dorénavant, dit Marie en levant le doigt avec un gracieux geste de menace, plus de secrets entre nous, n’est-ce pas ?

— Jamais plus ! » répondit Michel en baisant le petit doigt rose, comme pour sceller l’engagement qu’il prenait.