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Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie II/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII

À Tananarive


Tananarive, le 1er octobre 1895.


« Mon cher monsieur Berthier-Lautrec,


Enfin, nous y sommes ! Nous sommes à Tananarive ! Mais d’abord et au plus vite un mot pour vous rassurer, ou plutôt pour prévenir chez vous toute inquiétude : Henri, votre neveu et mon ami, n’est ni mort, ni blessé, ni malade. Si je vous écris cette lettre en son lieu et place, c’est qu’aujourd’hui Henri est tellement pris par son service qu’il n’a pas une minute de libre, et que, d’autre, part, étant chargé personnellement d’expédier la grande nouvelle à Andriba et Majunga par un courrier qui ne pourra partir que dans une heure, je me trouve avoir quelques instants à moi dont je profite pour causer à bâtons rompus avec vous de notre victoire. Oui, cher monsieur Daniel, comme je vous appelais là-bas, la campagne est finie, la paix est signée. Ouf ! nous ne l’avons pas volé, après six mois de misères et de fatigues !

Mais je pense que vous ne serez pas fâché d’avoir quelques détails sur nos dernières opérations, sur celles qui ont préparé et amené l’occupation de Tananarive. Nous nous sommes amusés, Henri et moi, à consigner au jour le jour sur notre carnet des notes sur la marche de la colonne. C’est avec ces notes sous les yeux que je vous écris un peu à la diable, en vous faisant grâce des renseignements techniques qui n’ont de véritable intérêt que pour nous.

En partant d’Andriba le 14, le Général en chef avait fixé formellement à la fin du mois l’entrée à Tananarive. Or, hier 30, à six heures du soir, nos couleurs nationales flottaient sur la terrasse du Palais de la Reine. C’est vous dire avec quelle précision mathématique nous avons marché. Chacune de nos étapes a été franchie, à son heure, sans que rien ait pu nous arrêter, ni les obstacles matériels, ni l’ennemi. La colonne était d’ailleurs d’un entrain admirable. Nous ne nous tenions pas de joie, parce que nous sentions que la campagne était entrée dans une nouvelle phase, que désormais nous allions avancer vite et que la fin de nos misères était proche.

Notre première rencontre sérieuse avec l’armée hova eut lieu à Ampotaka, le 15. Cette fois, l’ennemi a mieux résisté qu’à l’ordinaire. Commencée à six heures, l’affaire ne s’est terminée qu’à midi, et par quelle chaleur ! Comme presque toujours, nos dispositions d’attaque étaient deux mouvements tournants aidant une attaque centrale. Avec les Hovas, cette tactique réussit infailliblement ; ils savent choisir d’excellentes positions défensives et les fortifier avec des épaulements et des retranchements, derrière lesquels ils tiennent assez bien ; mais dès qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont menacés d’être tournés et enveloppés, ils se replient immédiatement avec une telle précipitation qu’en un quart d’heure leurs innombrables lambas blancs disparaissent, s’évanouissent, s’évaporent comme par enchantement. Ce qu’ils redoutent le plus, c’est le fafondro, le canon. Rien ne les impressionne, ne les terrifie autant. Le premier coup de canon leur fait faire demi-tour, le second les met en fuite, le troisième transforme leur retraite en déroute. En se retirant, toutefois, ils prennent le temps d’incendier les villages, de façon à faire le désert devant nous ; mais nous y sommes habitués et ne nous arrêtons pas pour si peu. Kinajy, Kiangara, Antanatébé brûlent ; il n’en reste que des ruines fumantes. Pauvres diables d’habitants ! Nous traversons une rivière le 17, avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Le bain, après l’échaudement !

Le 19, nous arrivons devant les monts Ambohimena défendus par quatorze forts. Quatorze forts ! et déjà la position est presque inaccessible naturellement. Si nous avions affaire à des troupes sérieuses, à des troupes comme les nôtres, jamais nous ne pourrions passer. Mais les Hovas, après avoir tiré quelques coups de feu, évacuent précipitamment la place, et se sauvent affolés.

De l’autre côté des monts Ambohimena, nous sommes en Imerina. Plus de hautes montagnes devant nous désormais, quelques petites collines seulement. L’air est plus vif, l’horizon plus ouvert, le sentier plus commode.

Nous repartons avec une nouvelle ardeur. Au loin, de tous les côtés, des villages incendiés qui brûlent. Quant à l’ennemi, il est toujours insaisissable. Complètement démoralisé, poursuivi sans relâche, il ne tient nulle part et se replie précipitamment sur la capitale. On nous avait parlé d’Ampotaka, de Kinajy, des monts Ambohimena comme de points de concentration des troupes hovas, où nous aurions de gros efforts à faire. Aujourd’hui on nous parle de Babay. Vous verrez qu’il en sera de Babay comme du reste.

Nous ne sommes plus qu’à soixante kilomètres de Tananarive ; soit quatre étapes, entrecoupées de deux jours de repos pour permettre aux divers groupes de la colonne de rejoindre, de façon à marcher tous ensemble en formation de combat sur la capitale.

Le 26, à Sabotsy, affaire assez chaude ; les balles pleuvent dru sur la place du Marché ; mais ça ne dure pas. Dès que notre artillerie prend la parole, c’est fini, plus personne ! Et pourtant il paraît que deux illustres personnages, Rasanjy, secrétaire du Premier Ministre, et Razanakombana, ministre des Lois, étaient descendus l’avant-veille de Tananarive pour prendre le commandement des troupes. Ils se sont fait reconduire un peu plus vite encore qu’ils n’étaient venus.

Quant à Babay, où nous devions nous heurter à des masses innombrables de guerriers, il n’en est plus question. D’ailleurs, au lieu d’aborder la position de front, nous avons préféré la tourner.

Tananarive n’est plus loin maintenant. En quatre heures nous pourrions y être. Seulement il nous faudrait traverser les rizières de Betsimitatra, qui entourent la capitale, en restant constamment sous le feu de l’ennemi et par suite en risquant d’essuyer des pertes considérables. Le Général en chef s’est donc décidé à exécuter autour de Tananarive une marche de flanc, pour gagner la route du nord, la route d’Ambohimanga.

Bientôt une montagne isolée paraît au loin, et sur la montagne on distingue des constructions, des amas de maisons serrées les unes contre les autres. C’est Tananarive ! Henri, qui marche à côté de moi, reconnaît et m’indique le Palais de la Reine et celui du Premier Ministre. Encore quelques jours, et nous y serons. Une grande joie nous soulève à la vue de cette capitale que nous allons conquérir. Il y a encore un fameux coup de collier à donner, mais c’est le dernier.

Du côté où nous l’abordons, c’est-à-dire à l’est, Tananarive est couvert par deux chaînes parallèles d’égale hauteur, toutes les deux fortement défendues, et qu’il s’agit d’emporter successivement. Le point culminant de la seconde chaîne, celle qui est la plus rapprochée de la ville, est Ambodidempona, où se trouve l’Observatoire des Jésuites, qui domine et commande Tananarive. Une fois là, la ville est à nous.

Le 29 au soir, l’ordre général pour la journée du lendemain commence ainsi : « Ensemble du mouvement : Demain enlèvement des positions situées à l’est de Tananarive. Capitulation de la ville, ou assaut et entrée de vive force. »

Il est cinq heures du matin. Les deux brigades s’ébranlent à la fois, en combinant leur mouvement, celle du général Voyron par le nord-ouest, celle du général Metzinger par le sud. Avec une rare vigueur, l’une et l’autre refoulent devant elles tout ce qu’elles rencontrent. Vers le midi, la première ligne est enlevée sans trop de difficulté. Après quelques minutes de repos, marche en formation de combat contre la seconde ligne. Les balles sifflent dru, mais on ne s’arrête pas pour si peu ; et nous escaladons au pas de course le mamelon où se dresse l’Observatoire. Le bataillon malgache y arrive le premier, au moment même où les Hovas viennent de l’évacuer en y laissant sept cents cadavres ; les braves Tirailleurs y trouvent un canon Hotchkiss et des munitions abandonnées et, tournant aussitôt la pièce contre la ville, ils tirent coup sur coup.

Mais voici l’artillerie, la nôtre, qui arrive. Il est trois heures. Le bombardement commence. Les canons de la 1re brigade tirent sur le Palais de la Reine et ceux de la 2e brigade sur le Palais du Premier Ministre.

La ville riposte énergiquement. De partout, surtout de la terrasse du Palais de la Reine, les Hotchkiss, les tirailleuses Gardner, les canons-revolvers font rage. D’où nous sommes placés, Henri et moi, nous apercevons distinctement les barricades élevées dans les rues de la ville et, derrière les barricades, un grouillement de lambas blancs.

Patience ! voici les obus à la mélinite, réservés pour la circonstance, qui entrent en danse. Le premier pénètre dans le toit du Palais de la Reine et entraîne le drapeau blanc à coin rouge qui disparaît ; le second tombe sur la terrasse, noire de monde, où il doit faire un dégât énorme. Les coups se précipitent. Le feu de l’ennemi se tait, éteint par celui de nos trois batteries. On n’entend plus rien. Dans les rues, sur les terrasses, on ne voit plus personne, il semble que la population ait disparu subitement.

Le Général en chef envoie un prisonnier signifier aux autorités que si dans un quart d’heure, c’est-à-dire à 3 heures 45, aucun parlementaire ne s’est présenté l’assaut sera donné immédiatement.

Les dernières dispositions de combat sont prises. Les bataillons destinés à être lancés les premiers sont désignés : ce sont le bataillon malgache, le 2e bataillon du Régiment d’Algérie, le bataillon du 200e, le bataillon de la Légion étrangère, le 3e bataillon du Régiment d’Algérie, soit cinq bataillons en tout pour marcher sur une ville de quatre-vingts à cent mille hommes. Les chefs reçoivent leurs instructions. Tous les officiers ont le plan de Tananarive à la main.

Le moment est vraiment solennel. Les sonneries de clairon, répétées par les échos de la ville, vibrent au fond de tous les cœurs. Henri et moi, nous sommes avec le Général, derrière le 2e bataillon du Régiment d’Algérie ; machinalement, nos yeux se fixent sur la porte de la ville qui est en face de nous, derrière laquelle c’est l’inconnu.

Il est 3 heures 40. Cinq minutes encore, et nous partons. Tout à coup, par la porte, débouchent au pas de course deux soldats hovas brandissant des drapeaux blancs ; derrière eux, des filanzanes dans lesquels sont transportés sans doute les parlementaires qu’on n’attendait plus. Je braque ma jumelle sur le Palais, le pavillon de la Reine a disparu, et je vois hisser à sa place un drapeau blanc. Décidément c’est la ville qui se rend.

Aussitôt le feu cesse partout, et un soupir de soulagement sort de nos poitrines. Certes, tous nous étions prêts à marcher sous la mitraille ; mais maintenant que tout est fini, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à la boucherie qui nous attendait peut-être dans cette ville bourrée de soldats armés, où chaque rue à pic, chaque plate-forme étaient garnies de mitrailleuses ; et ce n’est pas sans un certain sentiment de bien-être que nous nous serrons les mains en nous disant que tout de même nous l’avons échappé belle.

Cependant le Général en chef renvoie les parlementaires ; il en réclame d’autres plus qualifiés et munis de pouvoirs en bon ordre. Vingt-cinq minutes après, retour des parlementaires. Cette fois, ce sont des manières de personnages : Radilifera, fils du Premier Ministre, Andriamifidy, ancien ministre des affaires étrangères ; et Marc Rabibisoa, deuxième secrétaire et interprète du Premier Ministre ; ils apportent des pouvoirs en règle, qui leur permettent d’accepter les conditions du vainqueur.

Voici ces conditions : soumission absolue et sans réserve ; entrée immédiate des troupes désignées pour l’assaut, avec cette assurance formelle que si, pendant l’entrée desdites troupes, un seul coup de feu est tiré, huit cents obus mettront immédiatement le feu aux quatre coins de la ville ; et enfin désarmement des habitants et des soldats hovas, et envoi immédiat de courriers pour arrêter les hostilités possibles contre un convoi que nous attendons.

Les trois parlementaires signent sans observation les conditions susdites et regagnent la ville, où nous entrons sur leurs talons.

Les premiers qui pénètrent, clairons en tête, dans Tananarive sont les Tirailleurs du 1er bataillon du Régiment d’Algérie.

Immédiatement après eux viennent le général Metzinger, chargé de prendre possession de la ville avec le titre et les fonctions de gouverneur, et son état-major, dans lequel, bien entendu, nous figurons à notre rang, Henri et moi.

Derrière nous, les autres bataillons qui avaient été désignés pour l’assaut : Tirailleurs, Légion étrangère, 200e, etc.

La porte franchie, nous nous engageons dans les rues, d’affreux passages rocailleux, qu’il faut escalader à la force des jarrets. Les maisons et les terrasses sont pleines de Hovas, qui se découvrent devant nous avec un empressement respectueux plus ou moins sincère. De leur côté, comme du nôtre d’ailleurs, silence absolu. Que d’armes et de munitions ! On ne voit partout que des fusils en tas, des barils de poudre, des mitrailleuses anglaises, belges et même françaises, etc. Un moment, nous sommes arrêtés par une barricade en maçonnerie, derrière laquelle s’ouvrent les trous noirs de deux canons-revolvers ; il faut envoyer chercher des soldats du Génie pour y pratiquer une brèche. Enfin nous arrivons sans encombre sur la place d’Andohalo, où nous nous arrêtons. Henri, très fier de connaître la ville, m’en fait les honneurs ; il me nomme au passage les principaux palais, la maison qu’il avait habitée avec ses parents, puis, sur la Place même, l’école des sœurs, la cathédrale catholique et la maison de M. Suberbie.

Il est six heures ; nous sommes harassés de fatigue, mais ce n’est pas encore le moment de nous reposer. Le Général-gouverneur fait parvenir aux autorités l’ordre d’interdire absolument à la population de circuler pendant la nuit ; puis il envoie les divers bataillons occuper les points importants de la ville. Ce n’est qu’à une heure assez avancée que nous sommes libres enfin de nos mouvements. Mais où aller ? Nous nous logeons tant bien que mal dans un temple protestant, avec les bancs des fidèles pour lit et leurs coussins pour matelas. De vivres point ; nous partageons fraternellement un biscuit, Henri et moi, et nous finissons par céder au sommeil ; mais nous ne dormons que d’un œil, et de temps en temps je me lève pour aller voir si tout va bien. Mais, baste ! une nuit de fatigue est bientôt passée, même après une journée éreintante ; nous dormirons mieux demain. On n’a pas tous les jours occasion, n’est-ce pas ? de coucher dans une capitale conquise.

Le jour nous trouve déjà sur pied. A sept heures du matin, nous nous portons au-devant du Général en chef, qui doit faire son entrée solennelle à huit heures. Les troupes, entrées la veille, s’échelonnent tout le long du chemin que doit suivre la colonne, depuis la porte de Tamatave jusqu’au Palais de la Résidence générale. Huit heures ! le général Duchesne, précédé d’un peloton de Chasseurs d’Afrique, paraît, suivi de son état-major ; les clairons sonnent aux champs, les soldats portent les armes ; instinctivement tous les Hovas se découvrent. Après avoir escaladé non sans peine les rues hérissées de barricades, la colonne défile devant le Palais de la Reine, traverse la place d’Andohalo et pénètre enfin jusqu’au Palais de la Résidence générale, où le Général en chef va s’installer. On hisse aussitôt le drapeau français sur le faîte du palais.

Le peu que j’ai encore vu de la ville, en revenant prendre mon poste, ne m’enthousiasme guère. Le Palais de la Reine n’est pas joli, joli, comme architecture, ni celui du Premier Ministre non plus. Les maisons des riches bourgeois hovas sont d’un style bizarre ; avec leurs balcons, leurs perrons, leurs carreaux de couleur, elles me rappellent les constructions en bois qu’on donne aux enfants, chez nous, pour les amuser. Quant aux autres, elles sont toutes semblables, bâties en terre rouge, avec un toit en chaume ou en tuiles. Cette couleur rouge est générale dans la ville et même aux environs. Tous les villages que nous avons traversés étaient rouges, les maisons comme le sol ; seules, les rizières égayaient un peu le paysage. Quelle différence avec nos villages français si clairs d’aspect, si riants avec leur entourage de verdure !

A midi, une partie des troupes quitte la ville pour aller camper sur une hauteur, à l’ouest, avec deux batteries dont les canons sont braqués dans la direction du Palais de la Reine, et sur une autre hauteur, à l’est, avec deux autres batteries, histoire d’appuyer l’action diplomatique.

Pendant ce temps, les plénipotentiaires de la Reine, Razanakombana et Rasanjy, se rendent auprès du Général en chef, qu’assiste M. Ranchot. A cinq heures, tout est convenu et le traité signé. La paix est faite.

En seize jours, comme l’avait dit le général Duchesne, la colonne légère, après avoir livré huit combats et poursuivi sa route étape par étape, sans se laisser arrêter par aucun obstacle, est entrée dans Tananarive et a imposé la volonté de la France au gouvernement de la Reine.

Maintenant, quand redescendrons-nous à Majunga ? Quand rembarquerons-nous pour la France ? Nous ne le saurons sans doute pas avant quelques semaines. Quoi qu’il en soit, je n’oublierai pas la promesse que je vous ai faite, que je me suis faite à moi-même. La dette que j’ai contractée envers vous et envers Mlle Berthier-Lautrec n’est pas de celles qu’on saurait jamais acquitter ; mais, avant de quitter cette terre de Madagascar, où j’ai été si près de laisser ma vie, j’irai certainement vous renouveler l’expression des sentiments de reconnaissance et d’affection que je vous garderai éternellement à tous deux.

A bientôt donc, cher monsieur Berthier.

Votre très affectueusement reconnaissant,
GEORGES GAULARD. »