Une famille pendant la guerre/IX

La bibliothèque libre.

Monsieur de Vineuil à madame de Vineuil.
Paris, 21 septembre.

Le combat d’avant-hier, à Châtillon, nous a trop bien montré que la lutte en dehors de la ligne des forts est impossible. Les zouaves (un nouveau régiment ) ont lâché pied, la mobile s’est bien battue, mais il n’en reste pas moins prouvé qu’il faut nous aguerrir à l’abri de nos murs avant de mesurer nos jeunes troupes à ces soldats victorieux. L’ennemi a occupé Sèvres et Saint-Cloud. — Il n’y a rien eu du côté de Maurice. — Toutes les troupes sont retirées sous le canon des forts ou dans Paris.

C’était déjà triste, mais voici plus triste encore : la demande d’armistice a échoué, — La Prusse veut l’Alsace et la Lorraine par droit de conquête ! Demain matin cela sera su dans la ville. On craint des manifestations en faveur de la paix. J’ai meilleur espoir, je crois que l’esprit public, qui eût pu hésiter devant des conditions généreuses, va frémir et se redresser devant la lâcheté qu’on lui propose. Il y a là un affront qui nous unira dans une même indignation, et j’espère que Paris tiendra assez longtemps pour permettre aux armées de secours de se lever.

Vous figurez-vous, enfants, André délivrant Maurice et papa ? et la famille se retrouvant entière dans la patrie affranchie ? Ce serait beau, n’est-ce pas ? Que n’a-t-on le loisir d’oublier la réalité dans la vision d’une telle joie !

La réalité est sévère. Déjà la vie est difficile, parce qu’il n’y a plus de travail, que tout est cher et que les secours ne peuvent pas s’organiser aussi rapidement qu’il le faudrait. Les réfugiés des environs de Paris sont les plus à plaindre. La plupart d’entre eux ont le cœur partagé — comme moi, — puis la vie matérielle est plus difficile pour eux que pour d’autres. On les case dans les maisons en construction ou les appartements vides. Les meubles les plus indispensables leur manquent, on dirait d’immenses campements de Bohémiens. Cela ait grand’pitié, puis c’est vers l’hiver que nous marchons…

Mais quelque chose qui fait du bien au cœur, c’est le mouvement de charité qui semble commencer. Ou je me trompe fort, ou nous verrons de belles choses, et qui sait si l’épreuve dans laquelle nous entrons n’aura pas pour fruit digne de sa grandeur l’initiation de notre peuple au dévouement et au sacrifice ? Dès à présent les efforts sont sérieux et l’on dirait que l’argent prend enfin sa vraie place : de maître, il devient serviteur. Qu’il s’agisse de défense nationale ou de charité publique, dès qu’on l’appelle il arrive ; il ne compte plus que comme moyen et il roule à flots. Presque tous nos amis se sont réunis pour fonder et défrayer une grande ambulance au nouveau collége Chaptal ; c’est là que j’irai souvent dès que mon travail m’absorbera moins complètement.

Ces quelques jours ont été bien employés aux remparts, et cependant on aurait pu faire encore mieux. Je désirais qu’on demandât à la population des terrassiers gratuits. Je crois qu’il y aurait eu de l’élan et il faut peu d’études pour mener une brouette, mais on a craint de laisser savoir tout ce qui manquait à la défense, et, faute de bras, plusieurs travaux utiles resteront à l’état de projets. Il en résulte que l’activité de ceux des Parisiens qui n’ont de service ni dans la garde nationale, ni aux ambulances, se dépense à la recherche des suspects de loin genre. On est suspect pour un accent moins pur, suspect pour une bougie allumée plus haut que le troisième étage, suspect pour ne pas croire à la culpabilité de tous les pauvres gens qualifiés espions sur les plus légers indices.

À part cette petite faiblesse, qui tient à un premier moment de trouble trop justifiable après de tels désastres, l’attitude de la population est excellente. Oui, chère femme, et j’aime à te le redire, tes chers Parisiens sont de braves gens, ils savent souffrir gaiement, et ils en souffrent moins, puis ils sont pleins de confiance et trouvent leurs privations peu de chose en comparaison de la gloire du succès qu’ils rêvent.

Et vous, mes exilés, mes isolés, mes chers affligés, quand serai-je assez heureux pour recevoir un mot de vous ? Pas une ligne ne m’est arrivée depuis mon départ des Platanes. On calculait que l’ennemi pouvait atteindre S… le 15. — Aucun renseignement sur sa marche de ce côté n’est parvenu à l’état-major. J’ai fait questionner ceux des réfugiés des cantons environnant S… que j’ai pu découvrir, aucun n’a été plus heureux que moi.

Ce grand et soudain silence a quelque chose d’effrayant.

Hier j’étais à Saint-Denis, au bastion de Maurice, et nous regardions sans nous lasser ce nord-est dont la brume nous voilait nos bien-aimés. La plaine était absolument solitaire : pas un cri, pas un coup de fusil, les sentinelles ennemies se tenaient si bien cachées qu’on les oubliait, vous seuls remplissiez notre pensée, et un désir poignant de vous revoir s’était emparé de nous. Il nous semblait — nous nous le sommes dit après — que c’était trop douloureux de vivre ainsi ; dix lieues d’un pays connu à traverser, à peine trois heures au trot d’un bon cheval, et nous mettrions fin en nous revoyant tous à cette horrible angoisse. — Mais voici une petite fumée blanche qui s’élève bien loin, de l’autre côté du talus du chemin de fer ; c’est la première batterie prussienne qui se démasque… Maurice a entendu mon profond soupir : « Père, père, je ne me consolerai pas de votre chagrin, car c’est pour moi que vous avez quitté…, » et notre lieutenant de vingt ans s’est pris à sangloter. Je t’assure qu’il était bien facile de voir qu’il pleurait de sa propre douleur, le pauvre garçon, plus que de la mienne.