Une famille pendant la guerre/X

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André à madame de Vineuil.
Le Mans, 22 septembre.

Chère maman,

Vous me pardonnerez de ne rien dire de moi aujourd’hui ; j’ai une nouvelle devant laquelle disparaît tout l’intérêt de mes affaires personnelles : figurez-vous que ce pauvre capitaine Herbauld est retrouvé !

C’est hier, sur la place de la Gare qu’il m’a sauté au cou. Il était en blouse sale, sans moustaches, et si changé, si maigre, que je ne l’aurais jamais reconnu de moi-même. C’est toute une histoire, et il me faut ma feuille entière pour vous la dire.

Vous savez que personne n’avait eu de nouvelles du capitaine depuis la bataille de Beaumont et que sa malheureuse femme le croyait tué ce jour-là (30 août). Le corps du général Frossard, surpris au moment de manger la soupe, avait été coupé en deux ; une moitié s’était retirée sur Mouzon, l’autre sur Raucourt. On savait que le 68e avait campé à Beaumont même le 30, et une lettre de Durand, notre camarade, qui se trouvait très-près de là avec l’ambulance 11 bis qu’il accompagne comme aide-chirurgien, avait encore contribué à ôter tout espoir.

Le 4 septembre, cinq jours après la bataille, l’ambulance 11 bis avait été acheminée de Raucourt sur Beaumont. Un peu avant Beaumont la route traverse un petit bois ; là, à genoux dans le fossé ou massés quelques pas en arrière, Durand avait trouvé les cadavres de près de six cents hommes dans la position même où la mort les avait frappés[1].

Ils s’étaient dévoués pour le salut de tous, pas un ne s’était écarté pour fuir.

Durand vit avec un sentiment que vous pouvez comprendre que la moitié au moins des cadavres portaient l’uniforme et le numéro du 68e, il chercha parmi eux notre vieil ami. Il aperçut un capitaine qui, la tête traversée d’une balle, étendait encore le bras avec un geste de commandement. Dix-sept hommes avaient obéi à son appel et étaient tombés en cercle autour de lui. C’était un capitaine du 27e de ligne et Durand respira, mais il était fort à craindre que M. Herbauld n’eût trouvé la mort plus loin, et, en l’absence de toute lettre de lui, de tout renseignement du ministère, la malheureuse famille a conclu avec Durand que le capitaine avait été tué.

Or voici sa véridique odyssée. Le capitaine Herbauld était en effet à Beaumont le 30 août ; il y était si bien qu’un éclat du premier obus qui, en tombant au milieu du campement, annonça l’ennemi, l’atteignit et lui coupa deux doigts.

Cette blessure lui a sans doute sauvé la vie. Une forte hémorragie l’obligea à se faire panser immédiatement, de sorte que le chirurgien qui le tenait au moment où la retraite commença le lit mettre de force à cheval et filer sur Raucourt avec le gros du régiment.

Le même jour, ils purent atteindre Raucourt ; le lendemain, ils campèrent entre cette petite ville et Sedan. Aucune distribution de vivres ni de munitions ne fut faite.

Le 1er septembre, on leur fit prendre la route de Sedan, et bientôt ils se trouvèrent enveloppés dans cet effroyable tourbillon d’hommes et de chevaux, dont aucun récit, me dit le capitaine, ne peut représenter l’horreur. La retraite sur Mézières, d’abord ordonnée, venait d’être contremandée, les troupes d’avant-garde se rabattaient sur Sedan, tandis que la moitié de l’armée, ignorant le changement des dispositions, continuait à vouloir s’en éloigner, et sur cette masse confuse à laquelle la défense était impossible, les obus prussiens tombaient à courts intervalles, laissant chaque fois un trou sanglant.

Tard dans la soirée, on se résigna à camper sur place, et le premier bruit d’une capitulation courut dans les rangs. Malgré tout, et quoique la rage de ne pas rendre coup pour coup les poussât au désespoir, ce fut l’indignation seule qui s’éleva de ce troupeau de braves ainsi livrés. L’ordre de cesser le feu, ordre dérisoire puisqu’ils ne pouvaient tirer, leur arriva ; — c’était trop vrai…

Chère maman, je vous répète cela bien mal, mais si vous pouviez entendre et voir ce pauvre capitaine Herbauld, vous comprendriez bien autrement à quel point ce devait être affreux.

Leur colonel rassembla, pour leur lire l’ordre, ceux des officiers qui restaient debout. Autour d’eux les soldats brisaient leurs fusils ou se couchaient par terre. Le canon avait cessé pour la première fois depuis trois jours, mais les imprécations et les gémissements formaient une clameur assourdissante. Quelques-uns criaient : « Il faut faire une trouée !… » Le colonel montra de son épée la mêlée confuse des nôtres, et plus loin, sur les collines, les feux prussiens qui s’allumaient de tous côtés : « Comment ? » — demanda-t-il. — Cela rendit chacun muet, et pendant deux heures le capitaine fut, me disait-il, incapable de penser, il se sentait comme écrasé, il se répétait : — Ce n’est pas vrai ! la capitulation n’est pas vraie ! ce n’est pas possible !… mais il avait perdu conscience de la réalité de ce qui l’entourait.

Il faisait nuit noire quand le colonel rappela les officiers auprès de lui. Une estafette venait de lui apporter deux lignes de la part de X…, un de ses amis de l’état-major général : — « Tout est perdu, on pressent les plus dures conditions. Gagnez le large si vous le pouvez encore. »

On questionna le messager, que la poudre et le péril avaient surexcité ; il conta la déroute morale de tous, l’empereur sans conseil faisant hisser comme pavillon un des draps de lit de son hôtel, et à cette vue la stupeur des uns, la rage des autres, rage impuissante, hélas ! Pendant que cet homme parlait, la conviction du désastre pénétrait peu à peu dans les esprits. Le colonel songea alors au drapeau.

Lentement, contre le tranchant de la hache d’un sapeur, la hampe fut sciée en plusieurs tronçons assez courts, puis on déchira l’étoffe comme on put, en bandes ou en carrés ; la frange d’or fut arrachée et coupée de même.

« Le colonel remit à chacun sa part, acheva M. Herbauld, voici la mienne… »

Et figurez-vous, chère maman, le capitaine qui ôte de son cou une grosse cravate en coton à carreaux, il l’ouvre sur mon lit, un long bout de frange y était roulé. Puis il enlève ses souliers, et dans chacun, entre les deux semelles, il y avait un fragment du drapeau, l’un blanc avec un petit lambeau de rouge, l’autre tout bleu. Ah ! maman, quand j’ai vu notre vieil ami lisser de sa grosse main noire, afin d’en ôter les plis, ces deux chiffons pour le salut desquels il avait risqué sa vie, tout le bonheur de ses enfants et de sa femme ; quand je l’ai vu pleurer et sangloter devant ces trois débris et qu’il m’a dit sa joie de les avoir du moins sauvés, j’ai pleuré avec lui, chère maman, et je pleure encore en vous le répétant !

Quand chaque officier eut pris et caché sur soi un morceau de la hampe ou de l’étoffe, il restait encore l’aigle. Cette aigle avait eu le matin une aile brisée par un obus ; mais telle qu’elle était, un homme ne la pouvait porter aisément. On l’enterra au milieu du cercle des officiers, puis au-dessus de cette tombe, le colonel leur serra la main à tous et leur dit :

« Partez, messieurs, vous sauverez ainsi l’honneur du régiment et vous rendrez au pays des officiers dont il aura besoin. Pour moi, je reste avec mes hommes ; il ne faut pas qu’ils pensent que leur vieux colonel les a abandonnés. »

Silencieusement, un à un, ils partirent, ils se glissèrent le long des haies, puis sous les bois. M. Herbauld n’a rien su d’aucun d’eux.

Pour lui, il était au jour sur les bords de la Meuse et près de gagner Flize, quand un parti allemand se montra, venant à lui. Il se jeta dans un fossé plein d’eau et s’y tint étendu jusqu’à ce que les cavaliers eussent passé sans le voir. Il n’osa plus traverser de terrains découverts avant que la nuit se fût faite de nouveau. Il était transi et souffrait de la faim. Une femme vint à passer vers cinq heures du soir près des fagots sous lesquels il s’était enfoui ; il l’appela doucement et se confia à elle. Cette femme n’hésita pas. Sans oser s’arrêter de peur d’attirer l’attention, elle lui promit son secours et revint à la nuit. Elle le guida alors chez elle et lui donna nourriture et vêtements, les mêmes vêtements que le capitaine porte encore ; puis il partit, décidé à marcher de nuit et à dormir le jour. Mais il vit qu’il se trompait souvent de direction, et, après trois nuits de marche, il se hasarda, se croyant moins menacé, à continuer sa route au jour.

Une fois, une bande de uhlans déboucha soudainement d’un taillis derrière lui. Il était dans un champ, on y avait arraché des pommes de terre, et les outils y étaient restés avec des sacs à moitié pleins ; en entendant le pas des chevaux, il se courba là où il était et parut continuer l’ouvrage commencé. Les uhlans semblaient vouloir s’établir, ils descendirent de cheval, allumèrent du feu et vinrent prendre des pommes de terre de l’un des sacs. Il y avait près d’une heure que cela durait quand les ouvriers, hommes et femmes, revinrent à leur ouvrage. Ils passèrent auprès du capitaine, et, avec une présence d’esprit bien rare, aucun ne parut le remarquer ; il continua à travailler sans entendre une question. Seulement, quand l’heure du repas fut venue, l’un des ouvriers lui jeta une hotte et lui fit signe de les suivre. Ils traversèrent le champ de pommes de terre pour entrer dans une pièce moissonnée sur la lisière de laquelle étaient des meules de blé. Ils passèrent de manière à ce que les meules fussent entre eux et les uhlans, et là, en un moment, sans presque s’arrêter, une femme ôtant de gros ciseaux de sa ceinture les lui tendit en lui disant de se couper bien vite les moustaches, et « aussi près que possible, » ajouta-t-elle. Il obéit en toute hâte, il n’avait pas encore pensé à ce signe accusateur de sa profession.

Après avoir quitté ces braves gens, et le soir du même jour, il entra plein de confiance en son déguisement dans une auberge écartée, près du village de Signy. Il y était à peine que la salle fut envahie par des coureurs allemands. Le bandage de sa main blessée leur donna des soupçons. Un officier l’interrogea, M. Herbauld vit l’impossibilité de nier sa qualité. On le mit dans une espèce d’écurie avec un planton à sa porte.

Vers dix heures du soir, il essaya de déplacer des bottes de foin qui fermaient un côté de sa prison. Il parvint à se faire un trou suffisant pour toucher le toit ; il ôta une tuile, puis deux, puis trois, réussit à s’élever au travers de l’ouverture, puis à glisser sans accident jusqu’à terre. Mais là, un bruit de verre cassé sous son poids le trahit ; il devina que l’éveil était donné et prit sa course à travers champs. Quelques coups de fusil lui furent tirés dans l’obscurité, et il fut ou se crut poursuivi sérieusement ; ce ne fut qu’à l’abri des clôtures d’un parc qu’il osa s’arrêter et qu’il reconnut qu’une balle lui avait effleuré le bras.

Heureusement que là encore il trouva des gens courageux et dévoués. La fièvre l’avait pris et il resta dix jours chez des cultivateurs, trop malade pour quitter son lit. Ensuite ses hôtes le firent guider hors des lignes de l’ennemi et le fournirent d’argent pour qu’il pût prendre le chemin de fer. Il arrivait hier au Mans, harassé, vieilli, perdu dans son propre pays, ne sachant où était sa famille, pleurant son régiment prisonnier. Je l’ai amené chez moi. Il cherche à qui s’adresser pour rentrer de suite en activité ; dès qu’il aura reçu sa nomination, il ira embrasser les siens, puis partira.

Je lui ai donné des nouvelles de vous tous. En apprenant que mon père, avec sa mauvaise santé, avait repris du service, que vous, chère maman, aviez refusé de quitter votre poste, il m’a dit que vous étiez bien toujours les mêmes et que nous ne vaudrions jamais autant que vous. Pauvre capitaine ! il a le cœur navré et ne cesse de raconter ce qu’il a vu de terrible. L’épouvante me prend à votre sujet quand il me dit comment on a traité les villages aux environs de Sedan !

Si Paris résiste, à quels excès le désappointement ne peut-il pas pousser ces vainqueurs impitoyables ! Et pourtant, il faut que Paris résiste pour consoler des douleurs de Sedan ; il faut tout, plutôt que des hontes pareilles. Ah ! mère chérie, qui nous disiez, quand nous étions tout petits, que la patrie s’aimait comme s’aime la famille, soyez tranquille, même votre André l’a compris et senti, et c’est pour ne l’oublier jamais. Non, je ne veux pas me consoler de notre honneur flétri, et ce sont bien mes frères, ces braves gens qu’on veut nous ravir et qui ne nous veulent pas quitter. S’il plaît à Dieu, et si l’on nous donne des fusils, ils sauront du moins, nos pauvres Lorrains et Alsaciens, qu’on s’est battu pour l’amour d’eux.

Que ma lettre est longue, chère maman ! et encore il y manque tant de choses ! Quand aurai-je une nouvelle occasion ? Que je voudrais vous annoncer encore la résurrection d’un ami !

Savez-vous que la présente missive, remise par ma tante de Thieulin à un honnête éleveur de N…, fort soupçonné d’acheter les bœufs du Perche pour les revendre aux Prussiens, vous arrivera cousue dans l’intérieur du collier d’un de ses chevaux de trait ? Se croirait-on dans la vie réelle et en plein xixe siècle ? Si ce moyen réussit, nous recommencerons.

J’embrasse Berthe, qui va me croire converti par elle à l’élégie, et aussi Marguerite et Robert. Souvenirs à François. À vous, chère mère, la plus tendre affection de votre

André.

  1. Voyez : Rapport de l’ambulance 11 bis.