Une famille pendant la guerre/LXV

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Monsieur de Vineuil à madame de Vineuil.
Paris, 17 décembre.

Trois mois de siége ! Eût-on jamais pensé que le peuple parisien supporterait pareille épreuve ! Trois mois de monologue pour lui qui aime tant à recevoir ou à donner la réplique, dont la vie morale s’alimente d’ordinaire des nouvelles vraies ou fausses du monde entier, voilà trois mois qu’il est forcé de vivre sur son propre fonds, et il ne semble pas s’en trouver plus mal ! Le besoin du rire, ce trait du caractère français, est resté le même dans nos traverses et je voudrais avoir enregistré quelques-unes des plaisanteries plus ou moins fines, mais toujours bienvenues, dont les expédients culinaires ont le privilége de faire les frais. En résumé, personne ne se plaint, sauf les maris et les pères privés de nouvelles et qui ne peuvent s’habituer à ce silence presque complet. Les étrangers, restés à Paris pour leurs affaires, partagent nos privations et n’ont pas le sentiment patriotique pour les soutenir, aussi ne cachent-ils plus leur désir de voir le siége se terminer d’une façon ou de l’autre.

« Si Paris ne veut pas capituler, disait hier soir ***, qu’on nous laisse nous rendre individuellement ! » et malgré, la forme plaisante, on sentait la lassitude dans l’accent.

L’ensemble de la population, et surtout de la population féminine, reste admirable. Il y a des illusions, parfois un peu de jactance, mais le sentiment qui domine est celui de la grandeur de la cause auprès de laquelle tous les sacrifices sont minimes. Et cependant la mortalité augmente de semaine en semaine, les enfants surtout sont frappés ; tu serais navrée de la vue des chétifs petits visages qu’on rencontre.

Hier, j’en étais impressionné plus que de coutume encore, en traversant Paris pour aller inspecter le fort de ***, et, je ne sais comment, je me suis cru transporté à vingt ans en arrière, dans ce wagon qui nous ramenait toi et moi de Marseille, avec Maurice tout petit. T’en souviens-tu ? nous n’avions pu trouver de lait pour lui au buffet d’Avignon et tu m’assurais, de la meilleure foi du monde, que jamais l’enfant ne supporterait d’attendre sans ce lait jusqu’à l’arrivée à Lyon. J’avais fini par m’inquiéter aussi. Nos pauvres petits Parisiens ! depuis combien de temps ne leur manque-t-il pas ce lait que leurs mères aussi leur savent nécessaire !

J’étais donc hier au fort de ***, et là, du moins, ma visite a été un vrai plaisir. Les forts, depuis le siége, sont livrés à la marine. Ainsi qu’un vaisseau, le fort est isolé du reste du monde, et les marins s’y sont installés de manière à rendre leur prison fixe aussi confortable qu’ils sauraient rendre leur prison flottante. Dans tous les détails on sent le goût et l’habitude de l’arrangement. Maintenus occupés, les marins ne connaissent pas l’ennui, et sont préservés des mille tentations auxquelles céderaient des hommes oisifs. Ils ne s’absentent pas, ne s’enivrent pas, et non-seulement sont soumis à leurs chefs, mais encore savent mettre de l’entrain dans leur obéissance. Maigre leur supériorité reconnue sur tous les autres corps employés à la défense de Paris, ils sont généralement aimés, et je crains seulement qu’ils ne finissent par être gâtés par l’opinion, en même temps que trop employés par les chefs. C’est une tentation très-naturelle que celle de les réclamer un peu partout ; avec eux on n’a à craindre ni défaillances ni maladresses, on sait que le possible sera fait.

En somme, l’exemple des marins est excellent. Quand il s’agira de la réforme de l’armée, je voudrais qu’on étudiât la manière dont s’est établi l’ascendant des officiers de marine sur les matelots. Je crois que le respect pour les connaissances de l’officier y est pour beaucoup. L’officier de marine sait incontestablement des choses qu’ignore le matelot et dont celui-ci comprend l’importance ; dans l’armée de terre, nos jeunes lieutenants, pour ne pas parler des grades supérieurs, sont trop vite percés à jour par leurs subordonnés intelligents. L’autorité est factice, elle tient à l’épaulette et non a la valeur vraie de l’officier. L’armée de terre ne se sauvera et ne sauvera le pays qu’en élevant son niveau moral et intellectuel. Le travail, le travail et l’amour du pays, tout est là.