Une famille pendant la guerre/LXXI

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J. Hetzel (p. 278-280).

Du même à la même.
Paris, 13 janvier.

Une bombe par minute cette nuit dans le quartier Saint-Sulpice, préférence marquée des obus pour les établissements hospitaliers, entre autres la Pitié.

Vent du nord qui a ramené un froid de plus en plus difficile à supporter, puisque le chauffage fait complètement défaut.

Diminution nouvelle de la ration de cheval (80 grammes pour trois jours).

Enfin, vagues rumeurs de trahison, trop pardonnables dans une population éprouvée jusqu’à l’extrême limite de ses forces, mais néanmoins rumeurs insensées et dangereuses : voilà le bulletin du jour ; il est triste. On sent la souffrance autour de soi si grande, qu’elle oppresse ; on n’ose plus, comme jadis, regarder dans la rue les passants au visage ; on craint trop de rencontrer l’œil enfoncé et le teint blême de malheureux pour lesquels on ne peut rien. Oh ! l’empereur d’Allemagne ! de quel fardeau il charge sa vieillesse ! Chaque jour il profane les paroles du Saint Livre en les associant à ses ordres ou à ses triomphes sanguinaires, et il n’a pas su trouver dans ce même Livre une seule leçon de miséricorde ou de simple justice ! Il mêle ce qu’il y a de plus odieux à ce qu’il y a de plus sacré, et l’on dirait qu’il veut faire reculer le xixe siècle jusqu’au pire moyen âge dont il semble échappé !

Et cependant, il y a des gens heureux dans la ville désolée !

J’entrais ce matin à l’ambulance Chaptal, le jour commençait à peine ; je croisai sous le porche Mme *** qui sortait.

« Je croyais que vous ne deviez plus passer de nuits ? lui dis-je.

— Je ne le fais pas habituellement, répondit-elle, mais mon 219 allait mourir ; vous savez que nous nous aimions beaucoup ; il m’a priée de rester jusqu’à la fin. Il a peu souffert au dernier moment, le pauvre garçon !

— Peut-être, mais vous ! pour vos forces, il faudrait que le siége se terminât.

— Oh ! ne dites pas cela ; c’est si bon de se sentir utile, de consoler ! Vous savez, ajouta-t-elle, que je n’ai pas à me plaindre de mon lot en ce monde ; eh bien, c’est ici que j’ai connu les meilleures joies. »

Et deux grosses larmes ont coulé sur ce visage si jeune encore et d’ordinaire si gai, qu’on n’aurait jamais songé à l’associer au ministère lugubre qu’elle venait de remplir.

D’autres femmes de tes amies me le disaient aussi : « Avec toutes ses douleurs, c’est cependant un hiver qui sera béni pour nous. Les souffrances sont horribles à voir et il nous semble que nous n’oublierons jamais certains spectacles, mais du moins on combat contre le mal et la souffrance, et l’on sent qu’on les diminue en une certaine mesure. Et puis nous vivons pour la première fois comme Dieu veut que l’on vive, il n’y a pas de partage difficile à faire entre le monde et notre œuvre, tout est à elle. Et combien de gens nous aimons maintenant que nous n’aurions jamais connus ! Nous n’aurions jamais cru qu’il y eût tant de bon dans notre peuple. Nous avons beaucoup appris. »