Une famille pendant la guerre/LXXII

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J. Hetzel (p. 281-283).

Du même à la même.
Paris, 16 janvier.

Bienheureux dégel aujourd’hui. Quoiqu’on ait brûlé toutes les barrières, les arbres des promenades, les bancs, les charpentes, jusqu’à l’asphalte des trottoirs réduit en briquettes, la souffrance du froid dépassait toutes les autres.

La mortalité a augmenté dans une proportion considérable. La vie est usée à ce point, dans la population, en général, que toute force physique de résistance est éteinte, le moindre accident amène la mort.

Le bombardement réclame aussi sa part dans le total de chaque jour. À entendre l’effroyable tapage de l’artillerie, les profanes imaginent que tout doit être détruit, maisons et habitants, et sont soulagés en apprenant par le journal que le nombre des victimes est de trente ou quarante seulement. Seulement ! mais ces chiffres reviennent tous les jours, et l’impression dans le quartier même est bien différente. Ces victimes, c’est le voisin, la blanchisseuse, une cuisinière, l’enfant du portier que chacun connaît ; l’un jouait dans la rue, l’autre dormait dans son lit, et voilà !

Toutes les influences convergent en ce moment pour obtenir une nouvelle sortie. Il y a dans la population une certaine impatience nerveuse qui finira par réagir sur la direction des opérations militaires. On est bien malheureux, à des heures pareilles, de posséder l’autorité qui a pu, une fois, sembler désirable. Parce qu’on n’ose pas dire que la sortie sera inutile, on est sans force pour la refuser, et pourtant la commander est assumer sur soi une lourde responsabilité.

Une dépêche du préfet de Lille confirme la victoire de Faidherbe à Bapaume. On a aussi quelques gazettes allemandes dont le ton marque une certaine considération pour la résistance de la France. Je voudrais voir ces gazetiers allemands, les rédacteurs du Times, et même les prétendus Français qui nomment leur pays un pays pourri pour se dispenser de le défendre, je voudrais les voir tous en ce moment assister au défilé des bombardés de la rive gauche qui viennent chercher asile jusqu’ici. Chacun porte ou traîne avec soi un bagage bien réduit ; les femmes, déjà chargées, mènent les enfants par la main ; tout cela est calme, simple, point aigri. Quand la Seine a été traversée, on se retourne sur le quai de la rive droite pour dire adieu au chez-soi qu’on ne reverra probablement plus que dévasté, et parmi tous ces gens sans pain, sans toit, peut-être sans espérance, vous n’entendrez pas une voix qui demande que l’épreuve s’abrége. Non ! Chacun sait qu’un jour de souffrance de plus, c’est aussi un jour de plus acquis à l’honneur du pays. Cela pourtant est beau et prouve que tout n’est pas perdu pour l’avenir.