Une famille pendant la guerre/XI

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Madame de Thieulin à madame de Vineuil.
Château de Thieulin (Eure-et-loir), 24 septembre.

Chère sœur,

Nous avons voulu voir nous-mêmes André avant son départ probable pour la future armée qui doit opérer sur la Loire. Je l’ai trouvé tout ému de l’arrivée et des récits de ce pauvre capitaine Herbauld, et pendant une heure j’ai cru voir et entendre, non plus mon boute-en-train d’André, mais bien le grave Maurice. Heureusement (voilà un adverbe qui te scandalise, mais il est écrit) il a suffi de quelques taquineries pour me rendre mon neveu d’autrefois qui, à son tour, m’a fait retrouver quelques-uns de ces vieux bons rires, oubliés depuis ces deux affreux mois.

Sur un point, cependant, André m’a déroutée. J’avais mon petit plan à moi, en allant au Mans, et ton fils en était l’objet. Je vois tous les jeunes gens de bonne famille devenir le plus aisément du monde officiers dans la mobile ou ailleurs, et j’avais compté employer la bonne amitié du général de K… à faire le bonheur de mon neveu et filleul et à commencer sa fortune militaire. Je trouve le général aussi aimable que jamais, et ne demandant qu’à voir le sujet recommandé pour le combler de faveurs. Je vais à la caserne — quelle caserne ! une écurie où je ne mettrais pas mes chevaux — pour y prendre ton fils. Mais voilà que Monsieur refuse. Monsieur dit que son père désapprouve que les grades se donnent ainsi, Monsieur prétend que sa mère a une répugnance marquée pour les protecteurs et les protections, enfin Monsieur affirme que la position sociale de caporal comble déjà tous ses vœux, et que ses fonctions (il faisait balayer par ses subordonnés une cour qui en avait, certes, besoin) sont entièrement selon ses goûts. Ce qui me vexe, chère sœur, c’est que tu trouves cela beau, j’en suis sûre, tandis que moi, je trouve cela absurde. Je l’ai dit tout aussi crûment à ton fils, qui n’a fait qu’en rire. J’ai voulu, pour sa peine, qu’il eût lui-même l’ennui de refuser le général ; il m’a accompagnée de bonne grâce et s’est tiré d’affaire avec une aisance et une convenance parfaites : un vrai gentleman en pantalon garance. Malgré tout, tu vois que je ne pourrai jamais en vouloir à ce garçon-là. Du reste, il se porte à merveille et est le favori de chacun au régiment comme ailleurs. Sa famille et toi surtout, héroïne incorrigible, êtes ses seuls soucis. Nous serons bien heureux si mon messager réussit à rapporter de vos nouvelles.

La voie était si encombrée hier, au retour de notre expédition, que nous ne sommes arrivés à Condé qu’à dix heures du soir, et à Thieulin qu’après minuit. De la grille, nous voyons les fenêtres éclairées, des ombres qui passent et repassent ; sur le perron, Cadet le garde, d’un air fort ému, nous annonce que des espions sont cachés dans le parc. Tu vois d’ici ma frayeur. Ton beau-frère se fâche pour redonner du ton au moral de son personnel, soutient que les Prussiens qui arrivent à peine devant Paris ne songent guère au Perche, et demande ce qu’on fera de plus s’ils parviennent une fois jusqu’à nos cantons. On lui raconte les faits. Deux hommes avaient demandé la route de Châteaudun, puis s’étaient dits fatigués et, en se reposant, avaient fait mille questions sur les environs, l’état des routes, les gardes nationales, etc.

Ensuite, au lieu de prendre la route de Châteaudun, ces gens avaient suivi le chemin creux qui longe le parc à droite, il n’en avait pas fallu davantage : les têtes s’étaient montées, on s’était persuadé avoir remarqué un certain accent, et nos gens en étaient arrivés à se croire immédiatement menacés. Trouvant leur chef naturel dans Adolphe, voilà tout ce monde qui veut battre le parc, et chacun qui s’arme de n’importe quoi. Thomas, Marie, la fille de basse-cour, Cadet et son maître en tête, les voilà à une heure du matin, se préparant à explorer les bâtiments d’abord, et les massifs ensuite. J’ai eu si peur de rester seule que je les ai suivis. C’était bien la mouche du coche, n’est-ce pas ? Que veux-tu ! J’ai du moins la franchise de ma poltronnerie. À trois heures du matin, nous nous sommes couchés sans avoir trouvé personne. J’ai ferraillé toute la nuit en rêve contre les Prussiens. Du reste, je ne fais plus que cela. Quelle vie ! et penser qu’on n’a pas l’air de songer à faire la paix ! Je t’assure que quand je ris, c’est pour ne pas pleurer.

Et pourtant, combien ma part dans l’épreuve est faible en comparaison de la tienne, ma pauvre sœur ! Je pense à toi, à ton petit troupeau, à tes chers assiégés ; je frémis de te sentir en des jours si troublés tant de points vulnérables, et, certes, je ne regrette plus cette stérilité, épreuve de ma jeunesse, ni le lumbago chronique de mon seigneur et maître, ni son demi-siècle accompli qui va bien avec mes quarante-deux ans.

Mais si réduite que deviendrait la surface de nos intérêts intimes si nous pouvions jamais les séparer des tiens, il y aurait encore place pour des coups sensibles. Cela me fait faire de grandes réflexions quelquefois ; je me demande si nous n’avons pas tourné un peu trop à l’isolement à deux, et si notre qualité de vieux ménage sans enfants est une suffisante excuse pour notre attachement à tant de choses, qui ne sont que des choses, et pour lesquelles nous sommes arrivés à trembler tout de bon.

L’ombre d’un espion te met en cet état ! me disait Adolphe cette nuit, quand je lui serrais le bras à chaque détour d’allée, et comment fait donc ta sœur qui, en ce moment, a l’ennemi tout autour d’elle et peut-être chez elle ? Que veux-tu qu’on te fasse ? — On peut piller le château, on peut brûler… Hélas ! voilà le grand mot — j’ai peur pour le château. Nous avons restauré et complété Thieulin ; tu sais comme nous l’avons meublé ; nous en avons fait notre paradis ; nous y avons rêvé notre vieillesse et nous avons peur pour tout cela. Cette peur, c’est triste à dire, mais je suis en veine de sincérité, est la cause première de l’achat d’un immense drapeau à croix rouge, et des airs d’ambulance que nous nous donnons. J’aurais seulement voulu le drapeau encore plus grand.

Cette peur m’ôte aussi beaucoup de zèle pour la défense locale. Je frémis quand j’entends parler des avantages stratégiques du Perche, de ses haies, de ses cours d’eau et de ses chemins creux. Je me sens pour mon parc un patriotisme tout particulier qui fait un peu tort à celui que je devrais avoir pour la grande patrie.

Je te dis tout cela, chère sœur, comme dans ce beau jadis, quand moi, l’aînée, je te versais si volontiers mes folles confessions pour recevoir de toi, la cadette, de bonnes morales, bien fermes et bien douces. Je prête souvent l’oreille, comme pour entendre ta voix, et quelquefois je crois que c’est d’elle que me viennent certaines pensées que je voudrais conserver pour m’en fortifier. Comme tu le dis, c’est l’heure d’être attentifs, et devant cette menace immense qui s’apprête à nous envelopper, quand tout ce qu’on croyait fort a croulé, on se prend à désirer sentir quelque chose de solide à quoi s’appuyer, quelque chose qui ne s’effondre pas comme tout le reste.

Voici qu’il faut te dire adieu.

Compte sur nous pour André, et dis-nous bien vite comment vous a laissés le premier flot prussien.