Une famille pendant la guerre/XIV

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Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes, 9 octobre.

Enfin, voici un paquet de lettres et de journaux ! Nous avons de toi le long récit de la fuite du capitaine Herbauld, de mon père et de Maurice des lettres presque quotidiennes sur ce papier mince qui s’appellera dorénavant papier-ballon, puis quelques autres lettres de parents et d’amis, et des journaux anglais et belges. C’est à peine si nous avons terminé l’inventaire de nos richesses.

Il était bien temps de revoir vos écritures, chers absents que vous êtes ! Le découragement nous prenait, et, pour ma part, j’en étais arrivée à croire que la vigilance de nos ennemis ne nous laisserait jamais rien parvenir. Grâce à Dieu, nous voici rassurés. Non-seulement on va bien dans Paris et au Mans, mais puisque des lettres ont pu passer une fois, elles passeront une seconde et une troisième. Nous tâcherons de ne plus désespérer.

Que je te le dise au plus vite, tout va bien ici. Voici plusieurs jours que nous n’avons eu de Prussiens à loger ; quelquefois une compagnie ou un escadron en promenade réclame un repas, on le sert tel qu’on le peut fournir, et les convives se retirent sans désordre.

Dans la ville où l’occupation prussienne est constante, on en souffre davantage. Chaque fois qu’un nouveau régiment arrive à S…, la circulation est interdite jusqu’à ce que tous les soldats qui le composent aient été casés. Chacun des habitants doit se tenir dans sa propre maison sans en bouger, et même les femmes ne peuvent aller et venir, à moins de posséder un sauf-conduit. Ces vexations sont peu de chose, en somme, auprès des maux réels de l’invasion ; les réquisitions journalières en vivres et en argent menacent de ruiner le pays, et cependant certaines gens ressentent l’arrogance de nos vainqueurs plus encore que des exigences auxquelles la nécessité pourrait servir d’excuse.

Maman a reçu il y a peu de jours ordre de fournir une charrette et un cheval pour un convoi destiné aux troupes sous Paris. C’est toujours un nouveau combat qui se livre en elle lorsqu’elle se trouve ainsi forcée de prêter secours à l’ennemi, ainsi qu’elle s’en accuse avec douleur.

Il fallait obéir, cette fois comme les autres, mais personne de la maison ne se souciait d’escorter le vieux cheval et la charrette. Maman a pensé à proposer cette mission, qu’elle comptait bien payer, à Dubreuil, l’ex-garde moulin, qui depuis l’arrivée des Allemands s’est fait leur compagnon, au grand dommage de sa réputation. Il se pose volontiers en homme sans préjugés, en citoyen du monde affranchi de toutes les faiblesses patriotiques, de sorte qu’il aurait eu mauvaise grâce à refuser le service demandé.

Dubreuil est donc parti, il est même revenu quarante-huit heures après. Son air sombre au retour a frappé maman,

« Vous n’avez pas eu d’ennuis, Dubreuil ? Le cheval a bien marché ?

— Madame, je ne ferai plus ces commissions-là.

— Que vous est-il donc arrivé ?

— Six coups de canne, si Madame tient à le savoir, dont un m’a démoli l’épaule ; en plus j’ai été visé avec leurs pistolets, tout cela pour avoir objecté contre un trop fort chargement de votre cheval, aussi je n’en veux plus. »

Le prussianisme de Dubreuil se trouvant radicalement guéri, il a ajouté des choses que j’ai peine à croire sur la manière dont sont traités les charretiers qu’emploie l’ennemi. La plupart d’entre eux sont des Lorrains enlevés de force à leurs villages et qui depuis trois semaines sont contraints de marcher d’étape en étape. Ceux-là restent en dehors des bienfaits de cette admirable organisation qui assure chaque jour, à chaque soldat prussien, des vivres abondants. Pour eux ou leurs chevaux, jamais de distributions. Ils doivent, à leurs frais, se procurer le nécessaire ; malheur à eux s’ils se laissent affaiblir par le manque de nourriture ! À coups de bâton ou de crosse de pistolet, l’escorte s’assure que l’homme et le cheval sont réellement incapables d’avancer ; c’est seulement alors que la charge de la voiture est répartie sur d’autres, à moins qu’une nouvelle victime ne se trouve à portée et continue la route.

Ce matin, notre mélancolique petite existence d’envahis a été animée par une vive émotion.

Les enfants jouaient à quelques pas du salon, quand tout à coup ils se mettent à crier :

« Un ballon ! un ballon ! maman, Berthe, venez vite ! »

En effet, un grand ballon venait de se montrer au-dessus des bois ; il monta assez rapidement, se dirigeant droit vers le nord, il passa en biais au-dessus du parc. Nous nous sommes tous mis à courir dans le même sens que lui, agitant nos mouchoirs, criant : « Français ! Français ! » comme si les personnes qui étaient dans le ballon pouvaient nous entendre. Oh ! comme nous espérions qu’elles laisseraient tomber un journal, un papier quelconque pour nous dire ce qui se passait dans notre cher Paris qu’elles venaient de quitter ! mais le ballon allait bien plus vite que nous, il ne laissa rien tomber et disparut derrière la maison rouge.

À peine l’avions-nous perdu de vue qu’un second ballon sortit à son tour de derrière les mêmes bois, presque au même endroit que le premier. Nous nous mîmes encore à courir, mais sans plus de succès. Que n’aurions-nous pas donné pour le plus petit morceau de papier tombé de l’un de ces ballons ! Des cavaliers prussiens qui passaient sur la route ont tiré dessus. Que Dieu protège nos compatriotes et permette qu’ils ne tombent pas aux mains de l’ennemi !