Une femme/I/III

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Paul Ollendorff (p. 40-54).

III

L’enfant, de santé chancelante, vécut grâce à l’énergie de sa mère. Dix-huit mois s’écoulèrent qu’elle lui consacra entièrement. Obligée de renvoyer une première nourrice qui manquait de lait, elle en engagea une autre dont l’indolence faillit souvent nuire au petit. Durant des semaines, elle dut se relever deux et trois fois la nuit, tirer cette femme de son sommeil, et lui tendre l’enfant, trop faible pour réclamer le sein.

Elle veillait à tout. Chaque matin elle pesait le bébé et inscrivait sur un carnet l’augmentation de poids, ou même la diminution. Ce dernier cas, heureusement rare, la désespérait. Également, elle le pesait avant et après chaque tétée et vérifiait ainsi ce qu’il absorbait.

Peut-être apportait-elle à ces détails un peu d’ostentation. Son instinct la poussait à exagérer son rôle, afin de provoquer les éloges que méritent l’abnégation et la persévérance. Mais aussi sa maternité s’exaspérait dans cette lutte contre la grande ennemie. Une imprudence pouvait tout compromettre. Cette menace continue la tenait en haleine.

Quand le petit devint de tempérament plus résistant, la passion de la mère, moins fréquemment à l’épreuve, se modéra. Elle eut la chance de découvrir une bonne dévouée. Dès lors, sa vigilance put se relâcher. Son cerveau ne se concentra plus sur un unique souci. Une à une, des pensées étrangères l’envahirent.

Il ne s’effectua pas de rapprochement entre elle et son mari. Durant cette longue période où des soins particuliers les avaient distraits de leur affection, une fissure imperceptible s’était produite par où leur intimité perdait son charme.

L’admiration de Lucie pour la faconde de son mari n’avait reçu nulle atteinte. L’attachement de Chalmin ne diminuait pas. Mais le temps désenlaçait leurs âmes que jamais, d’ailleurs, un amour fort n’avait unies bien étroitement. Après cette grossesse où leurs lèvres s’étaient déshabituées des baisers éperdus, ils n’éprouvaient pas cette crise de désirs qui jette souvent les jeunes époux aux bras l’un de l’autre. Ils espacèrent leurs caresses. Somme toute, il n’y eut ni querelle, ni aigreur, aucun symptôme qui les avertît de ce nouvel état de choses, rien que la transformation lente et inévitable que subissent les sentiments les plus fermes.

Excédée de solitude, Lucie renoua ses relations mondaines. Une recrudescence de sympathie la rapprocha de Mme  Berchon. Comme elle, Henriette avait accouché d’un fils. Mais l’enfant, de santé robuste, n’avait pas occasionné les mêmes tourments, ni privé sa mère d’une seule distraction.

Lucie s’intéressa beaucoup aux différents potins qui circulaient en ville. Son amie, désireuse de paraître au courant, en fabriquait avec de vagues paroles recueillies çà et là. Ces révélations ébranlèrent le respect que Mme  Chalmin portait à la haute société de Rouen, et elle dut retirer son estime à quelques dames convaincues de fautes impardonnables. Leurs mœurs l’indignaient. Dans la rue elle évita de les saluer. Elle en causait d’un ton méprisant qui ravissait Robert.

— Quelle nature droite et honnête, se disait-il en l’écoutant.

Une fois, elle demanda à Mme  Berchon :

— Qui donc peut vous renseigner ?

Embarrassée Henriette répondit :

— Un camarade de mon mari, M. Guéraume…, un monsieur charmant…, il vient nous voir après déjeuner… et souvent mon mari nous laisse seuls.

Elle rougit, puis lâcha d’un air triomphant :

— Il me fait la cour !

Lucie tressauta. Ses yeux s’agrandirent. Elle dévisageait son amie comme si quelque miracle subit eût changé ces traits, ce front, cette bouche qui riait, ces dents qui brillaient, toute cette jolie créature, gracieuse et provocante. Mais une vive curiosité la brûlait et elle prononça :

— Alors, il vous aime ? il vous l’a dit ?

Henriette repartit :

— Il ne me l’a pas dit… tout à fait… seulement il y a des signes auxquels on ne se trompe pas…

— Lesquels, interrogea Lucie avidement.

Son amie la couvrit d’un regard de pitié, et, avec une nuance de dédain dans la voix :

— Mais des signes infaillibles, des yeux mourants, des soupirs, des allusions délicates. Une vraie femme devine les déclarations muettes, elle apprécie même l’hommage du silence que garde l’amoureux.

— Comme ce doit être amusant ! s’écria Lucie.

Quelque temps après, elle surprit Mme  Berchon en corset. Elle la complimenta :

— Vous êtes vraiment bien faite.

L’autre, flattée, répondit : « Pas si bien que vous », et insinua, en riant : « Si nous comparions ? »

Lucie défit son vêtement et sa robe. Et les deux jeunes femmes, en jupon, les bras et le cou nus, prirent des attitudes devant la glace. Des accès de gaieté secouaient leurs épaules. Elles jetaient de petits cris. Ce jeu les divertissait comme un plaisir défendu.

Mais du coin de l’œil elles s’observaient avec l’attention implacable de deux rivales. Nulle défectuosité ne leur échappait. Nulle beauté n’était louée sans réserve. Chacune d’elles s’arrogea la victoire.

Henriette s’écria :

— Il faudrait un juge pour décerner la palme !

Un frisson les parcourut à cette perspective d’un homme qui les examinerait ainsi. Toute confuse, Mme  Chalmin se rhabilla.

Elles ne se quittèrent plus. Malgré la recommandation de son mari, Lucie accompagnait Henriette dans ses courses. Elles se confiaient leurs pensées secrètes.

Au mois de juillet, l’état général de Mme  Bouju-Gavart laissant à désirer, son mari, sur le conseil des médecins, résolut de la conduire dans les Pyrénées. On leur recommanda Saint-Sauveur comme un endroit calme et pittoresque.

Ils supplièrent Chalmin de leur confier Lucie. Le grand air ne pouvait que fortifier l’enfant. Cette raison décida Robert. Lui-même du reste rejoindrait sa femme au bout d’une quinzaine. La séparation se fit sans déchirement.

Ce voyage inattendu ravit Lucie. Souvent fatiguée, Mme  Bouju-Gavart pressait son mari d’emmener la jeune femme, et ils erraient ensemble, à l’aventure, avec une sensation de liberté qui les grisait. Les joues roses, les yeux animés, ses fossettes bien dessinées, Lucie marchait allègrement, la poitrine large ouverte à la brise des montagnes. Son compagnon s’essoufflait à la suivre.

Un matin, munis de provisions, ils partirent seuls pour Cauterets. Quatre biques, maigres et nerveuses, brûlèrent la route et escaladèrent rapidement les dix kilomètres de montée. Ils se taisaient, la langue paresseuse, le regard et l’oreille sollicités de droite et de gauche. Au fond de l’abîme, le Gave bouillonnait ; sur le flanc des monts, des sources d’argent dégringolaient, s’évanouissaient, rejaillissaient en cascades, puis s’éparpillaient comme un réseau de veines, se perdaient encore parmi des éboulements de cailloux. Le chemin, creusé à même le roc, côtoyait le précipice, et les fers des chevaux retentissaient sur la route sonore.

À Cauterets, ils louèrent un guide et des ânes et se rendirent au Pont-d’Espagne. Là, ils contemplèrent sous eux la chute du torrent dont l’écume leur piquait la peau et où se jouaient, dans la poudre irisée, des tronçons d’arc-en-ciel.

Mais des gouttes d’eau tombèrent, et ils durent se réfugier dans une sorte d’auberge malpropre. On leur donna une petite salle. Ils y déballèrent leurs provisions.

Elles étaient copieuses et les vins d’excellente qualité. Lucie, surexcitée par l’imprévu de ce repas, mangea de bon appétit et but en conséquence. Elle bavardait à tort et à travers, s’interrompait au milieu d’une phrase, et attrapait au vol une idée baroque qu’elle énonçait à moitié. Quelques gorgées de Champagne l’achevèrent. Elle se mit à rire à grands éclats. Elle divaguait, la parole difficile. Ses bras gesticulaient. M. Bouju-Gavart s’assit auprès d’elle, et soudain elle s’abattit sur sa poitrine en sanglotant.

Affolé, il la serra contre lui :

— Si tu savais… si je pouvais te dire…

Elle lova ses paupières lourdes, tenta faiblement de se dégager, et très bas : « Quoi ? si je savais quoi ? » fit-elle, et elle s’assoupit.

Il l’examina longtemps, sans bouger, le cerveau trouble. Elle respirait à peine. Sa gorge s’enflait et s’abaissait d’un mouvement lent et régulier. Il eut envie d’y porter la main. Mais l’haleine fraîche de Lucie lui caressait le visage, et tout son désir se concentra sur cette bouche tentante, à demi ouverte. Alors, brusquement, ses lèvres s’y ruèrent.

Ce contact le bouleversa. Il eut peur. Doucement, il écarta la jeune femme et attendit. En se réveillant, elle le fixa de ses yeux d’ingénue, de ses yeux clairs qui ne se souvenaient de rien :

— J’ai dormi beaucoup, n’est-ce pas ? dit-elle.

Ce regard calme le navra, car il se prévalait déjà de l’abandon de Lucie comme d’une première victoire.

Le lendemain, Robert arrivait. De ce jour, sans aucun motif, sans qu’elle s’aperçût de son revirement, elle changea ses manières avec « parrain ». Elle devint taquine, agressive, méchante. Le malheureux en perdait la tête.

La veille du départ, elle lui lança :

— Il ne vous a pas réussi, le traitement, vous êtes cadavérique.

Il lui saisit le bras et, d’une voix humble :

— Je t’en prie, petite, sois bonne.

Ce ton l’émut, mais elle se demanda pourquoi il avait l’air triste.

Les Chalmin passèrent une partie de l’automne à Croisset. Prudemment, M. Bouju-Gavart n’y fit que de brefs séjours. Ses absences déroutaient Lucie. Réduite à Mme  Bouju-Gavart et à Robert, elle trouvait leur société peu récréative. Les journées se traînaient. Nul incident n’en coupait la longueur. L’unique ressource consistait en deux promenades, l’une à pied le long de la Seine, l’autre en voiture du côté de la forêt de Roumare.

Mais les soirées surtout n’en finissaient pas. On y jouait au bésigue, plaisir qui la laissait froide. À peine montée, elle éclatait sous un prétexte quelconque, ou bien, boudeuse, ne desserrait pas les dents, se couchait et tournait le dos à son mari.

Elle revint chez elle, déterminée à secouer sa torpeur. La gaieté et l’insouciance d’Henriette lui parurent un remède salutaire. Le surlendemain, les malles défaites, l’appartement en ordre, elle s’apprêta. Mais, au bas de l’escalier, Chalmin, qui semblait l’attendre, lui dit :

— Je voudrais te parler.

Il ouvrit la porte du salon, lui offrit un siège, s’assit, croisa ses hautes jambes l’une sur l’autre et ses mains sur ses genoux. Il se servait de mouvements solennels. La gravité de ces préludes inquiéta la jeune femme. Il articula :

— J’ai un reproche à t’adresser, Lucie, et je te le dirai franchement, parce que c’est le seul moyen d’éviter des malentendus fâcheux. Voici la chose : je t’ai souvent priée de ne pas sortir avec Mme  Berchon, or tu n’as pas tenu compte de tes promesses, on t’a vue maintes fois en sa compagnie.

Elle sentit l’inutilité d’un mensonge et, feignant de chercher au fond de sa mémoire :

— Oui, ça se peut… le hasard des rencontres…

Indifférent à ces explications, il formula d’une voix plus haute :

— Eh bien ! ma chère amie, il ne faut pas que ça se renouvelle : Mme  Berchon a un amant.

Elle eut un geste de révolte :

— Henriette… un amant !

Il continua :

— Je m’exprime mal. J’aurais dû dire : Mme  Berchon passe pour avoir un amant. Qu’elle en ait un ou non, là n’est pas la question. Je ne veux pas discuter la moralité de cette dame, j’admettrai même son innocence. Toujours est-il qu’elle passe pour avoir un amant.

Il répétait cette phrase en scandant chaque syllabe avec une précision agaçante. Elle lança d’une voix aigre :

— Et tu as des preuves de cette infamie ?

Il parut très étonné, et il continua doucement :

— Je vois que nous ne nous entendons pas, ma chérie. Il ne s’agit nullement de la vie privée d’Henriette, mais des potins auxquels prête sa tenue extérieure. Et de ces potins j’ai des preuves malheureusement trop nombreuses.

— Lesquelles ? exigea Lucie.

Il repartit, un peu irrité :

— Lesquelles ? celles que me fournit à tout instant la rumeur publique. Je ne puis aborder quelqu’un sans que l’on s’écrie : « Vous savez, Mme  Berchon est au mieux avec M. Guéraume, on les rencontre ensemble à tous les coins de rue. »

— Qui, on ?

— Mais tout le monde, notre entourage, les fournisseurs, le premier venu ; c’est la fable de la ville.

Et comme Lucie protestait, Robert déclara d’un ton sec :

— Enfin, ma chère, voici ma conclusion ; il ne me convient pas qu’on dise de ma femme : « C’est l’amie de Mme  Berchon. » Si tu veux m’être agréable, tu couperas court à une intimité dont ta réputation pourrait souffrir.

Lucie garda rancune à Robert de sa propre imprudence. Cela la vexait qu’il l’eût prise en faute et lui inspirait le désir d’actes analogues, qu’elle saurait, cette fois, mieux dissimuler.

Le monde, lui, se laisserait duper moins aisément. Elle le redoutait déjà comme une sorte d’être vivant aux yeux innombrables. Il est sans cesse à l’affût. C’est un justicier inflexible qui condamne toujours ceux qu’il accuse lui-même. Mais dès lors la terreur de Lucie s’accrut. Il suspectait donc tout, qu’il dénonçait les inoffensives promenades de deux amies ? Rien ne l’arrêtait, qu’il déshonorait une femme sur la foi d’apparences menteuses ?

Elle croyait invinciblement à l’honnêteté d’Henriette. Pourtant elle dut elle-même avouer que son mari n’avait point apporté d’acrimonie dans ses attaques. C’était contre l’infortunée un déchaînement furieux de racontars. Des salons se fermaient devant elle. On ne lui rendait pas ses visites.

Cette sorte d’excommunication apitoya Lucie, et, avisant Henriette un matin, elle eut un élan généreux mêlé de curiosité, courut vers elle et lui dit, à bout d’haleine :

— J’irai vous voir tantôt…

Puis elle se sauva, laissant l’autre atterrée.

L’après-midi, un voile épais sur la figure, une pelisse noire et flottante lui cachant la taille, elle choisit les rues les moins fréquentées. Elle rasait les murs, regardait à ses pieds, et tâchait de s’imposer des allures banales et indifférentes.

« J’ai l’air d’aller à un rendez-vous », se disait-elle. Et l’idée qu’on l’en soupçonnait peut-être, lui causait un effroi plein de charme.

Il fallait se disculper vis-à-vis d’Henriette. Cela lui arracha un mouvement de franchise. Elle mit en avant l’interdiction de Robert, la traitant de maladroite et d’absurde. C’était la première fois qu’elle jugeait la conduite de son mari. Cette indépendance lui plut. Et pour la bien marquer, elle le critiqua directement à l’aide d’épithètes malséantes.

Mais se souvenant du but de sa visite, elle aborda la question des potins :

— Voyons, qu’y a-t-il de fondé dans toutes ces médisances ? Un peu de légèreté ?

Mme  Berchon éclata de rire :

— Mais rien, ma chère, c’est ce qu’il y a de plus comique. Si vous saviez comme c’est drôle de voir toutes ces bouches pincées, les torticolis de ces dames pour ne pas me voir, les coups d’œil furibonds dont les plus hardies me foudroient, le geste de protection effarée dont les mères couvrent leurs filles quand je les frôle de trop près. Et les hommes donc, maintenant qu’ils me croient perdue, j’en ramène toujours un ou deux comme gardes du corps. J’en pourrais nommer, des gens que j’ai rembarrés !

Elle cita des noms qui stupéfièrent son amie. Puis elle ajouta :

— J’ai gardé le meilleur en dernier. Devinez ?… Monsieur ?… M. Bouju-Gavart… oui, le vieux Gavart, je ne puis m’en dépêtrer.

Un mécontentement indéfinissable envahit Mme  Chalmin. Cette confidence l’indisposa contre Henriette. Elle prêta plus facilement l’oreille aux méchancetés. À son tour, elle conçut des doutes. Bientôt, sans raison, ces doutes se changèrent en certitudes. Elle la sacrifia.

Dès lors, elle sentit un grand vide. Des paresses l’étendaient sur le divan de son boudoir, les membres veules, l’esprit désœuvré. Jadis la nouveauté de son existence, ses débuts comme maîtresse de maison, plus tard sa grossesse, la santé de son fils, l’amitié d’Henriette, tout cela l’avait occupée ou divertie, à la suite de son mariage. Maintenant, les mêmes plaisirs ne l’attiraient plus, l’enfant se portait bien, et elle n’avait plus d’amie.

Elle se rejeta sur René. Elle le trouva tapageur et peu caressant, plus affectueux avec sa bonne qu’avec elle-même. Une tentative analogue opérée près de Robert ne réussit pas davantage. Son mari la traitait moins en femme qu’en associée. Il la tenait au courant de ses affaires et du placement de sa fortune. Rien de la tendresse primitive ne subsistait.

En son oisiveté, Lucie eut des minutes de clairvoyance où elle se rendit compte de cette métamorphose. Son isolement s’en accrut. Elle s’ennuya.

La vie la décevait. Elle s’attendait à une somme de plaisirs plus considérable. Lesquels ? Elle ne savait pas, mais ils différaient de ceux qui lui étaient octroyés, baisers conjugaux, cris d’enfant, surveillance du ménage, corvées mondaines.

N’y avait-il donc point d’autres amusements et des émotions plus rares et plus aiguës ?

Elle était mariée depuis cinq ans.