Une femme/I/IV

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Paul Ollendorff (p. 55-73).

IV

Elle parcourut les forêts environnantes, et elle avait des rêves confus et inachevés qu’elle n’aurait su traduire avec des mots précis.

Souvent, elle descendait de voiture et entrait sous bois. C’est dans une de ces promenades qu’elle rencontra son parrain escorté d’une petite ouvrière. Il fut tellement interdit qu’à trois pas de Lucie il tourna court, entraînant sa compagne.

Le lendemain matin, il se présenta boulevard Cauchoise. Mme Chalmin le reçut.

Elle portait un peignoir de flanelle blanche dont elle n’avait pas boutonné la partie supérieure afin de se dégager le cou. Aussitôt, connaissant son point faible, il s’écria, comme émerveillé :

— Dis donc, petite, ton gosse ne t’a pas déformée, toi, tout cela semble avoir encore meilleure tenue qu’autrefois.

Elle fut flattée et lui confia :

— Et vous savez, pas de corset.

— Vrai ? s’écria-t-il, eh bien, tous mes compliments, je n’ai jamais rien vu qui me plût à ce point !

Elle repartit, malicieusement :

— Même la jeune personne d’hier ?

Il devint sérieux et déclara :

— C’est à ce propos, ma chère Lucie, que je t’ai dérangée ce matin. Je ne veux pas que tu attaches plus d’importance qu’il ne faut à une erreur… passagère… un premier entraînement. Surtout, je te recommande la discrétion…

Elle riposta avec un peu d’aigreur :

— Ne craignez rien. Mme Berchon ne le saura pas, je ne la vois plus.

Décontenancé, il avoua bêtement :

— Ah ! elle t’a dit… elle s’est trompée… je n’ai jamais songé…

Il se tut, sentant la vanité de ses excuses, et il la contempla. Elle lui parut embellie. Depuis Saint-Sauveur il la fuyait. Quand le hasard les rapprochait, il évitait le choc de ses yeux, le contact de ses doigts, son odeur, tout ce qui pouvait la rappeler à ses sens. Il avait ainsi étouffé ce germe de passion absurde. Mais à la deviner si souple et si tiède à travers la mince étoffe qui seule l’enveloppait, il se troubla de nouveau.

Gênée par son regard brutal, elle lui dit :

— C’est comme cela que vous vous défendez ?…

Il se glissa près d’elle et, la figure pâle, il bégayait :

— Lucie, je ne veux pas que tu penses trop de mal de moi, je ne veux pas te sembler ridicule… Un vieux qui court les filles, cela te dégoûte, hein ? C’est que tu ne sais rien. Écoute, petite, j’aime une femme, et il faut que je l’oublie, il le faut, je suis si malheureux, et alors j’essaye de me guérir avec d’autres, n’importe laquelle… tu comprends, n’est-ce pas, je l’aime…

Une honte subite l’arrêta, et il eut l’espoir fou qu’elle n’avait pas saisi le sens exact de ses paroles. Un coup d’œil dissipa cette illusion : elle savait, il n’en pouvait douter.

Il partit sans qu’elle répondît à son adieu.

Durant le déjeuner, Robert remarqua la distraction de sa femme. Elle mangeait peu et ne parlait point. Il s’en inquiéta :

— Es-tu malade ?

— Moi, je n’ai rien, fit-elle.

Et elle n’avait rien en effet qu’une lourdeur à la tête et par suite un engourdissement physique de la pensée. Au café, elle gagna son boudoir et s’étendit sur un fauteuil.

C’est alors seulement que son cerveau, excité par la présence de tous les objets avoisinants, se mit à fonctionner. Aussitôt, ces mots lui vinrent à l’esprit : « Je suis aimée. » Donc, elle aussi, comme Henriette, on l’aimait. Elle aussi, valait qu’un homme la désirât et la choisît comme but unique de son existence. Indéfiniment, elle se répétait : « Il m’aime… il m’aime… » sans attribuer à ce « il » la signification qu’il comportait. Ce n’était pas M. Bouju-Gavart qu’elle désignait ainsi, mais un être indéterminé à qui elle inspirait de l’amour.

Et elle éprouva beaucoup de fierté ; appréciée, elle se jugea plus belle. Elle obtenait enfin le complément nécessaire à sa vie.

Le souvenir d’Henriette, condamnée si sévèrement sur de simples présomptions, la cingla d’une petite peur dont la piqûre lui fut agréable. Le monde ne la salirait-il pas avec la même injustice ? La perspective d’une lutte l’emplit d’une énergie fanfaronne. Elle se leva précipitamment, mit son chapeau, et, montant en voiture, dit au cocher :

— À Bon-Secours, pas trop vite en ville.

Le fiacre s’ébranla. Des passants sillonnaient le trottoir. Lucie, triomphante, leur jetait des regards de défi. Mais son tempérament ne la portait pas aux bravades inutiles : dans la côte, sa forfanterie se calma. D’ailleurs, pourquoi la révolte ? Il est si facile d’abuser les autres. Elle sourit en songeant à la crédulité de Robert. Et elle se sentit très forte contre le monde, avec sa dissimulation, avec ses yeux d’ingénue, avec toute sa perfidie de femme. Ainsi engagée la victoire lui resterait.

Puis, soudain, elle s’aperçut de la niaiserie de ses projets. Était-elle coupable ? Pouvait-on lui faire un crime de cette vague déclaration qu’elle n’avait même pas provoquée ? L’entière responsabilité en incombait à M. Bouju-Gavart.

Cette pensée la ramena vers lui, et elle revit distinctement celui qui l’aimait. Elle repoussa sans peine l’idée fâcheuse de sa vieillesse, redevant trop de gratitude à l’amoureux pour le punir de ce défaut, et l’homme lui étant trop indifférent pour qu’elle se souciât de son âge. Mais sa dépravation l’indignait.

Depuis leur rencontre dans la forêt, un étonnement persistait en elle. L’inconduite de son parrain choquait sa manière de juger les choses et les personnes. « S’il agit de cette façon, se disait-elle, d’autres agissent de même, d’autres sont adultères. » Elle prononçait tout haut : « Adultère… adultère… » comme si elle eût voulu se familiariser avec ce mot jadis si terrifiant. L’infidélité lui sembla un fait constant, normal, et, examinant un à un les hommes et les femmes qu’elle connaissait, elle les soupçonna tous de trahison.

La voiture avait traversé Bon-Secours et contournait le Mont-Gargan. On longea sur la droite, accroché au flanc de la colline, un bois touffu que ceignait une haie éventrée de place en place. Un couple profita d’une brèche et s’enfonça sous les arbres. Lucie le suivit des yeux. Et il lui vint la vision rapide d’autres couples, innombrables, qui se perdaient ainsi dans des sentiers poétiques, ou se retrouvaient en tremblant dans le mystère d’une chambre. Sa visite furtive à Henriette, et les sensations éveillées par cette escapade, ressuscitèrent en elle. Puis son rêve devenant moins net, elle distingua confusément une femme et un homme, enlacés, qui s’en allaient entre deux épaisseurs de feuillages, vers une éclaircie lointaine où brillait du soleil. Et cette femme avait ses propres traits et sa démarche. Et elle perçut des sons d’amour que murmurait la voix timide de l’homme, dont les joues étaient mouillées de larmes.

Elle ne bougea pas le lendemain, comptant sur la visite de M. Bouju-Gavart. Elle lui en voulut de ne pas réaliser son désir. Un jour encore elle attendit. Mais elle brûlait d’une curiosité trop ardente et elle se dirigea vers la rue verte, au domicile de son parrain. La présence de Mme Bouju-Gavart la déconcerta. Elle n’avait pas réfléchi à cette rencontre, pourtant inévitable. Elle l’entendit qui disait :

— Je ne veux pas te gronder, petite, quoique ce soit bien mal de m’avoir oubliée si longtemps.

Et elle crut démêler une allusion clairvoyante dans l’intonation triste de cette phrase. Elle ne répondit pas.

Alors sa vieille amie l’interrogea sur ses occupations actuelles, sur sa santé, sur l’état de son ménage. Et elle répliquait au hasard, l’esprit envahi de pensées étrangères.

Cela l’intriguait, cette femme trompée. C’était le premier être de cette sorte en face de qui les circonstances la mettaient, et elle l’observait attentivement, comme si elle eût espéré découvrir la cause de son abandon.

Pourquoi son mari la délaissait-il ? Rien d’apparent ne justifiait cette offense. Il lui restait de sa beauté célèbre des traits alourdis, mais d’un charme pénétrant, et des yeux affables, dont les coins étoilés de rides augmentaient la douceur. Elle avait des attitudes nobles et une grande harmonie dans les gestes. Lucie la plaignit en songeant à l’ouvrière sans grâce que son parrain accompagnait quelques jours auparavant. Puis elle lui compara Mme Berchon, et, là encore, guidée par une jalousie instinctive, elle estima que la gentillesse maniérée d’Henriette ne valait pas la distinction suprême de l’épouse.

Enfin, elle-même ne se posait-elle pas en rivale ? Un remords l’effleura, vite envolé. La conviction de sa supériorité lui donnait de l’assurance, et n’ayant exalté Mme Bouju-Gavart que pour mieux établir son propre triomphe, elle s’adjugea une force de séduction irrésistible. Elle eut l’impérieux besoin de revoir celui qui l’aimait, et elle dit :

— Votre mari se porte bien ?

Au même moment, il entrait. Elle fut déçue ; elle se l’imaginait plus jeune et plus attrayant. En outre, il fit preuve d’une délicatesse dont l’excès déjoua les prévisions de Lucie. Rien dans ses allures n’indiqua le moindre trouble. Elle s’en alla, dépitée, incertaine.

Les Bouju-Gavart partirent pour Dieppe. Mme Chalmin, obligée d’attendre sa mère, s’ennuya de nouveau. Son humeur s’altéra. Robert en souffrit patiemment, attribuant cette crise à l’intolérable chaleur qui régnait en ville. Il la traitait comme une enfant gâtée, ce qui la mettait hors d’elle. Des querelles s’élevèrent, suivies de bouderies. Les derniers points par où leurs âmes se touchaient s’évanouirent.

Alors elle flâna dans les rues, de vitrine en vitrine, fit des emplettes et détaillait le visage des commis qui la servaient.

Enfin, Robert ayant conduit ces dames et l’enfant au bord de la mer, elle recommença ses promenades avec « parrain ».

Elles furent longtemps moroses, M. Bouju-Gavart ne se départissant pas de sa réserve. Irritée, elle usa de coquetterie. Elle minaudait, le taquinait, et, s’autorisant de leur différence d’âge, s’asseyait sur ses genoux devant Mme Bouju-Gavart.

Elle n’aurait pu dire le but de ses efforts. Elle profitait de la diversion que le hasard fournissait à son désœuvrement, sans même soupçonner l’inconséquence de ses actes. Le mystère de l’amour l’attirait. Cet homme l’aimait-il vraiment ? Était-elle la source d’ivresses affolantes et d’angoisses cruelles ? Elle l’interrogeait de ses yeux avides. Mais il demeurait impénétrable.

Elle acheta clandestinement un costume de bain. Robert ne lui permettant qu’une espèce de sac très ample, pourvu d’une large jupe, et qui l’emprisonnait des chevilles aux poignets. Et un matin, de bonne heure, elle se baigna devant parrain, moulée dans un maillot noir. L’étoffe collait à la chair comme une seconde peau. Les jambes, les bras, les épaules émergeaient de cette gaine sombre, étincelants de blancheur. Aucune ligne n’était interrompue, aucune forme voilée. Au sortir de l’eau, il voulut la couvrir de son peignoir. Ses mains tremblaient. Il y dut renoncer.

Ils revinrent par la plage, le long de la mer. Et tout de suite il parla :

— Ce n’est pas bien, ce que tu fais, Lucie. Je n’ai rien à t’apprendre, puisque tu sais tout, et pourtant on dirait qu’il t’en faut davantage. Qu’as-tu besoin de mots, quand tous mes actes te révèlent mon secret ? C’est de cela surtout que je souffre, de ton ignorance du mal et de ta méchante envie de le connaître. Eh bien, oui, je suis fou ! Jamais une femme ne m’a remué comme toi, tu me bouleverses, tu m’effrayes…

Encore une fois il se tut. Il lui était impossible d’achever cette monstrueuse déclaration. Lucie fut près de lui crier : « Allez donc, cela m’amuse. » Et elle se serrait contre son compagnon, appuyait sa poitrine sur son bras et le tentait avec la fraîcheur de ses lèvres et de son visage souriant, levé vers lui.

Mais déjà il reprenait, changeant insensiblement la conversation :

— Tu entends, petite, pas une ne m’a remué comme toi. Et cependant j’en ai eu, et de nombreuses, des jolies et des laides, de celles qui se vendent et de celles qui se donnent : j’en ai eu de toutes les classes, de la nôtre et de la plus vile, des dames et des pauvresses — car je les aime toutes, chez toutes il existe quelque chose à aimer, un coin d’âme ou un coin de corps…

Et, détraqué par la secousse qu’il avait subie, il glissa jusqu’aux plus sincères confidences.

Ce fut désormais le fond même de leurs entretiens. Quand ils se trouvaient seuls, Lucie s’exclamait :

— Vite, parrain, une histoire !

Il racontait ses aventures, ses ruses, ses conquêtes, même ses échecs. Il dressait entre ses maîtresses de minutieux parallèles, les soumettait à un concours où entraient en ligne de compte leurs qualités et leurs imperfections, leurs tares et leurs mérites. Souvent exigeant des noms, elle se heurtait à un refus catégorique, et, l’imagination enfiévrée, elle se figurait reconnaître, à certains signes, telle dame de la société.

Ainsi peu à peu, sans intention, il désagrégea le bloc inconsistant de cultes et de respects qu’avaient formé chez Lucie l’austérité de sa mère, son enfance étriquée, sa claustration de jeune fille, son inexpérience de jeune femme subitement implantée dans un milieu supérieur au sien. Ses vénérations naïves s’écroulèrent, ses effrois se modérèrent. Inévitablement elle en vint à l’excès opposé et prit du monde une vision cruelle et factice.

Il lui narrait avec complaisance ses petites canailleries de coureur. Il citait en badinant des vierges séduites, des épouses débauchées, des ménages désunis. Il énumérait ses trahisons et ses férocités. Et elle en arrivait à considérer ces choses comme des faits naturels et fréquents, de glorieux exploits. Chaque jour s’effritait son rigorisme ; chaque jour, ainsi que d’un édifice dont les pierres se disjoignent, se détachait d’elle une croyance ou un préjugé. Des parties de son être moral tombaient en poussière. Sa conscience pourrissait par places.

Cambrant les reins, dressant la tête, la moustache fière, l’ancien commerçant étalait sa dépravation banale sur le ton pédant d’un homme à bonnes fortunes qui daigne professer :

— Les apparences, tout est là. Le monde nous juge, comme le passant juge la maison, d’après la façade. Que notre façade soit propre, peu lui importe le reste. Moi, c’est ma règle. En affaires j’ai été d’une probité scrupuleuse, car, là, le contrôle est aisé. J’ai gagné ma richesse honnêtement, laborieusement, j’ai donné à Mathilde le plus de bonheur possible et à mon fils les moyens de s’instruire. Donc ma tâche est accomplie. Maintenant j’ai un faible, les femmes. Ce faible est répréhensible. Dois-je pour cela le supprimer ? Qui en pâtit ? Personne. Alors pourquoi me priver ? L’essentiel est de jouer serré et de ne pas faire de faux pas.

Elle s’insurgeait contre ces théories. Elle se croyait indignée. Elle l’était peut-être. Mais, malgré tout, cela s’infiltrait en elle, vivifiait dans son cerveau des cases endormies d’où rayonnaient des rêves qu’elle ne s’expliquait point. Son parrain bénéficiait de l’honorabilité qu’elle lui avait supposée jusqu’ici. Il gardait un prestige inaltérable et ses paroles prenaient une importance décisive. Elle le grondait, puis redevenant câline :

— Allons, encore une histoire ? Votre dernière passion ?

Les après-midi, au Casino, assise sur la terrasse, avec sa mère et Mme Bouju-Gavart, elle appréciait d’un coup d’œil les promeneurs qui arpentaient l’asphalte. Aucun n’échappait à ses accusations perspicaces. Pour les femmes, surtout celles que flanquait un cavalier, elle était inexorable. Les maris trompés — et tous devaient l’être — déterminaient chez elle une hilarité choquante.

Deux ou trois jours par semaine, Robert venait se reposer. Lucie se montrait fort aimable. Elle éprouvait une joie singulière à revêtir devant lui le costume de bain en forme de sac qu’il affectionnait, ainsi qu’à s’occuper de l’enfant sans relâche, comme si c’était son habitude quotidienne.

Au retour de Dieppe, les Bouju-Gavart invitèrent leurs amis à Croisset et mirent une voiture au service de Chalmin.

Après une absence de plusieurs années, consacrées à son volontariat et à ses études de droit à la Faculté de Caen, leur fils Paul arrivait d’un voyage en Suisse. Il s’installa chez ses parents.

Grand, mince, les joues roses, le visage d’une finesse toute féminine, il passait pour beau garçon, profitant de la réputation que sa mère avait laissée. D’intelligence moyenne, d’esprit alerte, libéré de tout scrupule encombrant, il comptait s’inscrire au barreau de Rouen, s’amuser pendant son stage, puis se marier, devenir ambitieux et atteindre à quelque charge publique. Il traversait à cette époque une crise amoureuse qu’il appelait de la passion, et se décernait en conséquence une nature romanesque.

Sa présence fut pour Lucie un grand élément de distraction. Tout de suite se rétablit leur entente d’autrefois, sans calcul d’une part, sans coquetterie de l’autre. Amateur de canotage, Paul entraînait la jeune femme à de longues excursions en Seine. Et quand le soleil se couchait, ils revenaient paresseusement le long de la berge, les rames lentes, la parole facile.

À l’affût maintenant de ces questions, Lucie le fit bavarder sur ses maîtresses. Son premier secret divulgué, il lâcha tout, d’un trait, livrant les noms, comme un collégien à ses débuts. Il termina d’un petit ton fat :

— Je m’arrête là. La dernière est mariée, et tu pourrais la rencontrer.

Quelques minutes suffirent à Lucie pour apprendre les amours de Paul et de Mme Ferville, femme d’un lieutenant d’infanterie en garnison à Caen.

Elle lui lança :

— Est-ce que tu l’as eue ?

Il rougit, hésita, néanmoins n’eut pas le courage de mentir :

— Non, mais c’est tout comme, nous en sommes très loin, et elle m’a promis de se donner complètement cet hiver quand le régiment de son mari viendrait à Rouen…

Elle reprit :

— Où en êtes-vous ?

Il se moqua d’elle :

— Comment veux-tu que je te dise ? Tu devrais deviner…

Et à mots couverts il essaya de lui indiquer le genre de leurs relations. Elle l’écoutait haletante, et conclut :

— C’est drôle, alors, que tu ne sois pas son amant !

Le soir, au dîner, en s’asseyant en face de son mari, entre son parrain et Paul, Lucie eut un petit rire intérieur qui dilata ses narines et illumina sa figure. Ses fossettes se creusèrent, symptôme chez elle de contentement. Robert la félicita :

— Il t’est donc arrivé du bonheur ?

Elle repartit :

— Non, mais je me porte bien, j’ai de la gaieté plein moi.

L’idée qu’elle recevait à la fois les confidences du père et du fils la ravissait. Elle les regardait alternativement, s’enquérait de leurs gestes, étudiait leurs façons de boire et de manger, enfin les mettait en concurrence l’un avec l’autre. Et elle les comparait également dans leurs maîtresses, selon l’image confuse qu’elle s’en forgeait, louant ou critiquant leurs choix, se représentant leurs attitudes et leurs procédés auprès d’elles. La possibilité d’une lutte entre eux la frappa. Ne se pouvait-il pas, en effet, qu’ils s’éprissent de la même femme ? Si c’était moi ! se dit-elle. Pourquoi non. Le père l’aimait déjà. La conquête du fils était aisée. Elle se divertit à la perspective de ce double amour dont elle serait l’objet.

Cette tâche l’absorba plusieurs jours. Elle fit subir à Paul les agaceries employées vis-à-vis de M. Bouju-Gavart. Elle lui dévoilait son ennui, se renversait au fond de la barque en des poses incommodes, et le provoquait par des frôlements de corps et des impudeurs tranquilles.

Elle échoua. Trop camarade avec elle, il ne s’aperçut point de son jeu. Sans s’obstiner, elle revint à parrain dont l’attachement lui fut d’autant plus précieux après la défaite essuyée. Leurs longues causeries recommencèrent.

Bientôt un nouvel attrait s’y ajouta. Un dimanche, la présence de Chalmin et de violentes averses contrariant leurs habitudes, à la première éclaircie, ils se rejoignirent, par un accord tacite, dans une allée voisine. S’exagérant le danger qu’ils affrontaient, ils accumulèrent les précautions, afin qu’on ne notât point leur absence simultanée.

Dès lors, à leurs rencontres les plus inoffensives, ils donnèrent des apparences de rendez-vous dont ils se délectaient. Le premier, M. Bouju-Gavart s’esquivait. Lucie, sous prétexte de gagner sa chambre et de s’y reposer, quittait le salon, s’enveloppait d’une mantille, et courait à l’endroit désigné. Son cœur battait à grands coups.

Cette complicité effaça de leurs paroles tout vestige de retenue. Habilement questionné, M. Bouju-Gavart renseigna sa filleule sur certains points obscurs qui la tourmentaient en matière amoureuse. Ce fut un cours véritable qu’il entreprit. Comme exemples, il citait les femmes qu’il avait possédées. Il les déshabillait, analysait leur tempérament, leurs tics, leurs préférences, leurs dégoûts. Il lui divulgua les raffinements les plus pervers. Et ils remuaient en souriant toutes les polissonneries de l’alcôve. Leurs yeux brillaient. Ils recherchaient les mots obscènes.

Loin d’être assouvie, la curiosité de la jeune femme s’exaspéra. Lui, ses désirs le harcelaient. Elle l’écoutait avec une avidité si étrange et se défendait si mollement contre les menues caresses dont il l’obsédait, qu’il crut souvent le moment favorable à quelque tentative. Il s’en voulait d’hésiter. Cette proie lui semblait à portée de sa main, facile, consentante, peut-être. Il n’osait pas.

— Il n’y a que les fruits gâtés qui tombent, se disait-il ; qui sait si celui-là est assez avancé !

Et, conscient cette fois de son influence malsaine, il s’écriait :

— Un amant, qu’importe ! Ce qui arrête la femme, ce sont les préparatifs de la chute, la difficulté d’échapper aux surveillances qui l’entourent et surtout la peur du scandale. Enfermez une femme avec un homme qu’elle aime et qu’elle a jusqu’ici repoussé par honnêteté, si elle est assurée que nul ne connaîtra sa faute, elle succombera. L’adultère est un instinct qui se satisfait aussi fréquemment que les circonstances le permettent.

Le matin du départ, à leur dernier rendez-vous, ils arpentaient une avenue sombre qui côtoyait la Seine, quand ils entendirent un bruit de pas et des voix qui s’approchaient. Ils se jetèrent bêtement dans le taillis. Chalmin et Paul passèrent en fumant.

Lucie se serrait contre son parrain, les joues blêmes, les bras crispés autour de son cou. Et elle resta longtemps ainsi, trop effrayée pour risquer un mouvement.

Alors il perdit la tête et la renversa. Elle s’abandonna, ne comprenant pas encore. Mais, au contact de ses lèvres sur ses lèvres, elle eut une révolte de tout son être, se dégagea et s’enfuit.