Une femme/I/V

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Paul Ollendorff (p. 74-92).

V

D’interminables jours se succédèrent. Lucie ne savait comment emplir le vide de sa vie. Elle flânait au lit jusqu’à l’heure du déjeuner, et se couchait tôt, s’épargnant ainsi la longueur des soirs. Les travaux à l’aiguille, les soins du ménage, les livres l’horripilaient. Elle ne s’intéressait guère plus aux personnes. Sa mère, retenue par ses pratiques de piété, la voyait peu. Son fils ne réclamait son attention ni par sa santé aujourd’hui rétablie, ni par les gentillesses ordinairement inhérentes à son âge. Elle l’habillait mal et le laissait entièrement aux mains de la bonne.

Son entente avec Robert ne se démentait point. Elle lui gardait une sympathie mêlée de déférence. Leurs rapports consistaient à échanger durant les repas ce qu’ils avaient mutuellement appris de neuf sur les potins de la ville, et à s’étreindre sans ardeur à des intervalles de plus en plus réguliers.

Toujours d’humeur ouverte, heureux en affaires, enchanté de son mariage, Chalmin, peu observateur, ne se doutait nullement de l’ennui qui rongeait sa femme. Quant à parrain, il avait annoncé son intention de passer à Croisset une partie de l’hiver.

Seules les visites de Paul rompaient de temps à autre les monotones après-midi de la jeune femme. Il la tenait au courant de sa liaison avec Mme  Ferville, installée à Rouen ainsi que son mari. Cette intrigue passionnait Lucie comme un roman véritable dont elle suivait, palpitante, les difficultés et les progrès. Elle aspirait au dénouement autant que Paul. Elle le réconfortait.

— Ne crains rien, toutes elles y passent. Il suffit de patienter.

Au mois de décembre, les Lefresne donnèrent leur bal. Cette fête réunissait tous les ans, dans un vaste hôtel de la rue Duguay-Trouin, l’élite de la société rouennaise. M. et Mme  Ferville furent invités. Aussitôt Paul combina une rencontre entre les deux femmes.

À onze heures, Lucie fit son entrée au bras de Chalmin. La foule était si compacte que des couples dansaient dans le vestibule, sorte de hall à colonnades, d’où partait un double escalier de pierre.

À la porte du grand salon, ils saluèrent M. Lefresne, un gros homme tout rose, sans cheveux ni sourcils, et Mme  Lefresne, une petite vieille, ridée, sourde, qui répondait aux arrivants, quel que fût le sens de leurs paroles : « Vous êtes trop aimable. »

La musique cessa. Les invités se séparèrent en deux groupes distincts : d’un côté ces dames, toutes assises, au second rang les mères, au premier les filles, — de l’autre les hommes, répandus un peu partout, au seuil des portes, sur les marches de l’escalier. Les deux groupes ne fusionnaient qu’aux premières mesures de l’orchestre. Ces messieurs se précipitaient alors vers ces dames, les entraînaient, pivotaient autour d’elles, puis les ramenaient à leurs places.

La plupart des jeunes gens ne dansaient point, soit par pose, soit par timidité. Ils contemplaient d’un air dédaigneux les débutants, tourbillonneurs affairés qui s’épongeaient d’une main et de l’autre compulsaient leur carnet de bal. À ce noyau de cavaliers s’adjoignaient les militaires et quelques vieux qui professaient la valse à trois temps.

Robert cherchait à caser sa femme quand Paul survint. Une mazurka commençait. Il offrit son bras à la jeune femme, et tout de suite sa joie éclata :

— Ça y est !

— Quoi ? fit-elle.

— Eh bien, je l’ai eue, tantôt !

Elle s’épanouit :

— Ah ! enfin, ce n’est pas malheureux.

Il dut lui retracer scrupuleusement les détails de l’entrevue, et elle demanda :

— Est-elle ici ?

— Oui, tiens, là-bas, cette brune en bleu.

— Quelle chance, juste à côté de Mme  Lassalle, je vais me mettre entre elles.

La danse finie, Paul avança une chaise, puis se mit à causer alternativement avec Lucie et sa maîtresse. La présentation eut lieu.

La sympathie fut spontanée, une de ces sympathies de femmes qui jaillissent sans raison et qui se changent en une brûlante amitié après une heure de babillage. On se promit d’échanger des visites.

Cependant les domestiques servaient un premier souper, du chocolat, du bouillon, des sandwich, du champagne. La masse des hommes se resserra, s’installa dans le vestibule, et ils buvaient en lançant de grosses plaisanteries.

Quelques-uns s’aventurèrent parmi les dames, des maris surtout, et deux ou trois élégants qui se piquaient de cultiver les salons parisiens et d’en connaître les habitudes.

Georges Lemercier fut de ce nombre. Son visage mâle et superbe, sa noble prestance, ses grands yeux noirs, sa barbe blonde et soyeuse lui valaient une admiration générale. Amené par Paul et par Chalmin, il s’assit auprès de Lucie et de Mme  Ferville. Elles étaient jolies. Il fit des frais. Leur petit coin fut très animé. Autour d’eux, l’assistance muette et ennuyée les regardait avec envie.

Mme  Ferville montrait une verve étourdissante. En butte aux attaques des trois messieurs, elle leur tenait tête victorieusement. Cet aplomb stupéfiait Lucie. Elle examinait sa voisine comme un être à part, extraordinaire.

Donc cette femme, quelques heures auparavant, s’était donnée. En une minute elle avait renié tout un passé de sagesse, commis l’acte irréparable, couché avec un autre que son mari (Lucie prononça le mot tout bas) et rien n’indiquait sa honte. Elle riait. Elle plaisantait. Le lieutenant Ferville s’approcha, et l’épouse ne rougit point. Elle n’eut pas un geste d’effroi. Plusieurs fois même, Lucie surprit son regard qui se posait sur Paul, doucement, affectueusement, et ce regard la troublait, elle, plus que l’amant.

Les hommages de Lemercier interrompirent ses réflexions. Réputé pour ses succès, il se croyait astreint, avec toutes les femmes, à un commencement de cour. Il débitait d’ailleurs ses galanteries d’une voix agréable, et sans jamais tomber dans la fadeur.

Lucie, flattée, le trouva d’une séduction incomparable. Il obtint d’elle le cotillon, et en outre elle décida son mari à rester au souper que M. Lefresne offrait à une trentaine d’invités, prévenus à l’oreille.

Lemercier ne la quitta pas. Il lui glissait d’adroits compliments qui l’atteignaient au plus profond de son orgueil. Certains lui procuraient un frisson comme une caresse. « Il est fou de moi », pensa-t-elle naïvement. Cette conviction la rendit provocante. Aux figures de cotillon, elle le choisissait entre tous. En dansant elle se pressait contre lui et appuyait sa joue sur son épaule. À table, leurs genoux se touchèrent sans qu’elle ôtât le sien trop vivement. Et elle se penchait sur son voisin en faisant bâiller son corsage.

Très ému, la parole hésitante, Lemercier s’enquit de ses promenades favorites et des rues où l’on risquait de la rencontrer.

— Chaque jour, après mon déjeuner, je descends le boulevard, répondit-elle hardiment.

Il s’inclina.

— Je vous remercie.

Le bal terminé, en voiture, Lucie se coula entre les bras de Chalmin et lui tendit ses lèvres. Puis dans leur chambre, elle le pria d’une voix câline :

— Délace-moi, veux-tu ?

Il obéit, mais feignant de ne point comprendre, il dit :

— Mon Dieu, que je suis fatigué !

Le jour suivant, elle sortit à deux heures. Au coin de la Préfecture, elle aperçut Lemercier qui la salua respectueusement et gagna l’autre trottoir. Ils marchèrent. Au bas du boulevard, il franchit la chaussée, revint sur ses pas et la salua de nouveau.

À peine chez elle, elle eut la visite de Mme  Ferville. Dix minutes après, Paul arrivait. Elle sourit de ce hasard, et ne s’offusqua pas du rôle qu’on lui imposait. Même elle les laissa seuls un instant pour commander du thé et des gâteaux.

Désormais, les deux amants profitèrent de cette hospitalité commode. On convint de n’en rien dire à Chalmin. Devant elle, ils ne se contraignaient guère et s’embrassaient à tout propos. D’un coup d’œil Paul lui enjoignait de se retirer, ce qu’elle accomplissait avec un tact infini. Un jour, elle les retrouva si embarrassés, Mme  Ferville était si peu naturelle, ses cheveux si défrisés, qu’elle ne put douter de leur conduite.

Alors elle prolongea ses absences. Elle s’attardait à chercher dans la salle des bibelots qui n’existaient point, — ou bien s’asseyait, et songeait à ce qui se passait auprès d’elle.

Souvent elle colla son oreille contre la serrure. Elle ne distinguait rien. Et elle s’imaginait des enlacements éperdus, des choses fantastiques et mystérieuses auxquelles son mari ne l’avait pas initiée. Pour les avertir de sa venue, elle toussait et remuait des chaises. Dès sa rentrée elle les étudiait avidement. Le moindre indice la satisfaisait. Elle regrettait au contraire sa complicité, quand leur maintien dénotait une sagesse irréprochable.

Le mardi-gras, Paul proposa une partie au restaurant. Elles acceptèrent. Il courut retenir un cabinet à l’hôtel de Beauvais. Ces dames montèrent en « citadine ».

Pelotonnée au fond de la voiture, la main crispée au rideau bleu qui cachait la vitre, Lucie riait d’un rire saccadé dont ses nerfs souffraient. Elle avait peur. Dehors il gelait. Une couche de verglas couvrait le pavé. Elle s’écria :

— Si le cheval tombait, dites donc, un accident, un attroupement…

Et elle ajouta, presque tremblante :

— Ah ! c’est délicieux, cette crainte !

Le fiacre s’arrêta. Paul les attendait. Il les mena dans une petite pièce où flambait un joli feu clair. Un canapé en velours rouge l’ornait. Une assiette de pâtisseries, du vin blanc et des liqueurs étaient servis. Ils goûtèrent. Puis Paul s’assit, attira Mme  Ferville sur ses genoux et ils se caressèrent en toute liberté.

Lucie les regardait curieusement. Il avait enlevé la broche qui fermait le corsage de sa maîtresse et, suivant les contours du cou, il la baisait, à baisers lents et à peine appuyés.

— Ça te donne envie ? dit-il à Mme  Chalmin.

— Dame, fit-elle, ce n’est pas drôle.

Il se leva :

— Allons, j’ai pitié de toi. Mais vrai, il nous manque un quatrième. Dorénavant, j’amènerai quelqu’un.

Elle frémit.

— Surtout qu’il soit beau garçon.

Ils burent de la chartreuse.

— À tes amours futures ! s’écria le jeune homme.

Elle répondit : « Pourquoi pas ? »

Et, tendant son verre, elle trinqua.

Un peu lancé, Paul saisit la taille de Mme  Ferville. Leurs bouches s’agrippèrent, et soudain, ouvrant une porte, ils disparurent.

Elle fut stupéfaite de ce dénouement. Une panique la jeta sur le verrou, qu’elle poussa d’un coup sec. Puis, recouvrant son sang-froid, elle sourit de sa frayeur. Aucun danger ne la menaçait. Rassurée, elle arrangea les coussins du divan et s’étendit.

Aussitôt, la phrase de Paul retentit à son oreille : « Il nous manque un quatrième »… et elle s’avoua qu’en effet c’eût été plus complet. Ce désir l’étonna elle-même. Quel plaisir personnel lui eût apporté la présence de cet être ?

Seuls tous deux, qu’auraient-ils dit ? qu’auraient-ils fait ? Elle tâcha de se figurer leurs attitudes respectives. Lui, certes, se fût mis à genoux, et la voix suppliante, il eût imploré ses mains, ses lèvres, des coins de sa chair. Délicatement il eût tenté de dégrafer sa robe et d’endormir sa pudeur par des mots et par des gestes doux. Mais, elle, se serait-elle défendue ?

Alors, pour la première fois, l’idée d’un amant, trop confuse jusqu’ici pour qu’elle eût à l’envisager, se présenta d’une façon précise à son esprit.

Elle ne s’en indigna pas. L’idée tombait dans son cerveau, comme dans un terrain merveilleusement préparé. Elle y germa spontanément, grandit et se développa sans efforts. Aucun sentiment opposé ne la contraria.

Tout de suite, une foule d’excuses assiégèrent Lucie, comme si elle fût déjà coupable. Elle se rappela les révélations de Mme  Berchon sur la société rouennaise, ces racontars auxquels l’opinion expérimentée de parrain devait donner du poids. Toutes les femmes n’avaient-elles pas des amants ? Pourquoi seule ferait-elle exception ?

Elle invoqua l’exemple de Mme  Ferville. La maîtresse de Paul semblait heureuse, malgré sa faute. Nul ne la soupçonnait. Qui l’empêcherait, elle, d’employer la même habileté, et de garder l’estime du monde ?

Elle se leva et marcha vers la fenêtre. Des gens passaient. Et Lucie se demanda :

— S’il me fallait choisir parmi eux, pour qui me déciderais-je ?

Le premier fut trop vieux, le second trop misérable, les autres trop laids, ou trop gras, ou trop maigres. Elle conclut :

— Ce n’est pas si facile que l’on croit…

Le souvenir de Lemercier la traversa. Ils continuaient régulièrement leurs promenades parallèles et se saluaient avec un sourire affable. Mais les choses en restaient là, soit qu’il n’osât l’aborder, soit qu’il craignit une rebuffade. Souvent Lucie s’en était irritée. Aujourd’hui, cette froideur la désola. Elle souhaita qu’il fût près d’elle. Et elle sentit que si son vœu se réalisait, elle en concevrait une grande joie.

Cette certitude jeta une lueur soudaine sur ses pensées. « Je l’aime peut-être ! » murmura-t-elle.

Ses efforts et ses ruses pour ne point faiblir au rendez-vous quotidien, son émoi quand il débouchait au coin du boulevard, l’impression bonne et chaude qu’elle conservait ensuite, tout cela ne témoignait-il pas d’un amour naissant ?

Mme  Ferville et Paul revinrent. Ils étaient graves et las. Leur physionomie exprimait une gratitude immense. Leurs yeux et leurs doigts se mêlaient. Ils parlaient d’un ton recueilli. On s’en alla, à pied, par des rues obscures. Puis Lucie ralentit le pas, les deux autres marchèrent devant elle, enlacés et tendres. Et elle envia leur bonheur.

Le lendemain, elle soigna sa mise, se coiffa d’un chapeau qui lui seyait, et partit à la conquête de Lemercier, déterminée à quelque œillade ou à quelque signe qui l’encourageât. Elle ne savait guère ce qu’il en adviendrait, elle ne prévoyait pas les actes successifs où la réduirait l’exécution de son projet. Elle voulait du nouveau, et elle s’avançait crânement comme on va vers un péril que l’on a souhaité.

Vains préparatifs, Lemercier ne parut pas. Elle s’entêta plusieurs jours, parcourut la ville, mais ne put le retrouver.

Alors elle se crut un chagrin sincère. Elle s’enferma, pria Paul d’interrompre ses rendez-vous, eut des maux de tête qui la dispensèrent de causer avec son mari, et se construisit une petite souffrance d’amour qui l’occupa durant une semaine.

La désillusion terminée, elle s’ennuya. Mme  Ferville et Paul avaient contracté d’autres habitudes. Elle perdait ainsi sa principale distraction.

Le dédain de l’homme qu’elle avait distingué la déroutait. Elle eut moins de foi dans la puissance de sa beauté. Une période d’abattement suivit son exaltation. Un mois s’écoula, morne. Elle fit ses visites du jour de l’an, mais négligea celles qui l’importunaient. De nombreuses dames se froissèrent. Les Lassalle offrirent un dîner où les Chalmin ne furent pas conviés. Robert en apprit la cause par des amis communs et reprocha durement à Lucie son impolitesse. Vexée, elle s’emporta :

— Si tu crois que je vais mendier les invitations de ces créatures-là ! Ce n’est pas un si beau monde, et c’est vraiment drôle que ce soit mon mari qui m’y pousse.

Il insinua :

— C’est à Mme  Lassalle que tu fais allusion !

— Parbleu ! s’écria-t-elle, il n’y a pas de calomnie à prétendre que sa dernière fille n’est pas de M. Lassalle. La chose est publique.

Après un arrêt, elle reprit d’un air entendu :

— Du reste, toutes les femmes sont pareilles, sauf les vilaines. Et tu devrais savoir plus gré à la tienne, qui n’est pas mal, de se conduire comme les plus laides.

Il sourit et, la baisant au front, lui dit affectueusement :

— Toi, tu es une honnête petite femme, et tu le seras toujours.

Cet excès de confiance la mortifia. Toujours ? Elle serait toujours fidèle à son mari ? Elle ne connaîtrait qu’un homme, qu’une façon d’aimer, qu’une étreinte ? S’il existait des voluptés meilleures, elle les ignorerait, toujours ?

Robert s’habillait. De son lit elle le regarda, avec une attention malveillante. Elle ne découvrit rien à critiquer. Il ne manquait ni d’élégance, ni de désinvolture. Mais elle lui en voulut d’être justement celui-là seul qui pût la posséder. Pourquoi pas un autre ? Pourquoi pas le premier qui lui plût ? Et fermant les yeux, elle tâcha de le voir, cet autre, de deviner ses paroles, sa manière d’agir avec elle, de la déshabiller, de la câliner, tous ces détails de l’intimité amoureuse, qui la tourmentaient par-dessus tout.

Chalmin parti, elle sauta à terre, et courut à sa glace. L’admiration absolue qu’elle s’accordait lui montra, là encore, l’insuffisance d’un homme. Elle se contemplait émerveillée, jamais lasse de ce spectacle. Quelle œuvre d’art inspirerait son corps à un peintre ou à un statuaire ! Et elle se jugea soudain criminelle de dérober au monde un tel idéal de perfection. « Une femme comme moi, se dit-elle, devrait marcher toute nue. »

Les éloges qu’elle pouvait à peine arracher à Robert lui firent hausser les épaules. Ce qu’il lui fallait, c’était l’enthousiasme des foules. Elle souleva le rideau de sa fenêtre, au risque d’être aperçue. Puis se recouchant, elle bâtit des rêves où des hommes, éblouis de sa splendeur, s’agenouillaient devant elle, les mains jointes, et balbutiaient leur extase, en des hymnes d’adoration.

Dès lors, son caractère se modifia, Robert dut supporter des mauvaises humeurs inexplicables. Il ne prononçait pas un mot qu’elle ne le contredît. Elle lui infligea des querelles à propos de bêtises, et le boudait ensuite comme s’il eût été fautif. Elle rudoyait les domestiques. Il n’était point de jour qu’on ne l’entendît crier dans la maison.

Elle fut vraiment malheureuse, moins d’une souffrance déterminée que d’une absence de joies. Quelque chose lui manquait. Sans vouloir préciser vis-à-vis d’elle-même la nature de ces joies auxquelles elle aspirait, elle en sentait le besoin. Et ce besoin grandissait, devenait une impérieuse nécessité. Elle finit par se l’avouer, elle souhaitait ardemment une aventure quelconque. Son intrigue inachevée avec Georges Lemercier ne le prouvait-il pas d’une façon péremptoire ?

Elle évitait de songer à la possibilité d’un amant, et par une hypocrisie inconsciente, elle appelait soif d’aventure l’irrésistible force qui l’entraînait vers la chute. Elle demandait à se distraire. La vie est triste, fade. Il faut l’agrémenter. Ne pouvait-elle trouver, sans faillir, un remède à son mal ?

Son corps aussi la tourmentait. Elle avait un gros chagrin à le voir si joli : « À quoi me sert d’être bien faite ? se dit-elle, je n’en jouis pas davantage que si j’étais vilaine et difforme. » Et elle eut des remords envers sa chair, comme envers quelqu’un auquel on refuse les satisfactions qu’il mérite.

Le dénouement approchait. Le premier homme qui l’eût sollicitée, l’aurait prise avec autant d’aisance que l’on prend une fille. Elle ne possédait aucune arme pour se défendre contre l’attaque. L’instinctive perversité de son tempérament, les théories de parrain, les exemples pernicieux, l’ennui, la curiosité, avaient accompli leur œuvre dissolvante. Elle ne pouvait se rattacher à rien, ni à son mari aveugle et trop honnête, ni à sa mère trop indifférente, ni à son fils qu’elle n’aimait pas suffisamment, ni à de fermes principes religieux ou moraux.

Le vice l’attendait comme un fiancé, comme un maître auquel il faut obéir. Elle était condamnée à l’adultère, et elle ne pouvait pas plus échapper à son destin que ne peut échapper à la mort le criminel désigné par la justice humaine. Elle entrerait fatalement dans l’innombrable tourbe des coupables et des menteuses, comme elles, sans doute, ballottée d’amour en amour, comme elles abreuvée d’opprobres et de honte, comme elles promise à d’âpres voluptés et à d’inexprimables écœurements.

Aucun homme cependant ne se présentait. Alors ce fut elle qui chercha.

Elle chercha parmi les amis que Robert amenait aux repas, elle arborait des peignoirs qui plaquaient ses formes, et comme on s’étonnait de son indifférence au froid, elle déclarait :

— Et je n’ai que cela sur moi : au-dessous de la flanelle, c’est la peau.

On ne comprit pas ses avances.

Elle chercha autour d’elle, parmi ses relations, au théâtre, au bal. Elle quêtait les hommages, orgueilleuse, confiante de sa valeur et du bonheur dont elle disposait. Elle adopta les mises excentriques et des allures évaporées, et copia Mme  Berchon, sans atteindre à son bon goût. Avisait-elle un monsieur bien mis, d’aspect convenable, elle avait une envie folle de lui saisir le bras, de l’attirer n’importe où, et de lui crier, en arrachant son corsage :

— Tenez, regardez, qu’en dites-vous ?

Elle avait un renom de vertu trop solide pour qu’on pensât seulement à lever les yeux sur elle. Nul ne la remarqua.

Elle chercha dehors, en pleine rue.