Une femme/II/VIII

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Paul Ollendorff (p. 204-223).

VIII

Deux jours après, Paul, amené par Chalmin, vint déjeuner et dit à Lucie :

— Tu sais, ce n’est pas très propre ce que nous avons fait ; seulement, puisque c’est fait, autant en profiter.

— Bah ! si tu y tiens…

Il insinua :

— Où aller ? À l’hôtel ? As-tu une préférence quelconque ?

Elle réfléchit, puis, de sa voix tranquille où nulle émotion ne vibrait :

— J’ai une chambre, ce serait peut-être plus commode…

Elle lui indiqua la rue Saint-Georges.

Infailliblement cette liaison devait tourner Lucie vers M. Bouju-Gavart. Quelques simagrées adroites, l’assurance d’une affection toujours vivace, produisirent chez parrain une recrudescence de désirs.

Pendant un dîner chez Mme Bouju-Gavart, elle se montra bruyante pour accaparer l’attention. Et elle songeait avec un contentement moqueur que ces six yeux d’hommes braqués sur elle connaissaient la forme de son corps et que ces mains en savaient la douceur.

Alors elle se remémora un repas semblable à Croisset, quelques années auparavant, un repas où l’avait frappée la possibilité d’une double chute. Les places étaient les mêmes, à sa droite Paul, à sa gauche parrain, en face son mari. Quels changements depuis, dans leurs rapports réciproques ! Seul Robert restait identique à lui-même, mari confiant malgré tout, tendre et loyal. Elle le regarda. Il mangeait allègrement, la figure bonne, le geste simple, semant çà et là des mots drôles. Elle lui sut gré de son aveuglement et l’en aima davantage. « Des trois, pensait-elle, c’est le seul qui m’estime. »

Toute la soirée, elle fit parade de son attachement à Robert. Elle s’asseyait sur ses genoux et l’embrassait. Ravie, Mme Bouju-Gavart s’attribuait la paix du ménage. Les deux amants agacés, manifestaient leur mauvaise humeur, l’un en chantonnant, l’autre en sifflotant. Entre eux ils déplorèrent la tenue pitoyable de la jeune femme. Parrain dit à son fils :

— Elle est inconvenante, ton amie !

Une série de belles journées printanières favorisant cette année-là, Lucie fréquenta beaucoup la rue. La variété des gens que l’on y coudoie, tout l’inconnu que charrie le trottoir, le mystère qui peut surgir de chaque pavé, la conviaient bien plus que la monotonie du monde et de ses intrigues possibles.

Elle y cueillit, outre plusieurs poursuites, deux aventures.

C’est sur le quai, au coin de la rue de Fontenelle, que Lucie remarqua un jeune homme en vareuse et en pantalon de molleton gros-bleu, coiffé d’une casquette de marin. Le hâle de sa figure et l’éclat de ses yeux lui imposèrent une immédiate admiration qu’exprima son regard. Et elle passa, toute droite, sûre de l’effet produit.

Celui-là, elle le promena dans le quartier du Mont-Riboudet, un quartier en voie de transformation, dont, le soir, elle décrivit à Robert l’aspect mouvementé. Or, en quittant le quai de Lesseps, il la devança, et sa marche était si impérieuse, son air si décidé, qu’à son tour elle le suivit. Ils longèrent le fleuve. En face de l’avenue de la Madeleine, il s’arrêta.

Un yacht de plaisance stationnait, coquet et luisant, d’une belle couleur d’acajou. Sur le quai fumait un matelot.

— François, cria le jeune homme, nous ne partirons pas aujourd’hui.

Il donna cet ordre à haute voix, de telle sorte qu’elle le distinguât. Aussitôt l’intérêt que ressentait pour lui Mme Chalmin se doubla de respect. À l’arrière du navire, elle lut : « La Nevada. » Elle crut se rappeler que les journaux mentionnaient souvent ce nom.

Elle choisit, pour rentrer, la rue Buffon, toujours solitaire. À mi-chemin, il la rattrapa, défit sa casquette — il avait des boucles noires et le front mat — et se présenta cérémonieusement : « Gaston de Sernaves. » Puis il reprit :

— J’ai eu l’honneur de recevoir beaucoup de dames à mon bord, puis-je espérer que vous serez de ce nombre ?

Elle demeurait silencieuse. Il redouta de l’avoir froissée, mais elle étudiait l’heure la plus propice et elle répondit :

— Demain, à une heure et demie.

Elle tint sa promesse. M. de Sernaves l’accueillit avec une extrême déférence :

— Une excursion en Seine vous serait-elle agréable ? et quel côté préférez-vous ?

Elle désigna la Bouille. Tandis qu’on détachait les amarres, elle visita la Nevada. L’installation trahissait un goût simple et luxueux. Lucie s’extasia devant la propreté des boiseries et le poli des cuivres. D’épais tapis recouvraient le plancher de la salle et des cabines. Des nattes habillaient les cloisons et les plafonds. La chambre de M. de Sernaves était tendue de soies chinoises. Des armes exotiques s’entre-croisaient et une peau d’ours dormait sur le lit.

— Asseyez-vous là, dit-il.

Elle s’assit. Il causa de ses voyages, de diverses villes, du caractère de ses matelots, de l’impression ineffaçable qu’il avait éprouvée, la veille, de sa joie à la voir là, dans ce réduit où il berçait la tristesse de ses songes.

Les yeux accrochés au hublot, Lucie regardait courir les rives et lentement se dérouler le paysage. Elle nota les prairies de Bapeaume et les collines de Canteleu. À Croisset, elle appliqua son visage à la vitre. Une pelouse déserte, une maison blanche, aux volets clos, glissèrent. Ensuite vinrent, adossés à des forêts en pente, de petits villages dont elle prononçait les noms : le Val-de-la-Haye, Hautot, Sahurs.

Ils stoppèrent à la Bouille. On aborda… Mais l’heure pressait, et l’on dut repartir.

Au retour, Gaston de Sernaves brusqua les choses. À peine Lucie discerna-t-elle le clocher de Grand-Couronne et les plaines du Petit-Quevilly.

Mme Chalmin crut aimer. Ce qu’elle aima surtout, ce fut le titre de son amant, sa situation mondaine, le confortable de la Nevada, l’empire qu’il exerçait sur ses hommes. Tout cela greffa en elle un sentiment nouveau qu’orgueilleusement elle qualifia d’amour.

Aimant, elle devait agir comme on agit quand on aime. Sa naturelle hypocrisie la garantit contre toute imprudence irréparable, mais elle déploya une ingéniosité tenace à profiter des moindres minutes où elle se libérait. Elle arrivait à l’improviste, à tout instant de la journée, en ayant soin de multiplier en route les précautions pour échapper à la malveillance. Souvent elle le trouvait au lit. Quelle joie ! Elle se déshabillait.

Elle négligea son fameux système de froideur. À quoi bon ruser ! Pourquoi se déchirer le cœur ! En cette liaison où elle se livrait tout entière, son devoir ne la forçait-il pas à la franchise ? Elle accabla Gaston de protestations et de preuves journalières destinées à le convaincre de sa puissance, et surtout à se convaincre elle-même de son esclavage.

Un problème la tourmenta : une amante doit-elle se purifier par une confession de ses fautes, ou bien expier en silence pour épargner toute douleur à l’aimé ? Un besoin de confidences trancha la question, un de ces besoins expansifs, en contraste si étrange avec sa fourberie ordinaire et son énorme faculté de dissimulation.

Évidemment l’aveu dégénéra en mensonge.

D’obscurs motifs lui imposaient la parole, elle commençait loyalement, mais ses instincts la contraignaient d’abord à une altération légère de la vérité, puis à des modifications plus profondes, enfin à un renversement complet. Elle raconta sa première chute, la représenta aussitôt comme l’unique, et ne pensa plus qu’à l’embellir et à parer son amant de toutes les qualités enviables.

— Et pourtant, soupirait-elle, je ne l’ai pas aimé comme je t’aime.

Elle comprenait son aberration. Quel repentir de n’avoir pas conservé la chasteté de son corps au seul être qui en fût digne ! Un entraînement, un coup de folie, et c’en était fini de son bonheur ! Elle s’abandonna à des désespoirs d’une exécution parfaite.

Les promenades continuaient. Ils explorèrent la Seine, en aval et en amont, débarquèrent dans toutes ses îles, découvrirent des coins exquis, des coins de forêt vierge, où nul n’avait posé le pied.

Parmi les roseaux, sur les talus des berges, sous les saules grimaçants, ou bien au fond des bois proches qui surplombent le fleuve, partout ils unirent leurs bouches. Très sensuel, d’esprit borné, Gaston jouissait de sa maîtresse en amateur expérimenté, épris de sa chair, dédaigneux de son âme mystérieuse. Souvent il détachait le canot et lui, les rames molles, elle étendue, les yeux au ciel, ils s’en allaient à la dérive.

Ils édifièrent des projets. Leurs destinées n’était-elles pas indissolublement liées ? Gaston achèterait, près du fleuve autant que possible, une propriété d’où son yacht ou ses chevaux l’amèneraient à Rouen. Les environs de Croisset seraient plus commodes. En automne Lucie prolongerait son séjour chez les Bouju-Gavart. Des nuits elle le rejoindrait à bord. Sous la clarté de la lune ils s’adoreraient.

Tout de suite, cette propriété, ils la cherchèrent. Ils virent de jolis nids de verdure, avec des corbeilles multicolores, des guirlandes de clématite, des enchevêtrements de glycine et de chèvrefeuille. Ils virent des châteaux, avec de grands parcs, des pelouses onduleuses, de larges allées sablées et de petites allées fuyantes sous des arbres séculaires. La gentillesse des premiers plut à Lucie, mais la splendeur des seconds l’enthousiasma. Que décider ? Elle eut des insomnies où la tortura cette hésitation.

Sa vie désormais lui semblait fixée, à l’abri de toute vicissitude. Nul désastre ne l’atteindrait. Une pareille affection constituait une base suffisante à un bonheur solide. Elle vieillirait entre son mari et son amant, gardant son estime à l’un, son amour à l’autre. De quel œil paisible elle envisageait enfin l’avenir !

Sa confiance était telle qu’elle ne conçut aucune crainte quand M. de Sernaves lui annonça une absence momentanée. Des affaires l’appelaient à Paris. En réalité, sauf les heures où elle venait, il s’ennuyait mortellement. Les soirées étaient fastidieuses. Elle répondit :

— Va, mon cher Gaston, tu me retrouveras comme tu m’as quittée.

Elle était aussi sûre de lui que d’elle-même.

Le matin du départ, le prétexte d’un bain lui permit de sortir de bonne heure. Elle courut embrasser M. de Sernaves une dernière fois. Il lui glissa une lettre :

— Tu la liras plus tard, ce sont mes recommandations.

Et il l’étreignit tendrement.

Le yacht s’éloigna avec une allure lente. Longtemps Lucie marcha parallèlement à lui. Debout, la tête nue, les doigts aux lèvres. Gaston la regardait s’avancer de son pas bien rhythmé. Elle, du manche de son ombrelle, lui envoyait des baisers innombrables. Ils se perdirent de vue.

Alors elle ouvrit la lettre. Elle contenait quelques lignes de rupture à peine motivées. Il l’aimait trop, et d’une façon trop exclusive, pour accepter ces rendez-vous furtifs et ces cachotteries humiliantes. Il eût voulu braver l’opinion et s’agenouiller devant elle à la face du monde. Pouvait-il exiger un tel sacrifice, séparer une mère de son enfant ? Non, il préférait piétiner son cœur…

Sans souci des gens qui l’entouraient, elle se précipita vers le Pont-de-Pierre et s’affala contre le parapet. Mais une courbe de la Seine lui cachait la Nevada. Un peu de fumée seulement voltigeait au bout de l’île Lacroix. Elle gémit d’un ton convaincu : « C’est horrible, horrible !… », et aussitôt chercha aux alentours un endroit favorable où exhaler ses sanglots et se tordre les mains. La masse noire du Cours-la-Reine la réclama.

Une avenue grandiose, plantée d’une quadruple rangée d’arbres, conduit de la ville, entre le fleuve et une voie ferrée, jusqu’à d’immenses plaines où paissent des troupeaux. La solitude y est absolue. Çà et là des bancs sont disposés. C’est sur l’un d’eux que Lucie essaya de souffrir.

Ses pleurs ruisselaient. Sa poitrine haletait. Elle s’égratigna d’un coup d’ongle. Le sang parut. Elle le suça. Une certaine vanité l’envahit à se sentir si malheureuse. Il fallait une passion bien implacable pour provoquer une telle détresse ! Elle savait donc enfin les irrémédiables catastrophes, les blessures et les déchirements, les séparations éternelles. C’était cela la peine des peines, la suprême torture. Une ère sombre s’ouvrait que seule peut-être clorait la mort !

Son supplice commençait. Elle l’analysa et fut tout étonnée, presque contrariée de ne rien surprendre d’anormal en elle. Elle s’attendait à quelque phénomène bizarre, à une représentation pour ainsi dire visible de son mal. Elle constata néanmoins un grand vide. Quel abîme ! pensa-t-elle. Comment le remplir ?

Elle relut le billet. Ses lèvres épelèrent des phrases : «… la jalousie me brûle… m’imaginer que d’autres bras t’enlacent… je rêve une vie commune, toute d’intimité… » Soudain elle tressaillit. Une idée la heurtait. Cette lettre n’était-elle pas une prière, un appel suppliant et voilé à son cœur fidèle ? Il n’avait pas osé lui proposer la fuite, mais il la désirait…

Elle comprit. Son devoir lui dictait d’obéir, même au prix de l’honneur. Elle ne transigerait pas avec un tel devoir. Et elle songea à la joie de l’amant quand surgirait la maîtresse tant convoitée ?

La difficulté de le rejoindre l’embarrassa peu. Le chemin de fer la mènerait à quelque station riveraine, Pont-de-l’Arche, Vernon, Mantes, où passerait inévitablement la Nevada.

Elle partit, franchit l’octroi, gagna la gare de Saint-Sever, s’y munit d’un indicateur et le feuilleta en marchant. Un train venait d’arriver. Par la rue de Seine des voyageurs débouchèrent. Cent pas après, Lucie s’aperçut que l’un d’eux la suivait.

Cette distraction, celle peut-être qui agissait sur elle avec le plus d’efficacité, se produisait au bon moment. Rien ne la ravissait comme ces courses à travers la ville, ces sortes de chasses palpitantes, de rue en rue, d’église en magasin, cette lutte insidieuse entre deux êtres qui ne savent rien l’un de l’autre, cet hommage brutal d’un individu qui vous demande le secret de votre chair.

Elle se lança vers les places de la Basse et de la Haute-vieille-Tour, puis choisit les artères principales, les rues de la République, de l’Hôpital, de la Grosse-Horloge, toujours flanquée de son inconnu.

Enfin, rue Racine, comme il se lamentait derrière elle, d’un ton comique, sur la durée excessive de ces pérégrinations, elle pouffa de rire :

— De quoi vous plaignez-vous ? Je n’ai pas imploré votre escorte.

— Est-ce très loin ?

— Non, dit-elle, moqueuse, là en face, aux bains, je vous repêcherai à la porte.

Puis, réfléchissant qu’elle ne l’avait pas encore vu, elle tourna la tête. Il était fort bien, âgé d’une quarantaine d’années, possesseur d’une barbe majestueuse aux reflets roux, coiffé d’un chapeau de feutre fendu au milieu, l’air d’un artiste. Elle fut séduite. L’envie d’exercer une revanche contre M. de Sernaves la hanta. Et se rappelant un détail qu’elle avait noté dans l’établissement, elle dit :

— Allez où je vais et commandez un bain sulfureux.

Il se conforma à cet ordre, vida sa baignoire, s’assit, et parcourut un journal. Tout à coup il s’avisa qu’on ébranlait un petit guichet, situé au-dessus des deux robinets. Il tira le verrou. Le battant s’ouvrit. Il se précipita : Lucie sortait de l’eau. Les gestes tranquilles, le visage calme, elle sécha lentement son corps avec des serviettes tièdes et douces. Puis, silencieuse, elle ferma le guichet.

Dehors, l’homme l’attendait. Il l’accompagna en se tenant à quelque distance et, d’une voix saccadée, il articulait :

— À tantôt, deux heures, ici…

Par malice, Lucie répondit qu’elle ne pouvait point. Il repartit :

— Alors je vais chez moi, à Paris… je reviendrai dans trois ou quatre jours, vendredi, voulez-vous ?

Il insistait en tremblant :

— Il faut, il faut que je vous voie encore, je ne vous toucherai pas si cela vous déplaît, je vous admirerai, il faut que je vous admire.

Elle promit.

Elle pensa beaucoup à cette entrevue qui lui réservait de légitimes satisfactions. De temps à autre le souvenir de M. de Sernaves l’effleurait, mais affaibli, nullement cruel. C’étaient plutôt des réminiscences de leurs minutes heureuses que son esprit sécrétait sans aucune amertume. Elle conservait la certitude qu’elle avait aimé à la folie et que, seules, des circonstances s’étaient opposées à sa fuite, des obstacles vagues, qu’elle ne cherchait pas à préciser.

Le vendredi elle se réveilla mal à l’aise. La glace lui renvoya des traits tirés, des paupières battues. Elle fit sa toilette en hâte, sans ce bel entrain et ces apprêts multiples qui d’ordinaire marquaient ses matins de combat. Son corps lui-même lui parut moins attrayant, ses chairs moins fermes. Elle craignit un examen trop sévère. Et comme seul l’aiguillonnait l’orgueil de se dévêtir devant un artiste (n’avait-il point une longue chevelure, un chapeau mou et une cravate flottante ?), la perspective de ce rendez-vous perdit tout son charme.

À deux heures, Paul la trouva dans son boudoir, hésitante encore, à moitié assoupie. Il lui dit :

— Vite, j’ai une femme de Paris qui est venue me voir. Nous allons à Canteleu. Si tu veux nous accompagner, nous sommes en voiture, à côté, rue du Renard.

Cette proposition l’enchanta. Elle le rejoignit, sûre d’un plaisir nouveau. Elle fut déçue. La promenade languit. Les femmes s’observaient avec méfiance, la courtisane affectant une tenue guindée, Lucie ne voulant pas apporter moins de réserve. Paul et la Parisienne se disputèrent. Mme Chalmin regretta beaucoup son peintre.

De vilains mois d’été se succédèrent où Lucie recueillit peu de bonheur. Une bronchite contractée au bord de la mer lui interdit ses bains et, par là même, de s’exposer aux yeux d’inconnus émerveillés. Le temps fut pluvieux. Elle n’eut pas d’amant. La saison lui sembla bien morose.

Une distraction violente l’attendait à Croisset. Sa présence ralluma les désirs de parrain. Elle y céda. Mais Paul, sevré d’amour, réclama sa part de caresses. Pouvait-elle refuser ? Nécessairement, dans ce cadre étroit, dans la continuité des rapports quotidiens, un conflit devait se produire entre les deux hommes. Le soupçon naquit en eux simultanément. Certains petits faits les intriguèrent. Quelques-uns plus importants leur dévoilèrent la vérité.

Trompés l’un par l’autre, ils conçurent une jalousie déplorable dont Mme Chalmin subit les conséquences. Ils la torturèrent de leurs questions. Elle nia, indignée, qu’on l’accusât d’une telle noirceur. Mais ils s’espionnèrent et, de guerre lasse, elle avoua.

Les deux scènes eurent lieu le même jour. À tous deux elle dit :

— Eh bien ! oui, là, c’est mon amant, je suis libre, n’est-ce pas, et je n’aime pas qu’on me tracasse.

Parrain recouvra son ancienne passion et, tout en pleurnichant, la cingla d’outrages grossiers. Paul lui expliqua, en termes insolents, son immense dédain.

Lucie, elle, ne comprit rien à leur colère. Comment osaient-ils lui reprocher sa conduite, alors qu’ils en bénéficiaient ? Que leur importaient ses actes cachés, si elle répondait exactement à ce qu’ils réclamaient d’elle ? C’eût été si simple de s’entendre, d’accepter les choses irréparables et de se confectionner une bonne existence tranquille et méthodique.

Les deux Bouju-Gavart furent réfractaires à ce plan de conciliation. Ils exigeaient une fidélité absolue. Le vieux n’admettait pas que son fils le supplantât. Paul en appelait à sa jeunesse et raillait les rides et la moustache teinte de son père. Lucie perdait la tête. Elle tenta de rompre la chaîne. La situation empira, l’un et l’autre croyant au triomphe de son rival.

Ils se guettaient, l’œil méchant, attentifs aux moindres gestes de leur maîtresse. Aux repas, et le soir en famille, ils mendiaient ses faveurs, non par affection, mais par taquinerie réciproque. Même ils se servirent de Robert, et chacun, voulant le gagner à sa propre cause, l’avertit des privautés peut-être excessives que l’autre se permettait avec Mme Chalmin. Robert se moqua d’eux, et ne saisit pas la perfidie de leurs allusions.

L’inimitié des deux hommes acquit bientôt une acuité dangereuse. Elle se manifestait par des paroles aigres et des discussions véhémentes à propos de futilités. Elle éclata, malgré les efforts et la patience de Lucie.

Un matin, Paul offrit à son amie une excursion en barque. Ils descendaient du perron quand arriva M. Bouju-Gavart. Il protestait :

— C’est ainsi que tu tiens tes promesses, Lucie ? Il était pourtant convenu que nous irions en voiture jusqu’à la forêt.

Paul ricana :

— Cela prouve qu’elle a changé d’avis. Une jolie femme en a le droit, n’est-ce pas ?

— Qu’elle en ait le droit ou non, repartit M. Bouju-Gavart d’un ton cassant, elle a aussi des devoirs envers moi, et le respect qu’elle m’accorde…

Son fils l’interrompit :

— Oh ! du respect… du respect…

— Eh bien ! quoi, fit parrain, très pâle, qu’as-tu à dire ?

Il marcha vers lui et crûment lui ordonna :

— Allons, cède-moi la place et tais-toi, je te le conseille.

Il prit le bras de sa filleule. Paul s’empara de l’autre. Et ils la tirèrent au risque de la blesser. Mais une honte les arrêta. Lucie suppliait :

— Je vous en prie, je vous en prie, je ferai ce que vous voudrez…

Eux se mesuraient du regard, les poings fermés. Le père cracha : « Misérable. » Le fils eut un mouvement de fureur. Lui aussi mâchonna une injure. Et ils étaient prêts à se jeter l’un sur l’autre, ramassés comme deux fauves qui convoitent une femelle.

À cet instant Mme Bouju-Gavart apparut. Elle sentit, à l’attitude de Paul et de son mari, qu’une altercation s’était élevée. Elle voulut confesser la jeune femme. Elle échoua.

Mais une heure après, Paul lui confiait les relations scandaleuses de son père et de Mme Chalmin, et le soir, à son tour, M. Bouju-Gavart achevait de l’édifier :

— Je ne puis garder le silence. Nous protégeons ici des infamies dont nous sommes presque complices. Cette gueuse de Lucie est la maîtresse de Paul, j’en ai les preuves.

Le lendemain était un dimanche. Robert vint à Croisset. Au déjeuner, Mme Bouju-Gavart profita d’un mot de Lucie pour la reprendre assez durement. Elle recommença plusieurs fois pendant la journée. Elle la rudoyait et la contredisait avec un acharnement visible.

À la fin Lucie se rebiffa. Ce fut le signal d’une sortie inexplicable chez une femme de caractère si modéré. Elle conclut en s’adressant à Robert :

— Voilà notre vie, mon ami. Nous vous l’avons caché longtemps, mais Mme Chalmin est intolérable, et moi, je n’en puis plus.

Robert se leva :

— Quelles que soient ma peine et ma reconnaissance pour vous, je ne puis admettre qu’on traite ma femme ainsi.

Parrain ni Paul ne s’interposèrent. Ce dénouement brutal les soulageait. Les deux époux quittèrent la campagne.

Afin de conjurer les effets de cette brouille vis-à-vis du monde, Lucie adopta une série de mesures habiles. Elle changea de coiffure. Les cheveux sur le front ne sont pas convenables, elle les releva à la chinoise. Elle ne se permit que des violettes ou des roses à son chapeau, des gants noirs, des ombrelles banales, des robes foncées, de coupe modeste. Elle se refusa momentanément à toute légèreté capable de la compromettre. Elle contraignit sa mère à l’escorter dans ses visites et dans ses courses. Elle choisit pour René une école d’enfants et régulièrement elle l’y menait l’après-midi, de préférence par les rues les plus fréquentées.

Elle s’arrangea même en sorte que Robert se mêlât à ces promenades. Au retour elle se suspendait à son bras et modelait autant que possible son pas sur le sien.

Que pouvait la calomnie contre une mère et une épouse aussi parfaites ?