Une femme bien élevée/4

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Achille Faure, libraire-éditeur (p. 81-116).

IV

Un voyage à Paris est toujours une chose importante pour les habitants de la province, car c’est une suspension de leurs habitudes aussi bien morales que physiques ; c’est une trêve à la routine, à la nonchalance, à l’économie, au chagrin, à l’ennui. Adrienne et Félicien se trouvèrent tous deux dépaysés, mais en sens opposé. Félicien était comme un homme qui rentre chez lui après un séjour forcé ailleurs : il s’étonne d’abord, puis la mémoire se réveille ; il se rend à lui-même, et il croirait volontiers que son âme, longtemps absente, lui est revenue. Adrienne, au contraire, avait quitté sa patrie et se sentait sur le territoire ennemi : c’est le propre des imaginations froides de s’effrayer de l’inconnu et d’y soupçonner sans cesse l’hostilité ; mais elle avait beau être rétive et provinciale, elle avait affaire à quelqu’un pour qui l’apprivoiser était un jeu.

Madame de Nerville, tante de madame Malmont, qui avait offert sa maison à M. et à Mme Dautenay, était une de ces femmes irrésistibles que nos pères ont connues, et dont le souvenir, comme le type, est déjà perdu. Malgré ses cinquante-cinq ans, on retrouvait encore l’enchanteresse dans son long regard et son fin sourire qui se donnaient un perpétuel démenti, l’un semblant railler sans cesse tous les témoignages de l’autre. En général, elle parlait peu ; mais elle possédait admirablement l’art de faire parler quiconque elle voulait connaître. La première soirée n’était pas encore écoulée qu’elle avait acquis déjà une perception plus lucide de l’état respectif des deux époux qu’ils ne l’avaient eux-mêmes. Adrienne, au contraire, n’avait rien compris à son aimable interlocutrice ; mais elle se reposait sur ce que madame de Nerville lui avait promis de la mener le lendemain aux conférences d’un prédicateur en vogue.

Depuis ce moment, Adrienne et madame de Nerville ne se quittèrent plus : elles étaient continuellement en promenades, en courses ; elles allaient au Bois, parcouraient les magasins, visitaient les églises. Quelquefois elles donnaient rendez-vous à Félicien dans les musées ; c’était rare, et il était plus rare encore que Cécile les accompagnât. Celle-ci restait chez elle, sous prétexte de surveillance. Adrienne s’expliquait très-bien que, la curiosité de sa sœur étant épuisée, la nonchalance l’emportât, et qu’elle préférât travailler à sa broderie ou s’occuper des soins de la réception, plutôt que de se fatiguer à courir à la pluie et au soleil, à pied et en voiture. Elle-même n’en eût pas tant fait, si sa compagne ne l’eût stimulée. Mais madame de Nerville, qui ne connaissait point à Cécile un si grand zèle pour l’aiguille et la surveillance domestique, s’étonnait de son assiduité à garder la maison. Tout en courant du matin au soir, elle pensait à sa nièce avec une malice curieuse ; mais le plus pressé était de se donner à Adrienne.

Félicien, sans s’interroger là-dessus, s’expliquait la présence constante de Cécile chez elle. Le jour de son arrivée, il avait trouvé son ami Alphonse Morand l’attendant avec ces dames pour se mettre à table. Il avait alors remercié son aimable hôtesse de leur avoir ménagé cette bonne surprise. Celle-ci avait répondu négligemment :

— Oh ! ce n’est point une rareté de rencontrer M. Morand ici ; c’est notre ami !

Félicien avait cherché le regard de Cécile pour y lire le vrai sens de ces paroles ; mais elle avait la tête tournée d’un autre côté.

Bientôt il s’était convaincu qu’Alphonse Morand ne passait jamais une journée sans venir chez madame de Nerville. Souvent il faisait une visite à Cécile dans la matinée et revenait le soir quand on était rassemblés au salon. Ainsi, c’était Alphonse Morand que Cécile attendait chaque jour. Félicien plaisanta son ami sur une habitude qui lui paraissait en désaccord avec le plan régulier de la vie d’un notaire, car telle était la profession de M. Morand.

— Je suis assez riche, avait répondu celui-ci, pour me passer de dot et de femme.

— De dot, soit ; mais de femme ! Est-il un homme qui possède plus que toi les qualités qui peuvent faire apprécier le bonheur domestique ?

— Eh bien ! ce bonheur, je le sacrifie sans regrets pour jouir librement de la présence de celle qui, seule désormais, serait capable de me le faire comprendre.

— Au moins te paye-t-elle de retour ? allait dire Félicien.

Il s’arrêta, ne se souciant pas, sans trop savoir pourquoi, d’approfondir cette question, et trouvant une sorte de duplicité à la faire.

Il ne se plaignait point, d’ailleurs, de cette assiduité de Cécile au logis ; au contraire, il en partageait les bénéfices. Une grande partie de ses journées était employée à visiter des collections, à revoir d’anciens amis et surtout ceux dont les goûts se rapprochaient des siens, à se remettre à la hauteur du dernier progrès de la science et des idées. Il se préparait ainsi des travaux pour son retour à Rouen. Car le but de son voyage à Paris n’était pas seulement d’essayer sur Adrienne l’influence d’un changement de milieu, mais de se procurer à lui-même les moyens de combattre énergiquement cette oisiveté si fatale de l’esprit et du cœur qui règne en province et qui le gagnait déjà.

En allant et venant, chaque fois qu’il rentrait à la maison, il trouvait Cécile dans un petit réduit, moitié salon, moitié boudoir, ayant tantôt devant elle un livre et tantôt son métier à tapisserie. Il lui racontait alors ce qu’il avait fait, ce qu’il avait vu, ce qu’il avait appris, les entretiens qu’il avait eus. Elle écoutait avec une attention enthousiaste, facile à expliquer, puisqu’il s’agissait de choses intéressantes par elles-mêmes. Cependant lorsque, abandonnant ces matières sérieuses, Félicien et Cécile ne se confiaient plus que ces pensées voltigeantes qui traversent l’esprit aux heures de fantaisie et de quiétude, chacune de leurs paroles, tour à tour énoncées et recueillies, ne leur en causait pas moins un plaisir d’une vivacité âpre et enivrante. Rien ne leur était indifférent de ce qu’ils se disaient l’un à l’autre ; le mot le plus simple les frappait et les pénétrait, et il s’en dégageait un sens profond qui tenait leur âme suspendue.

Ce phénomène, qui semble un des préliminaires de l’amour, n’est pas toujours décisif. Il est certain que les êtres entre lesquels il se produit s’aiment déjà ; mais ils n’y songeront peut-être pas si des obstacles les séparent : c’est une jouissance rapide du présent qui n’engage pas l’avenir.

Félicien avait une idée nette de ce qui se passait en lui ; il regardait Cécile comme une jolie femme qui lui était très-sympathique. Mais l’obstacle qui l’écartait d’elle était fortifié encore par sa propre volonté, et sa pensée, un instant distraite, se retournait vers Adrienne.

Cécile ne se demandait ni ne s’expliquait rien à ce sujet. Elle passait ses journées à se répéter ses entretiens avec Félicien ; ils étaient pour elle comme un philtre qui donnait des flammes à son front, des palpitations à son cœur ; ils faisaient circuler dans ses veines ces liqueurs énervantes qui enchaînent la pensée à des rêves brûlants et langoureux dont on ne veut plus s’éveiller. La présence d’Alphonse Morand suspendait à peine cet enchantement des sens et de l’esprit.

La petite pièce qu’occupait Cécile n’avait qu’un ameublement très-simple. Son seul luxe consistait dans ses draperies de blanche mousseline, posées sur de gais transparents, dans ses petits siéges capricieux et coquets, préparés pour toutes les attitudes de la mollesse. La plupart étaient couverts de tapisseries soyeuses, que jonchaient des fleurs si brillantes et si délicates, qu’on les aurait crues cueillies par les fées à la rosée du matin. Une table était disposée pour écrire, et une bibliothèque renfermait quelques volumes de choix.

La première fois que Félicien était entré dans ce lieu, y trouvant Cécile seule, il s’était écrié :

— Oh ! que c’est charmant ! que l’on est bien ici !

Puis, comme Cécile le voyait regarder autour de lui avec une curiosité persistante, elle lui avait demandé :

— Que cherchez-vous donc ?

— Je cherche à m’expliquer le charme. Il s’était interrompu pour reprendre :

— J’ai quelques notes à rédiger ; voulez-vous me permettre de m’établir sur cette table ?

— Volontiers, et vous pouvez travailler sans distraction ; il faut que j’aille donner quelques ordres.

— Merci.

C’étaient là de ces riens que Cécile aimait à se rappeler.

Une autre fois, l’éclat d’un beau jour faisait pousser une exclamation joyeuse à Félicien.

— Oui, dit Cécile, on se sent heureux malgré soi.

— N’est-ce pas que le beau temps ne nous est jamais indifférent ? reprit Félicien. Quelquefois il nous traite en ennemi, il irrite notre chagrin, en lui ôtant un voile nuageux qui l’adoucissait ; ou bien il froisse notre susceptibilité, en dissipant toutes sortes de mystérieuses mélancolies du cœur et en forçant nos sentiments à prendre des formes plus arrêtées. Mais souvent, ainsi que vous l’avez dit, il nous apporte une joie irrésistible ; on semble posséder par anticipation un bonheur inconnu.

Cécile se rappelait que quand Félicien avait prononcé ces paroles, elle s’était sentie tressaillir, s’était repliée sur elle-même et avait baissé les yeux. Peut-être, poursuivie aussi par l’un de ces indiscrets rayons qui violent les mystères de l’âme, essayait-elle de lui échapper.

Dans une certaine disposition d’esprit et de cœur, à la fois retenue et brûlante, on se plaît dans cet échange de pensées vagues qui permettent tout parce qu’elles ne précisent rien. Cependant Cécile et Félicien abordèrent un jour plus franchement les personnalités. Ce fut madame de Nerville qui, à son insu, les entraîna sur ce terrain, où les piéges sont plus visibles, mais plus profonds.

Elle s’était trouvée seule, par hasard, avec Félicien, et le nom d’Alphonse Morand était tombé dans la conversation :

— Notre ami est épris de Cécile, dit-elle avec un singulier laisser-aller.

— Ne voyez-vous pas à cela quelque motif d’inquiétude ? répliqua Félicien.

— Oh ! j’ai bien observé Cécile, je l’observe tous les jours : elle ne l’aime pas ; elle ne l’aimera jamais.

— Il faut alors écarter Alphonse ; il serait malheureux.

— Allons donc ! quel souci ! Je vous avoue que ma commisération pour l’espèce masculine ne va pas jusqu’à m’en préoccuper.

— Quel avantage trouvez-vous à exposer mon ami aux tourments d’un amour sans espoir ?

— D’abord, il s’expose tout seul, je n’y suis pour rien, répondit madame de Nerville, qui semblait prendre plaisir à affecter avec Félicien un dédaigneux cynisme. Puis il n’y a pas de plus mauvais conseiller que l’ennui pour une jeune et jolie femme. Cécile n’aime pas M. Morand, mais il lui est utile, parce qu’il l’empêche de s’ennuyer.

— Et vous croyez, en supposant qu’elle évite le péril d’une liaison où elle ne s’engagerait que par lassitude, qu’elle ne gagnera pas au moins, à ce contact de l’amour, quelque attendrissement de cœur applicable à un autre ?

— Cette prévision est un peu lointaine. Je vous admire ; tant d’inquiétude par pur zèle de la vertu !

— Et par affection pour madame de Malmont ; mais je crois pouvoir affirmer mon désintéressement.

— Alors laissez faire : pour être vertueuse, il ne faut pas aimer ; mais pour être aimable, il faut être aimée. Mes principes sont vieux, mais ils sont bons ; vous le reconnaîtrez un jour, et qui sait ? peut-être vous me remercierez de les avoir suivis.

— Moi ! comment ?

— Je ne sais ; je dis vous… comme un autre. Ce qui est certain, c’est que l’homme le plus vertueux auprès de la femme la plus vertueuse a toujours quelque chose à gagner quand l’amour a passé par là.

Et comme madame de Nerville s’aperçut que le regard de Félicien l’interrogeait avec une sorte de perplexité méditative, elle ajouta, en manière d’éclaircissement :

— C’est ce que tout le monde savait dans le temps que la vertu voulait être aimable, et que le péché ne mettait point la pruderie devant soi et l’hypocrisie derrière.

Cette conversation causa une vive impatience à Félicien ; le sujet lui en déplaisait. C’était bien assez que de s’y être arrêté une fois avec Alphonse Morand. Puis il se demandait quelle sorte d’influence madame de Nerville devait prendre sur les jeunes femmes qui l’approchaient ? Comment Adrienne lui avait-elle livré, même passagèrement, sa confiance ? Il avait compté sur son séjour à Paris pour rectifier quelques-uns de ses préjugés, et maintenant il craignait qu’elle ne subît l’ascendant d’un esprit dans lequel il démêlait, sous sa légèreté séduisante, de la duplicité et de la dépravation.

Félicien se fût bien gardé de rapporter à Cécile un mot de son entretien avec madame de Nerville. Celle-ci ne fut pas si discrète : elle lui en laissa deviner ce qui ne la compromettait pas elle-même. Il en résulta que la jeune femme fut tourmentée par la pensée que M. Dautenay la blâmait de souffrir les assiduités de son ami. Aussi, lorsqu’elle se trouva seule avec Félicien, elle lui confia que les visites trop fréquentes de M. Morand étaient pour elle un embarras.

— Alphonse est incapable de s’imposer, s’écria-t-il. Il faut vous en expliquer franchement avec lui : la franchise est si salutaire, qu’elle guérit presque toujours les maux qu’elle cause.

— Mais elle est quelquefois bien difficile, dit Cécile timidement.

— Parce qu’il est difficile à un cœur comme le vôtre de résister à un amour sincère.

— Oh ! vous pouvez penser ?…

— Je pense qu’il ne faut pas que je plaigne trop mon ami : je ne vous en blâme point ; mais il est impossible que vous ne vous laissiez pas gagner, si vous n’êtes pas défendue par un autre sentiment.

— Un autre sentiment ? Vous connaissez déjà notre vie, vous voyez bien que cela n’existe pas. Un sentiment caché peut-être, vous voulez dire ? Ah ! mon Dieu, quel supplice ! Comment peut-on aimer quand on sait que rien de ce qui se passe dans votre cœur, aucune de vos tendresses, aucune de vos souffrances ne parviendront à celui que vous aimez ?

— Vous vous trompez, s’écria impétueusement Félicien. Est-ce qu’il y a quelque chose de caché dans l’amour ? Tout se sait, tout se devine ; l’amour fait autant de progrès par l’absence que par la présence : c’est assez d’aimer pour être compris !

— Est-ce possible ? murmura-t-elle, à demi effrayée, à demi incrédule.

— Oui, vous aimerez ici, devant votre livre, devant votre métier à broder, paisible, concentrée, retenant votre souffle, de peur qu’il ne trahisse le nom qui est dans votre cœur et sur vos lèvres. Et puis, si vous aimez comme on doit aimer, sans réserves, sans mesure, avec tout l’abandon ou l’énergie dont vous êtes capable, fût-ce à cent lieues de distance, celui que vous aimerez sentira l’étreinte embrasée dont l’enveloppe votre amour.

Félicien s’était levé en prononçant ces paroles : il avait pris les deux mains de Cécile ; il était penché vers elle, et si près qu’ils se touchaient presque du front. Ses yeux, qui étaient admirablement beaux, tendus sur le regard de la jeune femme, lui infiltraient leurs douceurs enflammées. L’homme jeune, ardent, passionné, avait reparu : il ne restait plus rien du mari d’Adrienne. Mais cette transformation n’eut que la durée d’un éclair. Il se dompta aussitôt. Il était debout ; il profita de ce mouvement pour s’en aller, comme si une pensée subite l’eût rappelé ailleurs. Cécile ne le retint pas ; elle était pressée de le voir partir. À peine eut-il laissé retomber la porte derrière lui que, fléchissant sous le poids qui oppressait son cœur, elle s’écria :

— Mon Dieu, je l’aime !

Il est de ces amours qui ne s’allument en quelque sorte que sur les plus hauts sommets de l’idéal ; ce n’est que peu à peu et par degrés qu’ils descendent et s’inclinent vers la terre. Mais d’autres, rapides, complets en un instant, dévorent leur victime dès qu’ils se révèlent. Tel était le sentiment qui remplissait l’âme de Cécile depuis l’arrivée de Félicien, et qui, sous l’influence d’une seule intention passionnée, venait d’éclater tout à coup. Elle était comme foudroyée, et son être tout entier se fondait dans cet anéantissement brûlant.

En même temps sa conscience, qui participait à cette énergie nouvelle, lui montrait sa faute involontaire sous les couleurs les plus odieuses : un homme marié ! le mari de sa sœur ! car Adrienne était sa sœur par l’habitude, sinon par le sang. Mais ce qui la rendait plus coupable encore à ses propres yeux, c’était la violence même de cette passion subite. Quoi ! elle aimait sans en être sollicitée, et son amour allait au-devant des vœux de son amant ! Quelle humiliation ! Se sentant toutes les ardeurs, elle se courbait sous toutes les hontes.

Tandis que Cécile se vouait aux tourments d’un amour coupable, que Félicien, maître encore de lui-même, se tenait prêt à lutter de nouveau contre toutes les influences qui menaçaient son bonheur, Adrienne s’abandonnait au plaisir d’épancher ses confidences, c’est-à-dire de dresser un perpétuel réquisitoire contre son mari. Madame de Nerville l’encourageait à la fois par son attention infatigable et par sa souple complaisance à entrer dans ses opinions. Cette complaisance avait d’autant plus de prix qu’elle ne dégénérait point en fadeur, étant relevée par les saillies d’un esprit mordant, mais discret, qui, en lançant ses traits, savait toujours conserver quand il le voulait l’à-propos et la mesure. À la vérité, Adrienne ne saisissait pas l’ironie qui se mêlait quelquefois à certaines approbations. Dans la joie que lui causait le triomphe qu’elle croyait remporter sur Félicien devant sa nouvelle amie, elle ne s’apercevait pas non plus qu’elle ravivait dans son âme des irritations dont l’effet serait fatal un jour : souffrances pour elle-même, blessures pour les autres.

Ainsi les vagues soupçons conçus par Félicien étaient déjà justifiés, car ce n’était jamais en vain qu’on s’approchait de madame de Nerville : que ce fût pour votre bien ou à votre détriment, on ne se retirait que marqué de son empreinte.

Personne, en effet, n’exerçait un entraînement plus dangereux que cette vieille femme encore animée de toutes les ardeurs de la jeunesse. Mais l’un des secrets de sa puissance même, c’était l’espèce de cynisme avec lequel elle s’acceptait telle qu’elle était : ne cherchant pas plus à modérer dans son cœur ses passions oisives qu’à dissimuler sur son visage les ravages du temps. Par cette absence de prétentions, elle avait écarté d’elle toute défiance et se livrait sans obstacle à son art de Mélusine. Elle savait s’emparer de toutes les forces vives de votre âme ; puis, avec la mobilité la plus cruelle, elle faisait de vous un jouet, si vous n’aviez pas assez d’autorité pour commander son respect ; mais qui respectait-elle ?

Sa beauté avait été merveilleuse, et les débris, qu’elle traitait maintenant avec tant d’insouciance, lui servaient encore d’auxiliaires. Toute séduction n’était pas éteinte dans ses yeux d’un pâle saphir, voilés sous des paupières alourdies. Elle avait perdu l’élégance de sa taille, mais elle avait conservé une grâce de gestes et de mouvements trop parfaite pour n’être qu’un don de la nature, trop aisée pour n’être qu’un effet de l’art. L’opulence de sa chevelure était bien diminuée ; cependant elle pouvait dérouler encore sur ses épaules un lourd écheveau de fils d’or à faire envie à plus d’une jeune femme. Autrefois, elle avait été très-inventive dans sa parure, et sa beauté faisait trouver toutes ses conceptions heureuses. Maintenant, comme si elle eût voulu railler la dignité de son âge, elle glissait toujours, dans la sévérité de sa toilette de vieille femme, quelque détail bizarre qui en détruisait l’harmonie.

Au premier coup d’œil, madame de Nerville étonnait et choquait autant qu’elle attirait ; mais quand elle parlait, on n’apercevait que ses qualités séduisantes. Pourtant elle n’abusait pas du don de l’éloquence qu’elle savait posséder : elle était sobre de paroles ; mais elle avait toujours le mot juste du sentiment ou de la passion qu’elle voulait atteindre, parce qu’elle comprenait toutes les grandeurs, toutes les délicatesses et toutes les perversités.

Madame de Nerville avait encore un avantage. Quoique ayant été élevée en province, où elle avait passé aussi la plus grande partie de sa vie, elle n’était d’aucun pays ; elle était du monde. Voici par quelles heureuses circonstances elle avait acquis ce privilége.

Son père, notaire à Rouen, à l’époque où cette profession, consacrée par un renom inaltérable de probité, constituait la plus haute distinction bourgeoise, s’était trouvé par la nature de ses fonctions en rapport avec toute l’aristocratie territoriale du pays. Cette aristocratie se composait en grande partie de l’ancienne noblesse, qui n’était point encore affaiblie par le puissant contre-poids que devait un jour lui opposer l’industrie et ses millions. L’ennemi grandissait. En attendant une déchéance prochaine, on vivait avec éclat, on courait les grands chemins, on visitait tous les lieux que patronnait la mode, on brillait à l’armée, on prospérait à la cour, on se mariait dans toute la France, on rayonnait dans toute l’Europe. Partout on offrait le spectacle de femmes distinguées, d’hommes charmants, ni Parisiens ni provinciaux, mais Français avec toutes les significations gracieuses du mot.

Mathilde, — c’était le nom dont on appelait alors madame de Nerville, — avait été l’enfant d’adoption de ce monde d’élite, qui l’avait initiée à toutes ses traditions élégantes et chevaleresques, réputées incommunicables. L’âme, le cœur, l’esprit de la jeune fille s’étaient promptement formés à ces délicatesses de la grâce et du sentiment, en même temps que son imagination se surexcitait dans une exaltation à la fois hautaine et généreuse. Mais ce développement raffiné de son être, qui n’avait point été le fruit d’une éducation sérieuse, amena avec lui des germes de corruption, peut-être parce qu’il avait été trop hâtif ou parce qu’il s’était produit au milieu des enivrantes surprises de la vanité et des premiers troubles de l’amour.

À peine âgée de dix-huit ans, Mathilde s’était mariée à un jeune négociant de Rouen, dont les principales recommandations auprès d’elle avaient été sa fortune et sa jolie figure. Elle inspirait pourtant alors une passion profonde à l’héritier d’une des nobles familles qu’elle fréquentait ; mais elle n’y avait répondu que par la défiance. Elle avait douté d’elle-même et de celui qui lui offrait son amour : une vague jalousie, dont une femme mariée était l’objet, l’avait égarée, et elle avait négligé de saisir son bonheur, dupe d’une de ces susceptibilités outrées qui prennent leurs sources dans les naïves pudeurs de la jeunesse.

Adorée de son mari, dont elle-même était vivement éprise, pourquoi Mathilde ne fut-elle pas heureuse ? — Hélas ! elle avait bien vite découvert ce que l’enthousiasme lui avait dérobé au premier aspect : la vulgarité physique et morale de ce joli garçon. Alors son imagination déçue avait complètement refroidi ses sens. Inquiète, mélancolique, aspirante, elle avait réalisé, dix ans avant sa création littéraire, ce type de la femme incomprise, touchant d’abord, ridicule ensuite, comme toutes les choses qui deviennent la prétention des médiocrités.

Mathilde avait-elle toujours été fidèle à son mari ? La chronique scandaleuse laissait de grands doutes à cet égard. Ce qui est certain, c’est que cette jeune femme s’était dépoétisée dans des aventures équivoques. Mais elle avait toujours conservé sa place dans le monde, grâce à son charme, à son habileté et à l’esprit d’intrigue et d’ambition qui s’était développé en elle avec les années.

À quarante ans, elle était devenue veuve, précisément au moment où elle espérait faire de son mari, malgré sa demi-nullité, quelque chose comme un maire, un député, peut-être un pair de France. Ce contre-temps décourageant lui avait fait quitter la province pour Paris. Il lui déplaisait d’être réduite au rôle oisif de douairière sur le théâtre de ses succès de jolie femme.

À Paris, elle avait eu quelques consolations ; mais, depuis plusieurs années, elle y avait renoncé, ne les trouvant plus assez jeunes : elle n’estimait pas assez la vieillesse chez elle-même pour la supporter chez les autres.

Sa véritable bonne fortune avait été l’arrivée de Cécile. Madame de Nerville avait deviné dans sa nièce une jeune femme impressionnable, tendre, enthousiaste. Elle s’était dit qu’il ne fallait qu’un souffle passionné pour faire battre ce cœur, pour soulever les ailes de cette imagination. Poussée par un instinct irréfléchi peut-être, mais violent, elle avait cherché à se donner le spectacle de ses premières émotions : l’amant était absent, elle avait évoqué l’amour. En interrogeant délicatement les rêveries de Cécile, en l’enhardissant par des confidences adroites, en l’enivrant par des divagations exaltées, elle avait gagné sa confiance. Cécile lui avait avoué ce qu’elle ne s’était jamais avoué à elle-même, le désir, le besoin d’aimer, caché au fond de son cœur. Cette passion sans objet, mais déjà éclose et vivante, madame de Nerville en recueillait les arômes et les frémissements : elle avait vu la jeune femme, dans ces dangereux entretiens, rougir, se troubler, voiler son front, dérober ses larmes, et alors un sourire ironique et triomphant avait paru sur ses lèvres. Ce n’était pourtant pas en elle toute perversité, c’était aussi entraînement, soif inassouvie de l’amour que l’âge n’avait pas éteinte. Les piéges qu’elle tendait étaient le résultat involontaire de la passion et non des froids calculs de la méchanceté. Mais, pour constater le succès de sa pernicieuse influence, il suffisait d’observer les changements extérieurs qui s’étaient opérés dans Cécile.

Sa voix, qui avait conservé encore quelques notes éclatantes du timbre de la jeunesse, devint, non plus douce, mais plus assouplie et plus émue. Ses gestes, ses mouvements perdirent toute spontanéité ; sa démarche était nonchalante et brisée. Ses yeux se baissèrent plus souvent ou laissèrent vaciller leur rayon à travers un nuage humide. Enfin sa pudeur, au lieu d’être comme une de ces armures impénétrables qui ne trahissent rien de la faiblesse de celui qui les porte, ressemblait à ces plis transparents collés aux statues, qui accusent plutôt qu’ils ne dissimulent ce qu’ils doivent cacher.

Plus exposée dans cette disposition fatale, la femme devient aussi plus séduisante. Il n’en faut pas davantage pour expliquer la passion qu’Alphonse Morand, tout notaire qu’il était, avait conçue pour madame de Malmont.

Le jeune amoureux avait été accueilli par madame de Nerville avec une tolérance parfaite, sous prétexte, comme on l’a vu, que Cécile n’avait rien à craindre. Si le danger eût été plus pressant, la surveillante se fût-elle montrée plus sévère ? Ce point est douteux ; ce qui ne l’est pas, c’est que la tâche lui eût paru plus intéressante. Cet amour inactif, tombant en langueur par timidité d’un côté, par indifférence de l’autre, ne procurait plus à Mathilde ni amusement ni émotion. Tout d’un coup elle avait trouvé un stimulant dans l’annonce de l’arrivée de M. et Mme Dautenay. Elle et Cécile sortiraient enfin du calme plat. Déjà elle croyait sentir toutes les brises folles dont des amours lutins allaient enfler leurs voiles. D’ailleurs, elle avait une prédilection très-vive pour tous les nouveaux venus. Cette fois, ses espérances furent dépassées. Son imagination n’était point en jeu ; mais jamais sa malice n’avait assisté à si belle fête. De ces réjouissances, c’étaient les pruderies bigotes et bourgeoises d’Adrienne qui faisaient les frais.

Madame de Nerville avait commencé par donner à sa nouvelle amie des avertissements fort sages ; car elle distribuait avec la même aisance les bons ou les mauvais conseils, suivant l’inspiration du moment. Sa perspicacité la rendait propre aux uns, sa nature passionnée aux autres. Puis elle s’était arrêtée dans cette voie de sincérité, par un motif personnel. Une seule prétention lui restait, dont l’âge n’avait point eu raison, c’était celle d’avoir la marche de l’esprit toujours alerte ; elle voulait suivre le courant de son époque, parvenir en tête de la foule à la dernière étape des idées et des sentiments. C’est pourquoi elle avait essayé plusieurs fois de jouer le personnage de dévote de bon ton. Elle avait reconnu bientôt que la présence d’Adrienne était une excellente occasion d’exercice en ce genre. Mais, pour rendre profitable son rôle de disciple, il ne fallait pas chercher à régenter son maître. De là sa perfide condescendance. Elle mettait d’autant plus de zèle à s’étudier à cette transformation que jusqu’alors, dans de semblables tentatives, elle n’avait guère à se glorifier que de ses échecs. Il y en avait un surtout qui était le grand remords de sa vie ; elle n’y pensait jamais sans confusion, malgré le côté plaisant de l’aventure.

L’évêque d’un diocèse normand, étant en tournée pastorale, avait reçu l’hospitalité chez une des connaissances les plus titrées de Mathilde, dont la demeure était voisine de la terre que celle-ci habitait en été. Un somptueux dîner fut offert au prélat, et le sachant grand amateur de musique, on y avait ajouté, comme complément de fête, un concert religieux. Madame de Nerville était au nombre des invités. Un dîner, une soirée, un évêque, ce programme lui avait paru réclamer sa plus riche toilette. Mais, pour témoigner qu’en cette circonstance elle ne regardait pas une royale étiquette comme au-dessus de la dignité d’un prince de l’Église, elle s’était magnifiquement décolletée. Toutes les autres femmes étaient closes jusqu’au menton, en sorte que sa poitrine, ses épaules, ses bras d’impératrice romaine tiraient l’œil de tous les côtés de la table. L’évêque en était considérablement gêné. La maîtresse de la maison, pour mettre fin à ce supplice et donner une leçon à celle qui lui créait si maladroitement cet embarras, envoya chercher une palatine d’hermine. Elle la présenta à madame de Nerville, en l’engageant à la mettre sur ses épaules pour se garantir du froid. Mathilde n’eut pas besoin de recevoir d’autre explication. Mais, tandis qu’elle attachait avec une grave lenteur la pèlerine autour de son cou, elle jetait au prélat un regard à la fois si moqueur et si provocant que, tout interdit, il en baissait les yeux sur son assiette.

L’évêque ne voulut point se commettre avec cette audacieuse ; mais la maîtresse de la maison, malgré la présence d’esprit qu’elle avait montrée, n’échappa point à une paterne semonce : on lui demanda comment une personne de sa parfaite pureté de mœurs et de sa haute sagesse compromettait l’honneur de sa maison en recevant chez elle une fille de joie.

Là ne se borna point la revanche du prélat. Dans le premier mandement qu’il publia à son retour dans son diocèse, il attaqua avec véhémence l’inconséquence de ces chrétiennes qui, après s’être livrées le matin à des exercices pieux, s’en vont le soir se montrer sous le regard des hommes dans des costumes impudiques qui forcent les anges gardiens à remonter au ciel.

On s’étonna un peu de ces invectives, qui parurent même une trahison à quelques mondaines pieuses, habituées à être plus ménagées. Le mot de l’énigme ne tarda pas à être expliqué, et le foudroyant mandement parcourut les villes, les bourgs, les plus petits villages du diocèse, portant à sa suite, chez tout ce qui cause, le nom de Mathilde.

Seuls, les paysans ébahis n’y entendirent rien, ne trouvant autour d’eux personne à qui la remontrance pastorale pût s’adresser. Pour qu’ils fussent compris dans l’application, on prit soin cependant de leur expliquer qu’il était contraire à la chasteté chrétienne, non-seulement d’étaler les nudités, mais même les formes de ces nudités. Ces commentaires subtils ne parvinrent point à tourmenter des pudeurs habituées dans la vie des champs au spectacle des licences de la nature. Sans se douter qu’elles tombaient sous la coupe des censures épiscopales, les jeunes paysannes continuèrent à tendre de toute l’élasticité de l’étoffe le corsage étroit de leurs robes sur les contours de leur taille rondelette.

Cette faute grave, dont Mathilde se souvenait, n’avait pas cependant plus d’importance pour déceler son incapacité à la vie dévote qu’une multitude d’autres, dans lesquelles elle tombait à chaque instant sans s’en apercevoir. Très-empressée à toutes les solennités officielles, messes de mariages, services funèbres, Te Deum, etc., jamais elle n’avait pu s’astreindre à la régularité de la messe de paroisse ; les fêtes mobiles, les époques d’abstinence et de jeûne étaient pour elle autant d’occasions d’anachronismes. Mais que serait-elle devenue, bon Dieu ! si on l’eût entreprise sur le dogme ? Quelle confusion d’hérésies, plus incohérente que celle des langues dans la tour de Babel ! Son ignorance était si naïve qu’elle prenait la Bible pour un livre de piété. Elle en avait une, solidement reliée en chagrin, qu’elle laissait traîner sur ses meubles pour s’en faire honneur auprès de ses connaissances dévotes, précaution qui arrivait simplement à lui donner un air de protestantisme plus équivoque que puritain : on la prenait pour une adepte des sectes libres.

La plus vénielle de ces erreurs ne pouvait échapper à Adrienne, scrupuleuse comme un pharisien sur l’observance et la lettre de la loi ; mais la condescendance de madame de Nerville pour ses idées l’éblouissait ; elle n’en apercevait pas la malice ; elle lui supposait une bonne volonté qui suppléait à tout. En un mot, elle se laissait prendre aux enchantements du faux prophète : la peau de brebis lui déguisait le loup dévorant, et le blanchiment du sépulcre lui apparaissait comme une robe d’innocence.

Afin de ne pas décourager cette singulière néophyte, Adrienne lui faisait des concessions qui devaient nécessiter plus tard un redoublement de ferveur et de rigidité. Pour Mathilde, elle écourtait ses prières, se laissait scandaliser au spectacle, manquait l’office du dimanche et s’obligeait le soir à dire ses vêpres dans sa chambre. Mais quelques mots du dernier entretien qu’elle eut avec madame de Nerville prouvèrent que cette tolérance ne s’étendrait pas à son mari ; car, en définitive, il n’était résulté de ses rapports avec Mathilde qu’une nouvelle affirmation de ses principes.

Abandonnée à la passion qui l’avait surprise, Cécile ne connaissait maintenant que des jours de trouble. Plus que jamais elle recherchait la solitude, afin de savourer sa sombre ivresse. Les heures ne lui paraissaient pas assez longues pour ses entretiens avec les brûlantes rêveries dont elle sortait épuisée, meurtrie, palpitante, comme si sa chair eût passé sous le fer du bourreau. La présence d’Alphonse Morand et surtout celle d’Adrienne lui imposaient une contrainte insupportable. Celle de Félicien allégeait son cœur : lui seul avait le pouvoir de la distraire de lui-même.

Grâce à ce caprice de ses sensations, elle espérait que son secret ne se trahirait pas. De fait, Adrienne n’en avait pénétré que juste ce qu’il fallait pour augmenter sa mauvaise humeur contre son mari. Aussi les deux sœurs aspiraient-elles également après leur séparation, pour se livrer avec plus de liberté aux sentiments qui les dominaient.

Le jour du départ, Félicien, en traversant les Champs-Élysées, fut poursuivi par une petite marchande de fleurs qui lui offrait un bouquet de roses. Il l’acheta en pensant à Cécile, quoique ces sortes de galanteries ne s’accordassent pas avec ses habitudes de réserve.

— J’ai compté ces roses, dit-il, lorsqu’il présenta son bouquet à madame de Malmont : il y en a quinze, une pour chacune des journées que j’ai passées ici, et que vous m’avez faites si charmantes.

En ce moment, Adrienne traversa la pièce où Cécile et Félicien parlaient debout ; elle n’entendit pas leurs paroles ; elle ne vit que l’émotion de sa sœur et son regard suppliant qui demandait qu’on l’épargnât. Sans s’arrêter, elle entra dans le salon où était madame de Nerville.

— Félicien et Cécile se font leurs adieux, dit-elle en marquant ses paroles d’une expression très-significative de dédain.

Mathilde la regarda avec surprise.

— Qu’y a-t-il donc ? reprit-elle inquiète ; s’est-il passé quelque chose qui vous ait blessée ?

— Non… pas plus qu’à l’ordinaire.

— Seriez-vous jalouse, ma chère Adrienne ?

— Jalouse ! Ah ! j’espère au moins que Félicien n’appartient pas à cette classe de gens qui, par leur conduite, autorisent la jalousie de leurs femmes.

— Alors donc ?… dit madame de Nerville, pour la première fois se trouvant embarrassée de comprendre.

Adrienne s’expliqua.

— Ne voyez-vous pas, madame, avec quel engouement Cécile écoute mon mari ! quelle foi elle met dans toutes ses paroles ! quelle confiance dans toutes ses opinions ! Voilà précisément ce que Félicien voudrait de moi, ce que je ne puis lui donner, et Cécile semble prendre à tâche de justifier ses exigences.

— Mais pourquoi, avec votre adresse et votre pénétration, n’essayez-vous pas aussi un rapprochement d’idées entre M. Dautenay et vous ?

— Vous le savez bien, madame, c’est impossible ! Il faudrait tout lui sacrifier : sous son apparente douceur, il est si absolu ! Si je faiblissais, il se substituerait à mes sentiments de piété, à mon respect filial ; je ne parle pas de ma considération dans le monde, dont il ne fait aucun cas.

— Gardez-vous de rien changer au fond de vos principes : quand je vous engage à chercher à établir l’union d’esprit entre votre mari et vous, c’est pour que vous preniez sur lui un ascendant dont vous êtes digne.

— Félicien n’aide pas à ce rapprochement : il exagère sans cesse l’audace de ses pensées par celle de ses discours.

— Peut-être une légère concession l’apaiserait-elle ; aimez quelque chose qu’il aime.

— Il n’aime que la science et les livres.

— Et les arts, et le théâtre, et les voyages ? ajouta madame de Nerville en souriant. Mais, puisqu’il aime tant les livres, prenez-le par son faible. Quels sont ceux qu’il préfère ?

— Tous. Oh ! je ne le suivrai pas dans ses lectures.

— Enfin, n’en connaissez-vous pas quelques-uns que vous puissiez lire sans ennui et sans danger ? Un rien sur lequel on s’entend suffit parfois pour ramener le bon accord.

— Vous me dispensez de la littérature moderne, n’est-ce pas, madame ? Au reste, j’avoue que mon mari ne manque pas d’estime pour les classiques. Je crois même qu’il m’a fait un jour une espèce de reproche de ne connaître Corneille que par fragments.

— Eh bien ! lisez celui-là ! il n’est pas à redouter.

— Ah ! mon Dieu ! faut-il que je retourne à l’école !

— Que de choses bien plus difficiles on fait pour conserver sa puissance de femme ! Elle est si flatteuse pour l’amour-propre, cette puissance cachée, dit madame de Nerville en s’enthousiasmant. Comme on jouit bien du triomphe de son art ! Au dehors, on n’est que légèreté, souplesse, douceur, insouciance ; au-dedans, profondeur, persévérance, ambition !

Adrienne écoutait avec surprise, mais sans s’effaroucher. Malgré les montagnes de convictions et de préjugés divers qui la séparaient de madame de Nerville, il existait entre elles une certaine confraternité de sexe. Ce n’était pas comme avec Félicien, où chaque épreuve d’intimité amenait un nouvel obstacle et des symptômes menaçants.

Quant à Mathilde, elle pensait qu’Adrienne n’avait d’autres idées que celles que l’on recueille dans l’enceinte du couvent et de la sacristie ; mais elle n’avait pas la franchise de lui dire que la sacristie n’est pas le monde entier. On voit cependant que, malgré sa dissimulation, elle avait été entraînée à lui donner un conseil salutaire.