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Une femme bien élevée/5

La bibliothèque libre.
Achille Faure, libraire-éditeur (p. 117-164).

V

Pendant quelque temps, Félicien fut près de croire qu’il avait atteint le principal but de son voyage à Paris. Tandis que, confiné dans son laboratoire, il poursuivait la solution des problèmes scientifiques sur lesquels on avait appelé son attention, il savait qu’Adrienne passait en lecture plusieurs heures de la journée. Il espérait que les livres, ces conseillers muets et calmes, qui n’irritent pas l’amour-propre et redressent sans blesser, allaient donner une nouvelle direction à son esprit.

Chaque jour, en effet, Adrienne parcourait les rayons de la bibliothèque pour en extraire un trésor inconnu pour elle. Voltaire, Rousseau, Corneille, Molière, Montesquieu, La Bruyère, Montaigne, etc., tour à tour la sollicitaient. Elle les ouvrit l’un après l’autre, mais ne se laissa captiver par aucun. Tout cela lui paraissait aride, difficile, abstrait, quelquefois grossier et quelquefois puéril, toujours arriéré. Ni l’arome antique ni la saveur gauloise qui s’échappaient de ces livres ne la pénétraient ; elle ne leur empruntait pas cette sève rajeunissante qu’ils communiquent à tous ceux dont l’âme leur est unie par un lien filial ; elle n’y retrouvait pas ses antécédents ; elle ne revivait pas dans leur pensée, sentant se réveiller à leur voix, par une rétrospection merveilleuse, un long passé endormi dans son imagination. Ils la fatiguaient et l’irritaient, quand ils ne l’ennuyaient pas.

Sa foi dans ses propres impressions et sa confiance dans l’éducation qu’elle avait reçue étaient si complètes, qu’elle ne se sentit nulle honte de n’avoir point l’intelligence de ces œuvres de génie. Elle prenait cette impuissance d’admiration pour un triomphe de sa fermeté, et elle voulut en faire part à madame de Nerville. C’était comme si elle lui eût dit : « Vous vous trompiez en pensant que mon esprit avait besoin de nouvelles lumières : il n’y avait rien d’essentiel dans ce qui ne m’a point été enseigné, et je puis y relever bien des choses répréhensibles. » L’excuse d’Adrienne, c’est que ces pensées n’étaient pas le fruit d’une vanité personnelle, mais d’un esprit de secte par lequel elle s’identifiait avec ceux qui l’avaient dirigée jusque-là.

« Depuis un mois, écrivait-elle, que je vous ai quittée, madame, j’ai mené une existence très-laborieuse, car je me suis imposé au moins trois à quatre heures de lecture par jour. Aurais-je jamais cru faire cela pour un mari ?

« Je les connais, maintenant, ces auteurs qui devaient transformer toutes mes idées et ôter ses voiles à mon esprit agrandi. Avouez, madame, que cette admiration superlative, enseignée par l’école pour les écrivains des deux ou trois derniers siècles, surfait beaucoup leur mérite, ou du moins qu’une grande partie de ce mérite est perdu pour nous, parce qu’il n’a point d’application à nos préoccupations et à nos mœurs actuelles.

« Je crois sentir que l’éducation chrétienne que nous avons reçue, nous autres jeunes filles, nous a transportées dans une région plus douce et qui n’est pas moins salutaire ni moins élevée que celles où ces poëtes prétendent nous guider.

« J’ai commencé mes études, car ce sont de vraies études, par Corneille, comme nous en étions convenues. Je vous assure que je m’attendais, avec le sublime qu’on lui attribue et que je veux bien lui reconnaître, à quelque chose de plus innocent. Si l’on ôtait à ses personnages cette poésie pompeuse qui en fait des êtres chimériques, je crois qu’il ne resterait pas des réalités très-estimables.

« Nous sommes émus des combats de Chimène entre l’amour et le devoir ; mais cette émotion découle d’une invraisemblance. Jamais une jeune fille sérieusement vertueuse ne se trouverait dans la position de recevoir chez elle son amant souillé du sang de son père ; c’est du fond d’un cloître qu’elle aurait poursuivi sa vengeance contre Rodrigue, à l’abri de toutes les coupables tentatives de son amour.

« Émilie, dans Cinna, est révoltante ; c’est un gibier de gendarme : est-ce que vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à ces femmes ridicules et suspectes qui montent sur les barricades en temps de révolution ?

« Racine est plus chrétien que Corneille : j’aime la tendre soumission d’Iphigénie pour son père Agamemnon, son respect filial qui ne se dément pas devant la mort. Mais Phèdre, malgré ses remords profonds, et qui seraient méritoires devant Dieu, est un honteux personnage. Il y a là de ces choses qui devraient forcer les femmes à se voiler, ne fût-ce, suivant l’expression de saint Paul, que par respect pour les anges. Et pourtant, ce n’est pas devant des anges que l’on entend ces tirades monstrueusement passionnées, c’est devant des hommes trop disposés à se faire un amusement des embarras de la pudeur.

« Enfin, je vous avouerai que je n’ai pu admirer sans réserve qu’Esther, Athalie et Polyeucte. C’est à la fois beau et actuel ; c’est de tous les temps, parce que c’est le reflet de vérités impérissables.

« Est-ce que vous trouvez, madame, que. Molière soit aussi plaisant qu’il le croit, quand il se moque des précieuses ? N’y aurait-il que les grossièretés qui remplissent ses ouvrages, elles suffiraient bien pour jeter des femmes délicates dans les excès du raffinement. Son Henriette des Femmes savantes, que l’on nous offre comme le plus aimable échantillon de la Française, a quelque chose d’impertinent et de déluré qui entraîne souvent à prendre le parti de son ennuyeuse mère. On a beau dire, Armande, dont l’auteur a malicieusement exagéré les sentiments, se rapproche bien plus que sa sœur du type modèle de la jeune personne.

« Je ne parle pas de Tartufe ; je m’en suis dispensée ; je suis sûre que vous-même m’auriez blâmée, madame, si j’avais été jusque-là.

« Les moralistes ne m’édifient pas plus que les poëtes ; mais je comprends très-bien que leurs maximes gagnent le cœur de mon mari. Connaissez-vous, madame, ce passage de La Bruyère ?

« C’est trop, contre un mari, d’être coquette et dévote : une femme devrait opter.
« Si j’épouse, Hermas, une femme avare, elle ne me ruinera point ; si une joueuse, elle pourra m’enrichir ; si une emportée, elle exercera ma patience ; si une coquette, elle voudra me plaire ; si une galante, elle le sera peut-être jusqu’à m’aimer ; si une dévote, répondez, Hermas, que dois-je attendre de celle qui trompe Dieu et qui se trompe elle-même ? »

« Qu’en dites-vous, madame, et croyez-vous que mon mari n’ait pas mis ces belles réflexions à profit ?

« Il est vrai que l’auteur a eu soin de nous prévenir qu’il s’agit d’une fausse dévote. La précaution est bonne ; comme si, pour les hommes qui ne pratiquent pas, toutes les femmes n’étaient pas de fausses dévotes. Je crois bien que Félicien ne m’accuse pas d’être coquette, mais il dirait que je suis mondaine, et s’il ne me taxe pas d’hypocrisie, il regarde, je le sais, ma dévotion comme une affaire de mode : il ne la trouverait sincère que si elle se pliait à tous ses caprices.

« Mais, si orgueilleux qu’il soit, la force de vérité et d’autorité que me prêtent les enseignements sur lesquels je m’appuie le frappe malgré lui. Oui, je suis sûre que j’ai été victorieuse dans une discussion que nous avons eue dernièrement. Il s’est renfermé dans un silence dédaigneux qui n’était qu’une fuite mal dissimulée.

« J’avais ouvert les Provinciales de Pascal.

« — Comment ! tu lis ce livre ? me dit-il avec une surprise à laquelle se mêlait une intention moqueuse.

« — Vous croyez peut-être que je le lis sans le comprendre ; vous vous trompez, et, ce qui le prouve, c’est que je ne l’achèverai pas !

« — À la bonne heure !

« Sans m’arrêter à ce mot, je lui demandai s’il pourrait me dire qui avait raison, dans la question de la grâce et de la liberté, des jésuites ou des jansénistes.

« — Distinguons, comme diraient les Pères, m’a-t-il répondu. Philosophiquement parlant, les jansénistes ont raison : notre liberté, bornée comme toutes les autres facultés de notre nature, a besoin d’une grâce extérieure qui lui vienne en aide pour fuir le mal qui la tyrannise et embrasser le bien qui l’attire et la rebute en même temps. Cette grâce, elle est dans le concours que nous prêtent, suivant notre disposition ou notre croyance, les lois, la société, la philosophie, la religion et certaines autres circonstances favorables. Voilà pour la théorie ; mais, dans l’application, c’est tout différent : nous devons reconnaître une puissance entière à la liberté. Paralyser le mouvement de celui qui est en péril, en le menaçant de fatigue et de défaillance, ne serait ni logique ni charitable.

« J’approuvai Félicien.

« — Votre impartialité me fait plaisir, lui dis-je ; mais avouez que si les jésuites ont eu raison dans une question si difficile, fût-ce même contre saint Augustin, c’est un grand motif de confiance.

« — D’où tu conclus ?

« — Que s’il est vrai que les lois divines et humaines ont besoin quelquefois d’une interprétation, on ne saurait mieux s’adresser pour l’obtenir qu’aux hommes qui se sont donné pour mission la plus grande gloire de Dieu et le triomphe de l’Église, et qui n’ont, que je sache, aucun intérêt humain en opposition avec celui-là.

« — Mais le triomphe de l’Église n’est-ce pas quelquefois, pour ne pas dire toujours, un intérêt humain ? lis Pascal, ma chère amie.

« — C’est inutile ! je le devine.

« — Tu t’abuses sur ta perspicacité. Je serais curieux cependant de savoir ce que tu penserais, toi, toujours si absolue dans tes principes, en voyant les jésuites sophistiquer sur des lois morales dont une conscience honnête s’interdit même l’examen.

« — Je sais ce que vous voulez dire ; j’ai vu qu’il y avait de nombreuses citations des casuistes ; mais voilà pourquoi je ne le lirai pas. Les œuvres des casuistes ne sont pas faites pour le commun des fidèles. Elles ne regardent ni vous ni moi ; elles ne s’adressent qu’à l’homme de Dieu qui est obligé de plonger au fond des âmes pour en tirer un grain de vertu ; où vous voyez des accommodements avec la conscience, je ne verrais, moi, que des moyens adroits d’enlever à Satan ses partisans, pour les inféoder à l’Église. Vous ne répondez pas ?

« C’est inutile : mes répliques, avant d’être entendues, seraient condamnées, comme les arguments de Pascal, avant d’être lus… Tu es superbe !

« Je ne relevai point cette apostrophe ironique, dans laquelle il entrait certainement une bonne dose de dépit. Nous nous sommes tus ; mais j’ai remarqué que Félicien était surpris, et qu’il ne me croyait pas à ce point inattaquable et résolue.

« Depuis ce jour, je n’ai plus rouvert ces livres, qui n’ont pour moi d’autre attrait que celui d’une étude quelquefois agréable, plus souvent aride. Je ne vois aucune nécessité, puisqu’ils ne m’attirent pas, de faire violence à mes goûts ; car je les trouve plus dangereux, moins sains et moins solides qu’on ne me l’avait dit. »

Madame de Nerville s’amusa beaucoup de la lettre d’Adrienne. Elle aussi trouvait superbe cette petite jeune femme qui le prenait de si haut avec Corneille, Racine, Molière, Pascal et tous les écrivains du grand siècle. Cette orgueilleuse pudeur qui ne veut plus baisser ni détourner les yeux, et qui exige que la littérature soit tout habillée de feuilles de vigne, lui paraissait une invention nouvelle et merveilleuse. Ôter à Satan le droit d’exister, supprimer la tentation pour assurer la vertu, n’est-ce pas une œuvre digne du génie du dix-neuvième siècle ?

Elle donna la lettre d’Adrienne à lire à Cécile ; mais celle-ci ne participa point au plaisir philosophique et malin qui avait réjoui sa tante. Comme les personnes qui sont sous l’empire d’une vive préoccupation et qui retrouvent partout la même pensée, elle ne saisit dans les réflexions de sa sœur que ce qui correspondait au trouble de sa conscience. C’étaient les scrupules que témoignait Adrienne à l’égard de Phèdre. Elle s’accusa de trop bien comprendre ce personnage. Eh quoi ! portait-elle dans son sein ces flammes de la passion qui absorbent la pudeur comme les rayons du soleil boivent les vapeurs matinales ?

Elle alla relire les plaintes de l’amante d’Hippolyte ; elle voulait s’interroger, surprendre aussi sa délicatesse en alarmes. Elle ne sentit qu’un entraînement d’âme, un attendrissement sur elle-même qui semblait détendre l’effort douloureux des luttes qu’elle soutenait. Mais cet attendrissement n’alanguissait pas ses forces : il mêlait à ses souffrances une sorte de ravissement de martyre. Elle comprit alors comment, en nous offrant l’image sympathique de nos épreuves, les poëtes, ces grands consolateurs du genre humain, viennent en aide à la liberté combattue.

Madame de Nerville répondit à Adrienne d’un ton persifleur qui émoussait la réplique et ne donnait à l’approbation que la valeur d’une plaisanterie.

Adrienne s’était bien promis de garder avec son mari le secret de ses impressions de lecture : car elle craignait sa critique et ne voulait point aggraver leurs dissentiments. Mais l’orgueil de son insuffisance la tourmentait. Elle se prenait malgré elle à taquiner Félicien. Comment pouvait-il se plaire à relire sans cesse ses vieux auteurs ? — Je juge, disait-elle, des Grecs et des Latins par les Français… C’était certainement un engouement d’habitude… Des écrivains si éloignés de nous, même par le langage !

— Il est possible qu’ils ne soient pas de notre temps ; mais, moi, je suis du leur, répondit Félicien.

— Pourquoi donc me sont-ils étrangers ?

— Ils sont païens. Tu n’as jamais été païenne, toi.

L’esprit d’Adrienne n’admettait pas un grand nombre d’idées ; mais il s’acharnait à celles qu’il avait perçues, et certains mots la frappaient plus que de longs raisonnements. La réplique de son mari : « Tu n’as jamais été païenne, » fut de ce nombre.

Quoiqu’elle eût espéré de madame de Nerville une sympathie plus sérieuse, elle lui continua ses confidences. Les opinions de sa nouvelle amie lui servaient de pierre de touche pour apprécier celles de Félicien, et comme elles étaient exprimées avec moins de profondeur et de conviction, elle n’en était pas autant froissée.

Après avoir rapporté l’entretien précédent, Adrienne ajoutait ce qui suit :

« Je ne crois pas que le chagrin que j’éprouve soit chimérique, ni que l’interprétation que j’ai donnée aux paroles de Félicien soit fausse ou exagérée. Je n’ai jamais été païenne, il est donc païen, lui ! Hélas ! ce n’est que trop vrai. Je ne veux pas dire par là qu’il ajoute quelque foi aux absurdes divinités de la mythologie ; mais, chantées par les poëtes, reproduites par les arts, elles se sont personnifiées dans son imagination sous des formes dont il est idolâtre. Leurs honteuses légendes lui paraissent un tissu de merveilles poétiques, et je lui ai entendu dire quelquefois qu’elles n’avaient pu être créées qu’au temps où la terre avait encore le vêtement d’azur et la sérénité dorée des premiers âges.

« Vous pensez sans doute que ce n’est là qu’un jeu d’esprit ; mais je vous affirme qu’il confond tous les cultes dans son respect comme dans son incrédulité. Sa raison, aveuglée par la présomption d’une fausse science, distingue à peine la sublimité de nos divins mystères, des erreurs superstitieuses des autres religions. Son cœur n’a point une clairvoyance plus pure, car c’est surtout cette foi qui vient de l’éducation et de l’habitude, cette foi d’identification, comme il l’appelle lui-même, qui n’est pas moins païenne que chrétienne chez lui. Il se sentirait aussi frappé de la majesté divine devant la statue de Minerve et le Parthénon, que devant l’image et le temple de Marie. Je crois qu’une pagode de Bouddha lui produirait le même effet. Il m’explique un personnage dont on nous entretenait quelquefois dans les conférences pieuses de notre couvent, et qui était pour nos esprits naïfs une énigme effrayante : Julien l’apostat.

« Vous me direz, madame, que je ne devrais pas aborder ces préoccupations. Mais si je m’égare, à mon tour, la faute en est à lui. Je ne demandais pas mieux que de vivre dans l’heureuse insouciance d’une facile soumission à tous mes devoirs. Il ne veut pas s’associer à cette vie innocente. Comment aurait-elle quelque attrait pour lui ? Il dédaigne tout ce que les autres estiment et il s’arrête à des choses qui n’ont point de valeur pour les hommes raisonnables. C’est ainsi qu’il a recueilli précieusement tout le fatras d’images et d’idées impures, déposées dans son imagination par son éducation classique, ce que chacun, vous le savez, se hâte d’oublier. Vous traitez, j’en suis sûre, cet enthousiasme de l’antiquité de fantaisie insignifiante. Ah ! gardez-vous de croire que cela puisse être indifférent à mon bonheur !

« Non, je ne suis pas coupable de calomnie envers Félicien, en disant que les erreurs de son esprit ont marqué leur empreinte sur son âme. Rien dans sa conduite, il est vrai, ne justifierait une accusation que je porterais contre lui. Cependant, il se mêle à tous ses goûts des fantaisies singulières. Même dans son affection d’époux, refroidie si souvent par le dédain, il montre des exigences qui m’étaient jusqu’alors inexplicables, mais dont je commence à démêler la cause.

« Faut-il achever ma confidence ? Eh bien, je ne crois pas qu’il apprécie à leur valeur les plus belles qualités de la femme… les seules vraies. Mon éducation a été complètement différente de la sienne ; ma mère, avec une vigilance infatigable, a écarté de moi tout ce qui pouvait ternir mon imagination. Jamais aucun livre dont il s’est nourri n’eût paru assez pur pour m’être communiqué. Le peu que l’on était obligé de me faire connaître dans cet ordre d’idées m’était présenté sous des déguisements heureux, qui ajoutaient un voile de plus au bandeau de l’innocence. Quelle récompense de tant d’efforts ? On ne cherchait qu’à me rendre plus digne de son amour, et, si on le consultait sur le résultat, il répondrait sans doute qu’on n’a travaillé qu’à l’amoindrissement de mon être. Je lui ai entendu dire, à propos d’éducations comme la mienne : « C’est une dépense de précautions bien superflue, car elle ne profite qu’à celles qui n’en ont pas besoin. Pour les autres, la nature défait en un instant toutes les entraves dressées par l’habileté maternelle. » Et il ajoutait : « À une innocence si laborieuse, je préfère une vertu naturelle et clairvoyante. » Il aurait dû épouser une veuve ! »

Comme toujours, la lettre d’Adrienne passa sous les yeux de Cécile. Elle la lisait et la relisait avec cette soif meurtrière qui se plaît à savourer le poison. Que de dangers pour une femme lorsqu’elle attache sa pensée à un homme ! l’amour a mille moyens de lui tendre des pièges. La curiosité, la défiance, la peur même sont des amorces ! Cécile prévoyait que les vagues soupçons qu’Adrienne faisait planer sur la délicatesse de Félicien devaient se dissiper à un examen sérieux. Mais, pour le défendre, il aurait fallu mieux le connaître. Plus que jamais, elle fut inquiète, agitée ; elle aurait voulu plonger dans son âme ; car ce qui est suspect, étrange, mauvais peut-être, n’écarte pas l’amour quand il croit y deviner de nouvelles formes de passion.

Les lettres d’Adrienne se succédaient. Avant que madame de Nerville eût eu le temps de répondre, elle reçut encore de longues pages, toutes pleines cette fois de larmes et de gonflements de cœur :

« Rien n’est possible pour le bonheur et l’union, madame, entre Félicien et moi ! Vous rappelez-vous que, dans une des bonnes conversations que nous avons eues ensemble, et qui sont restées gravées dans ma mémoire, vous me disiez : « La communauté des plaisirs est un lien. » Eh bien ! non-seulement nous ne pouvons nous entendre, mon mari et moi, sur aucun genre de distractions, mais il vient de m’être prouvé, dans une circonstance grave, que l’incompatibilité de nos opinions nous empêchera d’accomplir aucun de ces devoirs de société dont l’enchaînement est l’occupation et le charme de la vie.

« Vous ne vous doutez pas, j’en suis persuadée, madame, de l’existence que je mène. Vous vous imaginez que deux époux jeunes, jouissant de la considération publique, riches, et d’un naturel hospitalier, ayant un domestique assez nombreux pour n’éprouver nul embarras de réception, ont toute la journée leur maison remplie de monde. Que vous êtes dans l’erreur ! Je n’ai pu encore offrir un dîner à mes anciennes connaissances, pas même une tasse de thé et un gâteau. Sauf les dimanches chez ma mère, nous vivons dans un isolement complet. Une sordide lésinerie ne nous ferait pas un intérieur plus froid, plus solitaire. Toutes les jolies élégances que mon mari avait rassemblées dans notre ameublement ne nous servent de rien. Je me tiens toute la journée dans un petit salon où quatre personnes ne seraient pas à l’aise. Je n’entre dans les pièces de réception que pour ouvrir les fenêtres, afin d’y renouveler l’air, ou pour clore les persiennes quand le soleil menace de passer les couleurs des tentures. C’est un soin que je prends moi-même, parce que mes domestiques oublient cette partie de la maison, dans laquelle personne ne met le pied.

« Mais en vous racontant ce qui s’est passé entre Félicien et moi, vous allez voir de qui dépend que nous menions un train de vie plus honorable.

« Peu de temps après mon mariage, je fus invitée à tenir la bourse dans une quête au profit de l’Œuvre des Anges-Gardiens. Cette cérémonie fut retardée parce que M. l’abbé Sales, qui devait prêcher le sermon de charité, ne put venir à l’époque fixée. Enfin, elle eut lieu samedi dernier.

« Quoique je n’eusse été prévenue que quelques jours à l’avance, comme je venais de faire mes acquisitions d’été, je pus facilement organiser ma toilette. Ma couturière, en vingt-quatre heures, me fit une robe de grenadine lilas, mais si fraîche, si jolie, que pour la première fois la tête me tourna de vanité. Avec cela, un chapeau blanc garni de lis ; c’était un genre d’ornement tout nouveau, mais pas aussi écrasant que vous pourriez le croire : pour la fête des Anges-Gardiens, n’était-ce pas bien choisi ?

« Je montrai, toute triomphante, ma toilette à Félicien, et je dois avouer qu’il prit part à ma joie. Mais ce n’est pas tout, lui dis-je, nous avons une obligation à remplir : il est d’usage que la quêteuse invite Monseigneur à dîner, parce que la société des Anges-Gardiens est placée sous ce patronage éminent.

« — Fais-le, si cela te plaît ; mais j’y vois un embarras : vous êtes deux quêteuses.

« — Oh ! ce n’est pas une difficulté : madame de Linières, que j’inviterai aussi, me cédera ce privilège. Elle a eu déjà l’avantage de recevoir Monseigneur chez elle, et elle comprendra combien une jeune femme doit être ambitieuse de cet honneur, surtout lorsqu’elle ouvre ses salons pour la première fois.

« — Ainsi il faudra que j’aille avec toi faire à l’archevêché une visite d’invitation ?

« — Sans doute.

« — Mais nous ne recevrons pas Monseigneur tout seul. Quelles personnes inviteras-tu avec lui ?

« — Un peu de monde administratif d’abord : le préfet, le maire, le procureur général, le premier président.

« — Et ensuite ?

« — Dans la société de ma mère, je compte au moins douze personnes, les femmes comprises, que je suis obligée d’inviter, d’autant plus qu’elles sont aussi de la société intime de Monseigneur.

« Ici, mon mari se récria avec une énergie dont je fus atterrée.

« — Non, dit-il, je n’entends pas ouvrir ma maison aux amis de ta mère : ce serait justifier l’ennui qu’ils me causent. D’ailleurs, comme je ne recevrai jamais que les gens que j’estime, je veux qu’ils aient chez moi toute liberté de pensée et de parole, qu’ils n’aient aucun espionnage à craindre. Or, tes dévots et tes dévotes sont tous plus ou moins des inquisiteurs en fonctions.

« — Quelle prévention affreuse ! m’écriai-je.

« — Est-ce que, je ne les entends pas ? On ne médit point chez ta mère, c’est trop peu dire : on enregistre les faits et gestes de toute la ville ; il n’y a pas de bureau de police mieux organisé.

« Je suffoquais, mais je me contins, parce que j’étais décidée à tenter l’épreuve jusqu’au bout.

« — Qui voulez-vous que j’invite, repris-je, puisque vous me privez de recevoir des personnes recommandables avec lesquelles je suis en relations fréquentes ?

« — Cherches-en d’autres.

« — Oui ! des gens que je ne connais pas, pour mieux marquer l’impertinence envers ceux que je connais.

« Je ne pouvais plus comprimer mes larmes. Félicien me laissa pleurer : il ne me céda point. Un jour ou deux se passèrent. Madame de Linières nous devança. Monseigneur dîna chez elle et je fus réduite au rôle secondaire d’invitée. Ce qui me surprit, c’est que Félicien accepta sans se faire prier cette invitation. Mais madame de Linières, quoique d’une piété très-édifiante, a trouvé grâce devant lui ; je ne m’explique pas cette exception.

« Vous comprenez mon chagrin, madame, d’être condamnée à un isolement qui est plutôt encore une humiliation qu’un ennui. C’est une chose qui ne se voit que chez moi. Partout la femme choisit son monde et le mari accepte ; et c’est justice, puisque c’est elle qui a la responsabilité de l’honneur de sa maison.

« Il est vrai que Félicien me répète sans cesse : « Arrange tes réceptions comme tu l’entendras, et dispense-moi d’y paraître. » Comme si son absence ne serait pas une protestation ! Et quelle position équivoque que celle d’une jeune femme qui affiche sa rupture avec son mari !

« Ah ! madame, si un juste orgueil ne me soutenait, si je me laissais aller à m’attendrir sur moi-même, que je trouverais de motifs pour me plaindre ! Quelle profonde tristesse, avec une destinée en apparence si heureuse ! »

Madame de Nerville devenait très-embarrassée de son rôle de confidente : elle commençait à comprendre que toute conciliation était impossible entre les opinions d’Adrienne et celles de Félicien, et par suite entre le plan de vie que chacun d’eux eût adopté, livré à son indépendance. Il fallait que l’un ou l’autre se transformât, abjurât son passé, ses habitudes, même en conservant ses croyances ; mais comme ils paraissaient également attachés à leur manière d’être, il était à craindre aussi que leur ténacité ne fût égale.

Mathilde se prenait de commisération pour Adrienne, qui se donnait tant de peine pour être malheureuse ; mais lui conseiller de s’abandonner entièrement à la direction de son mari, — qui était d’ailleurs incapable de faire violence à ses sentiments religieux, — c’était s’exposer à perdre sa confiance sans aucune chance de succès. On ne pouvait l’influencer que par des avis détournés. Madame de Nerville crut avoir trouvé une excellente occasion de lui démontrer que les femmes de la meilleure renommée dévote n’étaient point toutes aussi absolues qu’elle dans leur rigidité, en lui offrant l’exemple de madame de Linières. Mathilde la connaissait depuis longtemps et avait approfondi sa diplomatie féminine.

Après quelques phrases banales de condoléance sur ses chagrins, madame de Nerville disait à Adrienne :

« Quoi ! votre mari s’est humanisé pour madame de Linières ? Cela ne me surprend pas. Elle n’est point femme à manquer la conquête d’un homme du mérite de M. Dautenay. Ah ! ma chère petite, que n’êtes-vous un peu madame de Linières ?

« Je ne fais point confusion de personnes, n’est-ce pas ? Madame de Linières est la femme d’un riche armateur de Rouen, qui a été président du tribunal de commerce. Elle n’est plus jeune ; elle a passé quarante ans ; mais le soir elle est encore jolie ; sa peau brune blanchit à la lumière ; un peu de maigreur lui a conservé sa taille ; elle aime les toilettes assez décolletées et porte admirablement ses épaules et ses bras nus. Pour achever le portrait, elle a des yeux étincelants de vivacité qui ne s’intimident jamais.

« Je ne doute pas qu’elle n’ait un grand fonds de principes ; car je me rappelle lui avoir entendu soutenir une discussion très-savante sur les rafraîchissements qu’on peut se permettre dans les soirées données en carême. Si je ne me trompe, il s’agissait de glaces et de sorbets : les glaces rompaient l’abstinence, parce qu’elles étaient considérées comme nourriture ; les sorbets étaient permis, parce qu’on les prenait comme boisson, et aussi le thé sans crème était toléré, et avec crème défendu.

« Depuis que j’habite Paris je l’ai rencontrée dans plusieurs maisons ; elle venait souvent ici, ses fils faisant leur éducation dans je ne sais quel établissement religieux. Quelques personnes la blâmaient de ce choix ; mais elle professait hautement cette maxime à la barbe des universitaires : La religion d’abord, le latin ensuite.

« Malgré des déclarations si précises, madame de Linières n’est point scrupuleuse et timorée à l’excès. Ceci n’était pas de son temps. On ne faisait pas autrefois son salut par enthousiasme et pour son agrément, comme maintenant ; on le faisait à son corps défendant, un peu par contrainte et par nécessité.

« Surtout on ne s’avisait point de mettre sous cadenas l’esprit des anciens et des modernes. Les femmes qui étaient encore à leur première jeunesse, il y a vingt-cinq ans, avaient des mères qui se souvenaient de Parny et qui avaient lu Candide ; aussi tout leur semblait édifiant dans les livres dont leurs filles faisaient leurs délices. Celles-ci eurent des maîtres brillants dans toutes les choses de l’âme et de l’intelligence : Victor Hugo leur communiquait son lyrisme, Alexandre Dumas les familiarisait avec les passions, George Sand leur enseignait l’éloquence de l’amour et l’art d’idéaliser de tendres faiblesses, Scribe l’esprit et les manières ; d’Alfred de Musset elles empruntaient une sensibilité railleuse, une gaieté mouillée de larmes ; grâce à Béranger, le piquant de la licence gauloise ne leur était point inconnu ; enfin Lamartine et Chateaubriand ont fait leur éducation religieuse. Je crois vous avoir entendu dire que le Génie du christianisme n’est point un livre approuvé généralement. Il est possible que ce ne soit qu’un christianisme frelaté ; mais du temps de ma jeunesse, et de celle de madame de Linières, c’était orthodoxe comme l’Évangile.

« Tant d’éléments mêlés pouvaient bien établir quelque confusion dans les vocations ; la phalange féminine n’était peut-être pas aussi bien dressée que maintenant. Mais enfin, l’âge aidant, ce fut l’impulsion religieuse qui triompha. Moi, leur aînée, je leur ai vu opérer tout doucement leur quart de conversion. Cette indécision apparente dans les débuts ne les a point empêchées d’être des servantes très-actives de l’Église. Ce sont elles qui ont créé le monde religieux tel qu’il est : elles ont entraîné leurs maris ; elles vous ont façonnées, mes chères petites dévotes, mais elles ont fait comme la plupart des ministres chargés de l’éducation d’un prince royal : elles se sont efforcées de prolonger votre minorité, pour faire durer leur saison d’éclat. Elles vous ont tenues par la lisière des scrupules : jugeant que la science du bien et du mal ne convenait point à votre constitution fragile, elles s’en sont uniquement approprié les fruits. Toutes pieuses qu’elles sont, elles dévorent ce que vous n’osez pas seulement regarder. Elles savent bien que l’ignorance n’est point nécessaire à la vertu ; aussi elles ont dépassé Ève, car elles cumulent la science, l’orgueil et le salut par-dessus le marché.

« Généralement aussi, elles sont ou elles étaient aventureuses dans leur zèle ; elles ne restaient pas toujours sur la défensive, cachées derrière leur bouclier comme certaines personnes que je connais. Sans doute elles cherchaient à ramener dans la bonne voie ceux qui leur étaient attachés ; mais plutôt que de les abandonner à une autre puissance que la leur, elles les auraient poursuivis jusqu’en enfer. La conscience des services rendus leur faisait croire peut-être que tout leur était permis, et leur levain d’éducation les rendait capables de beaucoup oser. Enfin, la différence entre cette génération et la vôtre, ma chère Adrienne, c’est que, dévotes et femmes, elles étaient plus femmes que dévotes, et que vous êtes plus dévotes que femmes. Je ne sais pas ce qu’elles feraient aujourd’hui, mais je sais qu’il y a seulement dix ans, quand elles étaient en coquetterie avec un homme ou des hommes, — en tout bien, tout honneur, — elles auraient vendu le pape pour un hommage de leur cour.

« Ne croyez pas, ma chère Adrienne, que je vous propose madame de Linières comme modèle. En vous la faisant connaître, j’ai voulu simplement vous prouver qu’un peu d’audace est quelquefois nécessaire ; qu’il ne faut jamais renoncer à son rôle de femme quand on veut assurer son triomphe, et que l’amour de Dieu autorise, je crois, des accommodements avec le pécheur, fût-il un mari. »

Madame de Nerville réussit jusqu’à un certain point à atteindre le but qu’elle s’était proposé en écrivant cette lettre. L’humeur et le mécontentement d’Adrienne se compliquèrent de perplexités. Une lumière importune irritait son esprit. C’était pour elle un sujet d’impatience et de trouble de ne pas rencontrer chez les personnes qui partageaient ses convictions toute l’inflexibilité qu’elle aimait à reporter de ses idées à sa conduite ; elle aurait voulu douter de la vérité des détails donnés par madame de Nerville ; mais elle se rappelait qu’ayant demandé un jour à Félicien de quoi madame de Linières et lui avaient causé avec tant d’animation, il avait répondu : « — De Madame Bovary. » Tout étonnée, elle avait repris :

— Mais madame de Linières n’a pas lu cet affreux livre ?

— Parfaitement.

Telle avait été la réponse de Félicien.

Par un caprice singulier de sa destinée, c’était particulièrement dans sa mère et son mari qu’Adrienne croyait reconnaître cette rigoureuse logique de direction que seule pouvait admettre et comprendre son esprit étroit et opiniâtre : dans sa mère, elle la trouvait pour son édification et son bonheur ; dans son mari, pour son scandale et son tourment.

Elle pensait quelquefois à demander conseil à madame Milbert ; mais certains préceptes de morale bourgeoise qu’elle s’était inculqués de bonne heure lui avaient appris qu’il ne faut jamais mettre aux prises sa mère et son mari.

Elle avait aussi son directeur. Hélas ! il n’y avait pas grand’chose à en tirer. C’était un vieillard d’une piété douce et candide. On le lui avait choisi dans son enfance parce qu’il était parfaitement en rapport avec elle pour l’innocence d’esprit et de cœur. Cet excellent homme n’entendait rien à la dévotion mondaine et aux exigences de sa jeune pénitente. Il en était resté aux dix commandements de Dieu, auxquels, si on l’avait consulté, il en aurait en bien des cas ajouté un onzième, pour prescrire à la femme obéissance à son mari. Mais il était intimement persuadé que dans le quatrième commandement est compris implicitement un ordre de soumission pour tous les mineurs envers les majeurs. Aussi, lorsque Adricnne se hasardait quelquefois à se plaindre de Félicien, il l’interrompait en lui disant :

— Votre mari vous permet-il d’aller à la messe et aux vêpres le dimanche ?

— Oui, mon père.

— De faire maigre le vendredi ?

— Oui.

— Eh bien ! priez Dieu pour sa conversion.

Ce qui voulait dire : laissez-le en repos.

Le fait est que, de son temps, le digne homme avait connu des époux moins faciles. Mais Adrienne pensait que l’on n’est point femme, jeune, riche, belle ; que l’on ne met point des lis sur son chapeau en l’honneur des anges gardiens, pour obtenir uniquement de son mari d’aller aux offices le dimanche et de faire abstinence un jour la semaine. Aussi désirait-elle vivement s’adresser à quelqu’un qui fût mieux renseigné sur les droits de la puissance féminine, et elle ne retardait cette démarche que parce qu’elle coûtait à sa timidité.

Cependant madame Milbert observait sa fille et elle comprenait à sa façon, mais subtilement, les difficultés qui la chagrinaient. Quand elle l’avait vue plongée dans la lecture des auteurs anciens, elle lui avait dit :

— Que cherches-tu là-dedans ? Est-ce que ton mari ne te trouve pas assez liseuse ? A-t-il peur que ton esprit ne soit pas à la hauteur du sien ? Lis nos livres, tu en sauras autant que lui.

Adrienne, préoccupée, n’avait point réfléchi d’abord à la recommandation que lui faisait madame Milbert ; puis elle se ravisa, et en vint à penser que c’était là peut-être que l’attendait le secours qu’elle réclamait vainement depuis si longtemps.

— Ma mère, dit-elle un jour, quels livres as-tu donc à me prêter ?

Madame Milbert conduisit sa fille dans sa chambre : sur une table étaient rangés une vingtaine de volumes, maintenus par une planchette, garnie de deux encoignures, en bois de Spa. Ces livres étaient de tous les formats possibles au-dessous de l’in-octavo. Madame Milbert en relut les titres et elle paraissait dans un grand embarras, étant également affriandée par chacun d’eux. Enfin elle en choisit une douzaine qu’elle mit entre les bras de sa fille. Adrienne fit porter dans sa voiture cette bibliothèque improvisée, et à peine arrivée chez elle en commença l’examen.

Il y avait de tout : des méditations pieuses, des controverses, des romans, des livres de morale, mais cependant pas de livres dogmatiques. Adrienne consulta d’abord les plus petits de ces volumes ; ils étaient doux et innocents. C’étaient de courtes prières, accompagnées de la recommandation d’une pratique de vertu pour chaque jour en particulier, avec l’invitation de faire un pèlerinage en esprit à l’une des quelques mille Notre-Dame célèbres : Notre-Dame de la Salette, Notre-Dame de Peyragarde, Notre-Dame de Galloro, Notre-Dame d’Atoche, etc. Sans quitter son prie-Dieu, on pouvait aller recueillir la grâce aux extrémités de la terre. Fi de la coquille et du bourdon ! voilà un expédient qui rivalise avec la vapeur et la télégraphie.

Dans toute autre occasion, Adrienne eût été ravie de cette dévotion mise en amusette pour les grands enfants, comme on fait des jeux savants pour les écoliers ; mais elle était triste et commençait à comprendre l’inanité de toutes ces choses dans les sérieux embarras de l’esprit et de la conscience. Elle feuilletait le petit livret, lisant et répliquant tour à tour :

« Mon enfant (c’était Marie que l’auteur avait fait parler), je vous donne pour pratique la sagesse. » — Hélas ! se disait-elle, sais-je maintenant ce que c’est que la sagesse ? Autrefois, c’était un ensemble de préceptes qui s’appliquaient à Dieu, à ma famille, à la société. Mais un esprit en révolte a communiqué son désordre à mes idées. Comment reconnaîtrai-je les voies de la sagesse ? Faut-il, pour y marcher, me laisser guider par les enseignements que j’ai reçus jusqu’ici, ou suivre le maître que l’on m’a donné dans les sentiers mêlés et obscurs qu’il fréquente ? »

En rouvrant le livre, elle voyait ces mots : « Mon enfant, je vous donne pour pratique la paix. » — Quelle douce pratique ! reprenait-elle ; mais, puis-je me la procurer seule ? La paix veut l’accord de deux cœurs, de deux volontés : il y a aussi deux sortes de paix. Plutôt une guerre acharnée que cette paix morne qui naît de deux antipathies qui se contiennent. Et pourtant, mon Dieu ! c’est cette paix-là qui nous menace.

« Je vous donne pour pratique la fuite des compagnies dangereuses, » lut-elle encore. Et elle se demanda quelles étaient pour elle les compagnies dangereuses. Elle n’avait jamais été entourée que de gens dont on pouvait tirer honneur et édification, de gens riches et pieux, considérables et considérés ; c’était le choix du choix ! Par quelle fatalité, se disait la pauvre Adrienne, sont-ils devenus en exécration à mon mari ?

Elle passa rapidement sur plusieurs petits livres de méditations mystiques où l’on enseignait à l’âme à faire abnégation de tous ses sentiments naturels en les remplaçant par une ferveur amoureuse pour la personne divine.

— Je n’ai jamais été capable de tant de perfection, disait Adrienne componctueusement, et mon mari m’en écarte encore. Il me fait manquer mon bonheur en cette vie et mon salut en l’autre, à moins que la miséricorde de Dieu ne me tienne compte de mes épreuves.

Adrienne trouva ensuite sous sa main les narrations de certains miracles qui venaient de surgir : apparitions de madones, d’hosties sanglantes, etc. La véracité de ces prodiges était établie dans des dissertations où l’on critiquait avec une violence doucereuse, mais implacable, certains prélats dont la prudence s’était abstenue de porter un jugement. Adrienne remarqua qu’elle n’avait point eu connaissance de ces controverses : ses préoccupations étaient si constantes qu’elle n’était plus au courant de rien.

Elle laissa aussi de côté de longues paraphrases sur des dictons populaires, dont on faisait des applications dévotes, afin qu’on eût toujours en vue le respect qu’on doit aux Révérends Pères, en disant : « L’habit ne fait pas le moine, » et qu’on ne s’endormît pas sur l’oreiller de l’impénitence finale, en répétant : « Mieux vaut tard que jamais ! » Elle négligea même plusieurs recueils d’historiettes de forme et de moralité trop vulgaires pour s’appliquer à elle. C’étaient particulièrement des leçons données aux pauvres gens dans le but de leur inspirer confiance, vénération et politesse pour la dame de bienfaisance et la sœur de charité dont ils reçoivent les visites.

— Le bon Dieu protège les humbles, soupira Adrienne, et met à leur portée des secours qu’il me refuse !

Elle renvoya à un moment plus opportun la lecture des conversions miraculeuses de plusieurs héros de tout corps et de tout grade, parmi lesquels le zouave brillait d’un éclat mérité. Dans ces sortes d’historiettes, où les ressorts sont peu variés, le soldat converti est toujours le triomphe de l’amulette bénite. Ordinairement, cet enfant des camps a été toute sa vie un homme de sac et de corde ; mais il a gardé, par habitude autant que par respect, quelque relique du temps trop court de son innocence : c’est une médaille, un scapulaire, un chapelet, ou quelque prière qu’il ne lit pas, mais qu’il porte appliquée sur la poitrine. À l’heure de la mort, le charme opère, et, par l’effet de la merveilleuse recette, on voit apparaître l’âme d’un saint où l’on n’avait connu jusqu’alors que l’enveloppe d’un sacripant.

Enfin Adrienne poussa un cri de triomphe : elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Ce furent d’abord de beaux romans qui, sans être qualifiés religieux, étaient le suprême de l’art jésuitique. Tout y était voilé, atténué, dissimulé ; le héros y accomplissait des miracles d’amour, mais sans jamais prononcer ni aux oreilles d’autrui, ni même dans son for intérieur, le nom de ce sentiment qui n’est certes qu’un piége de la nature, une erreur de distraction de la divinité. Toujours c’était l’amitié la plus pure qui le faisait agir, et si son cœur se sentait un mouvement d’une impétuosité un peu trop tendre, il le dirigeait vers la vierge Marie par une ardente invocation, moyen ingénieux de soulager ses émotions sans nuire à la vertu du prochain.

Quant à l’héroïne, c’était la perfection incarnée. Elle ne méritait qu’un reproche, minime d’ailleurs en ce genre de littérature, c’était d’être en contradiction perpétuelle avec l’expérience, de démentir les phénomènes les plus évidents des lois naturelles. Ainsi, pauvre et vertueuse, elle attirait à elle les billets de banque, comme le diamant attire les brins de paille et de papier. Complaisant mensonge des fictions dévotes ! C’est la pauvreté alliée au vice, et non la pauvreté unie à la vertu, qui est susceptible de produire ce magnétisme prodigieux.

— Voilà au moins des ouvrages, s’écriait Adrienne, sur lesquels on peut jeter les yeux sans crainte.

Elle lut avec tant d’admiration qu’elle se crut émue ; elle n’avait plus rien à envier à Félicien : elle aussi avait eu son heure d’enthousiasme littéraire !

Ce n’était là pourtant qu’un premier succès ; la mesure de sa joie fut comblée quand elle mit la main sur un livre de morale spécialement destinée aux femmes, où celles-ci étaient divisées en catégories. Elle s’oublia bientôt à cette lecture, et elle en sortit avec un délicieux rassasiement d’exhortations onctueuses et fleuries. C’était là tout ; point de conseil sérieux et fort. Mais Adrienne était enivrée et ne s’en aperçut pas. Elle devait s’abuser d’autant plus facilement que l’auteur semblait s’être appliqué à glisser sur les difficultés, tout en paraissant en faire l’objet de sa préoccupation. Peut-être eût-on trouvé là des lumières pour la mesure de développement qu’il convient de donner à la crinoline, qui n’est pas prohibée, parce qu’elle est digne, gracieuse et décente, ou pour tailler l’envergure d’une robe ou l’échancrure d’un corsage. Les petits défauts des femmes mêmes y étaient agréablement raillés : la vanité, la médisance, la jalousie y étaient attaquées à armes courtoises ; les ridicules y étaient traités en enfants gâtés qu’on caresse en les réprimandant. Mais l’enseignement nécessaire pour éclairer et soulager l’âme dans l’accomplissement de ces devoirs domestiques qui se confondent avec les devoirs sociaux était tellement superficiel, qu’il ne pouvait s’adresser qu’à ces favorisées du sort pour qui le joug de la destinée est doux et son fardeau léger. Rien n’annonçait qu’on eût prévu qu’il existe souvent pour les femmes des tâches laborieuses qui réclament tout l’effort d’intelligence et toute la persévérance de vertu que la nature humaine est capable de fournir.

Adrienne, malgré son enthousiasme, ne vit point sans quelque dépit que ses concurrentes en œuvres dévotes étaient déclarées irrésistibles dans l’art des conversions. Sa défaite lui en paraissait d’autant plus sensible. Peut-être se serait-elle longuement tourmentée à imaginer leurs moyens d’influence, mais la sainte hardiesse du révérend père auteur du livre lui en épargna la peine. Il renvoyait pour s’instruire là-dessus aux canapés des dames solliciteuses qui, s’ils pouvaient parler, nous découvriraient les mobiles qui mènent le monde. Adrienne fut un peu étourdie par cette révélation qu’elle ne comprenait qu’à demi. Son canapé était des plus innocents, le miracle qui lui eût délié la langue eût été en pure perte. Soit froideur ou fierté, le zèle de propagande de la jeune femme s’arrêtait devant l’emploi de certaines séductions : elle ne faisait trafic ni de ses faveurs ni des dons de Dieu, elle ne pratiquait aucune espèce de simonie !

Cependant, comme le révérend père ne pouvait pas avoir tort, comme elle ne se reconnaissait non plus jamais en défaut, son peu de succès fut attribué tout entier à Félicien : lui seul au monde était inconvertissable !

Le besoin de récriminations se faisait sentir de nouveau ; elle écrivit encore une fois à madame de Nerville :

« Ma tristesse, madame, augmente tous les jours, car tous les jours je sens combien Félicien et moi nous sommes étrangers l’un à l’autre. Croyez-vous que je ne sois pas blessée dans mon estime pour mon mari, en le voyant sans cesse en opposition aux idées reçues ? Je dois peu me soucier, n’est-ce pas, des romans de M. de Saint-Firmin ; mais enfin ces romans sont dans les mains de toutes les jeunes femmes, de toutes les jeunes filles même ; on peut les regarder comme des lectures approuvées. Eh bien ! mon mari, pour n’avoir pas à s’en expliquer, feint de ne pas s’apercevoir que je les lis, au lieu de s’intéresser à ce que je fais. Quand je l’ai eu obligé à en parcourir quelques-uns, en lui demandant ce qu’il en pensait :

« — Rien, m’a-t-il répondu.

« Je paraissais mécontente.

« — Que veux-tu que je te dise ? a-t-il repris, cela n’existe pas.

« Vous le comprenez, madame, cela n’existe pas, parce qu’il ne s’y trouve rien d’effronté, d’audacieux, d’impudique même. Le grand mal, en effet, quand on ne présenterait jamais à des jeunes femmes que des tableaux voilés du monde, la vérité dût-elle en être altérée. Est-ce un mérite pour un écrivain de désabuser l’innocence et la vertu ?

« Mais ce qui est bizarre et révoltant, c’est que mon mari prétend que ces livres choisis ne sont pas plus moraux que d’autres.

« — S’ils sont inoffensifs, dit-il, ce n’est pas parce qu’ils renferment une saine morale, c’est parce que tout y est effacé et déguisé. Si un procédé quelconque pouvait rendre visibles ces pâles empreintes du monde réel, on y verrait paraître ce qui fait le fond des autres romans : des épouses ennuyées rêvant l’adultère, des vieillards suborneurs, des amoureux trichant l’autorité paternelle pour subtiliser un peu d’amour.

« Je vous cite ces paroles, madame, pour vous montrer que, par une prévention ou une erreur inexplicable de son esprit, il voit toujours le mal où il n’est pas et ne veut jamais le voir où il est. Il prétend même que ce n’est que chez les nations protestantes : les Allemands, les Anglais, les Américains, que l’on sait écrire des livres pour les femmes et les enfants.

« Quand il m’a fait cette réponse dédaigneuse : « Cela n’existe pas, » la patience a failli m’échapper. J’avais sur ma table la Vie de sainte Élisabeth de Hongrie et celle de sainte Madeleine.

« — Et cela existe-t-il, monsieur ? lui ai-je dit en lui montrant ces œuvres de deux écrivains admirables dont la célébrité a retenti dans toute la France. Je le croyais modeste en présence du génie ; non, son orgueil a refusé de s’humilier devant ces éminentes supériorités.

« — La Vie de sainte Élisabeth, a-t-il répondu, est une charmante légende que l’on a gâtée par des détails qui ridiculisent la charité.

« Puis il a ajouté :

« — Singulier livre de piété que la Vie de sainte Madeleine, qui fait penser sans cesse à la courtisane amoureuse !

« — Comment osez-vous avouer, monsieur, que vous êtes capable de concevoir de telles idées ?

« — Et comment ne vois-tu pas, toi, a-t-il répliqué avec impatience, qu’on ne pouvait sortir impunément de la réserve de l’Évangile en parlant de la Madeleine ? Définir l’amour divin s’adressant à l’humanité de Jésus-Christ, c’était tomber aussitôt dans l’amour humain. L’auteur a pensé qu’il sauverait cet inconvénient en traitant d’amitié le sentiment qui unit Jésus et Madeleine. C’est toujours le même procédé hypocrite, qui croit transformer les choses en changeant leur nom.

« Il prononça ces dernières paroles comme en se parlant à lui-même, avec une tranquillité qui m’a navrée, parce que j’y voyais une preuve de son endurcissement. Je me suis caché le visage dans les mains pour lui dérober mes larmes. Il a voulu me forcer à le regarder.

« — Tu es charmante, répétait-il, quel dommage que tu sois si obstinée !

« — Oui, vous croyez tout réparer par quelques cajoleries ; mais c’est pour vous que je m’afflige, car vous devriez sentir qu’il est des choses que la critique ne doit aborder qu’en frémissant.

« Félicien a levé les épaules et a continué de m’embrasser. Voilà souvent ses seules réponses quand la discussion est arrivée à un certain point. Ah ! madame, si vous saviez ce qui se passe alors en moi, j’ai peur de mes sentiments. Je suis lasse et irritée, et je ne sais ce qui me lasse et m’irrite le plus de son dédain ou de son amour.

« Tenez, hier encore, après ma prière du soir, je faisais en esprit un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette, pour expier, par mon culte, le sacrilège emploi que l’on a fait de ce saint patronage. Mon mari a jugé à propos de m’interrompre :

« — Adrienne, m’a-t-il dit, relève-toi ; je ne veux pas que tu restes si longtemps à genoux.

« C’est ainsi qu’il est touché du spectacle de ma prière. Comment pourrait-il se convertir : il ne se laisse jamais édifier ?

« Oui, madame, quand je reste le soir en prière ou en méditation, à genoux, plus d’un quart d’heure, mon mari, qui prétend que je m’impose une fatigue nuisible à ma santé, m’enlève de mon prie-Dieu, me prend dans ses bras et me couche sur son lit. Combien de fois, les dents serrées, la main sur la bouche, me suis-je fait violence pour retenir les terribles paroles prêtes à m’échapper :

« — Vous voulez me traiter en femme qu’on aime, lui aurais-je dit ; mais je ne veux pas être aimée par vous, qui êtes rebelle à Dieu !

« Plaignez-moi, madame, et soyez indulgente pour ces tristes épanchements d’une douleur qui s’égare peut-être, mais qui n’a que des motifs pieux et honorables. »