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Une femme bien élevée/8

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Achille Faure, libraire-éditeur (p. 234-259).

VIII

Le temps des luttes violentes était passé. Adrienne et Félicien ne sortirent de la méditation de leur douleur que pour tomber dans une tranquillité morne qui était le comble de l’indifférence. Toute ardeur de prosélytisme s’était éteinte entre eux : jamais ils ne se demandaient leur opinion sur quoi que ce fût. Ils s’étudiaient même à rendre leurs paroles inoffensives et sans portée, en évitant les allusions aux choses qui les intéressaient.

La chambre et la table leur étaient communes, mais il semblait que ce fût seulement par une politesse dont ils s’acquittaient l’un envers l’autre. Leurs habitudes, aussi bien que leurs démarches, étaient devenues complétement indépendantes. Ils s’avertissaient quelquefois de leurs projets, mais ils ne se consultaient point. Bientôt chacun eut ses amis, ses jours, ses heures ; Félicien son cercle ; Adrienne ses congrégations. Avec cela, assez de dignité et de savoir-vivre pour faire respecter, par leurs égaux et même par leurs inférieurs, cette paix du ménage fondée, comme l’avait craint Adrienne, sur l’entente de deux antipathies.

Félicien continuait à se livrer à ses travaux. Semblable à ces saints qui persévéraient pendant de longues années dans la pratique de la dévotion, sans en recevoir aucune satisfaction intérieure, il continuait de vouer à la science l’effort de son intelligence, même sans être secondé par les joies vivifiantes de l’affection,

Adrienne, qui ne se dissimulait point combien il était peu heureux, craignait encore qu’il n’en revînt à son projet de l’arracher à sa famille et à son entourage pour la faire toute à lui. Elle se trompait : il n’y songeait plus. L’assemblage de grâces mutines et piquantes qu’il avait aimées dans la jeune femme disparaissait sous les voiles de deuil de la mère, et cet aspect plus sérieux que revêtait Adrienne paraissait donner aussi plus de gravité aux torts qu’il lui reprochait. Il n’aurait pas voulu prendre maintenant la responsabilité de son bonheur ; car il sentait qu’il n’avait point à lui offrir dans ses sentiments une compensation aux jouissances dont il l’aurait privée.

Ces événements, qui n’intéressaient directement que les deux époux, avaient leur contre-coup ailleurs. Cécile avait suivi une à une les péripéties de ce drame domestique, si faible par les ressorts, si important par le dénoûment, puisque le bonheur de deux êtres était en jeu. Félicien, qui se défendait de donner son amour à madame de Malmont, avait cherché à la consoler, peut-être à se consoler lui-même, en lui accordant sa confiance. Ses confidences, à chaque voyage qu’il faisait à Paris, et, dans les intervalles, la simple indication des faits, renfermée dans les lettres d’Adrienne, avaient tout révélé à Cécile. Joignant l’enthousiasme de l’esprit à la profondeur des sentiments, elle était capable d’aimer sans réciprocité. Elle se laissa, en effet, si complètement absorber par cet amour, qu’elle lui donna à dévorer toute son existence. En vain sa beauté, sa fortune suffisante, sa position intéressante de veuve inconsolée, sinon inconsolable, lui attirèrent de nombreux hommages : elle les repoussait tous ou s’y dérobait.

Alphonse même, qui était toujours le premier sur les rangs, que les refus ne rebutaient pas, qui pouvait se prévaloir au moins de l’attachement de l’habitude, n’était pas plus heureux. Alphonse était pourtant le choix conseillé par Félicien. Cette circonstance aurait dû le servir : elle lui fut défavorable. C’était à lui que Cécile faisait porter involontairement la peine des déceptions de son amour-propre. Enfin, elle ne cherchait pas l’oubli de l’amour dans le mariage, parce qu’elle appartenait à cette classe d’individus, en quelque sorte impropres à la vie, qui préfèrent à l’aliment qui soutient l’existence le poison qui entretient le rêve.

L’application constante de sa pensée à un amour stérile énerva bientôt ses forces : elle tomba dans un état de langueur alarmant. Elle fut poursuivie par une de ces maladies indéfinissables qui affectent toutes les formes et qui, sous leurs métamorphosés multipliées, échappent sans cesse à l’action de la science. Les médecins, comme ils font d’ordinaire en circonstance semblable, lui conseillèrent les distractions, les voyages. Mathilde, qui se faisait vieillotte et surtout nonchalante, n’accueillit point avec zèle une prescription qui menaçait de troubler son repos. D’ailleurs, elle connaissait mieux que toute la Faculté la véritable cause du mal de Cécile. Elle demanda si l’air natal ne serait point aussi un remède. Ayant obtenu une réponse affirmative, elle s’arrêta au projet d’aller s’établir à Rouen. Elle donna à cette résolution un prétexte plausible : c’est que ses intérêts de propriétaire réclamaient son séjour en Normandie. Elle avait à traiter pour des maisons frappées d’expropriation ; puis il lui fallait donner son avis sur des réparations ou des constructions nouvelles, rédiger des baux, etc.

Cécile résista d’abord au désir de sa tante, ou plutôt elle demanda grâce, en confessant son secret. Devait-elle s’offrir encore à toutes les tortures de la passion ? Irait-elle s’exposer à trahir de nouveau sa faiblesse devant celui dont la vertu l’avait ménagée ? L’épouvante qu’elle ressentait à cette pensée était touchante par son exagération même : elle redoutait Félicien comme sa conscience, comme son Dieu !

Madame de Nerville s’efforça de la rassurer, en lui persuadant que cette exaltation si dangereuse allait tomber quand elle verrait Félicien au milieu de sa famille : — Rien n’est plus propre, disait-elle, que le voisinage de la femme à guérir de l’amour du mari.

Au fond, elle n’était pas sûre de l’efficacité de ce remède ; mais le plus pressé lui semblait être d’arracher Cécile à son funeste anéantissement. Pour le reste, elle s’en fiait à sa force d’initiative, qui la laissait toujours maîtresse de diriger elle-même les événements.

Ce raisonnement ayant fait taire les scrupules de madame de Nerville (si elle en avait conçu quelques-uns), elle se hâta de faire part à ses amis de Rouen de son intention d’aller passer une saison en Normandie. Madame Milbert lui offrit l’hospitalité pendant le temps qui lui serait nécessaire pour choisir un logement et préparer une installation fixe.

Cécile et sa tante se trouvèrent donc établies un certain soir dans le salon de la mère d’Adrienne.

C’était à la fin d’une journée de printemps de température capricieuse ; la pluie tombait à petit bruit, et, par les fenêtres qui s’ouvraient sur les boulevards, il arrivait des bouffées d’air chaud, chargées de la senteur des arbres et des parfums empruntés aux fleurs des jardins voisins. Une seule lampe était allumée, qui, recouverte d’un abat-jour vert, donnait une lumière discrète. Il n’y avait dans le salon, outre madame Milbert et les voyageurs, qu’Adrienne et l’aimable vieille dame aux boucles grises, que l’on appelait madame Caron ; on attendait Félicien. Il était absent depuis deux jours. Il arriva vers neuf heures, revenant de la campagne. Chaque fois que la porte de la rue s’était ouverte, Cécile avait écouté avec tant d’appréhension, elle était si étourdie par les battements de son cœur, qu’elle n’entendit point les pas de Félicien. Quand il entra, elle eut tout le trouble de la surprise.

Ces grandes attentes trompent toujours. Averti du projet de ces dames, sans être prévenu de leur arrivée, Félicien, s’il ressentit quelque émotion de leur présence, sut la dominer. Il s’informa de ce qui les concernait avec un intérêt d’une sincérité si calme que Cécile, frappée de ce contraste avec ses agitations et ses terreurs, s’en fit un nouveau sujet de reproche.

Plusieurs fois, pendant la soirée, elle interrogea l’expression de son visage, mais elle n’y put lire ni un encouragement ni une désapprobation : elle crut pourtant que le pli inquiet formé à son front se creusait plus profondément.

Enfin, Félicien s’approcha d’elle et lui demanda si ce séjour en province était de son choix. Ne faisait-elle qu’un acte de complaisance ? N’avait-elle pas senti, au départ, qu’elle laissait après elle et qu’elle emportait aussi des regrets trop vifs ?

Elle dit qu’elle regrettait l’amitié de M. Morand, mais que, décidée à ôter à jamais l’espérance à son amour, elle regardait leur séparation momentanée comme un moyen de rompre la fréquence de leurs relations.

— Vous n’avez donc pu vous contenter du bonheur d’être aimée ?

— C’est un bonheur dont on ne s’aperçoit que lorsqu’on aime soi-même.

Félicien ne répondit pas et s’écarta ; mais le lendemain, à déjeuner, il trouva Cécile à sa table avec madame de Nerville. Le jour suivant, madame Milbert donna un grand dîner en l’honneur de ces dames : on échangea des visites ; on ne se quittait plus.

L’abandon de Cécile était un piége continuel ; avec elle, toutes les conversations tournaient à la confiance ou à l’enthousiasme. Quelques jours s’étaient à peine écoulés que Félicien n’était déjà plus taciturne ; mais il continuait à s’efforcer de revêtir ses sentiments d’une discrétion impénétrable.

Cependant, quand il passait une soirée sans se ménager avec Cécile un instant d’entretien particulier ou sans dire quelques mots à son intention spéciale, il apercevait dans ses regards une inquiétude involontaire : avec moins d’impatience, elle aurait eu de l’ennui. Mais, s’il venait à elle, tout était oublié : le visage de la jeune femme s’éclairait subitement ; elle sortait de sa rêverie avec un redoublement d’amabilité qui profitait à la réunion de madame Milbert.

Quand elle était chez Félicien, c’était encore à moins de frais qu’elle était heureuse et qu’elle le paraissait. Là, tout était lui. Elle ne cherchait même plus alors à recueillir ses regards et ses paroles, tellement elle se sentait pénétrée de sa présence. Elle s’en tenait à ces communications secrètes que lui apportaient tous les objets. Sur la vie qui se déroulait dans son intérieur, elle apercevait un doux chatoiement de couleurs harmonieuses et brillantes : c’était la broderie qu’y jetait la fantaisie de son amour. Cette magique ouvrière changeait une trame sombre et monotone en un tissu varié par les plus attachantes merveilles de sentiment.

Madame Milbert ne changea point ses habitudes de réception ; mais, pour voir plus souvent ces dames, à côté des grandes réunions, elle en eut de moins nombreuses, qui prirent un caractère d’intimité que les premières n’avaient jamais eu. Par la même cause aussi, Félicien recevait plus fréquemment chez lui les parents de sa femme. Madame de Nerville, qui habitait maintenant une villa dans le quartier nord de la ville, ne manqua pas non plus de rendre à ses amis leur hospitalité.

Tous les prétextes étaient bons pour se réunir : on inventait des occasions de promenade, des parties ; on mettait à profit chacune de ces solennités insignifiantes par lesquelles les provinciaux trompent leur ennui. Pour rien au monde, on ne se fût dispensé d’une exposition, d’un concert, voire même d’une séance académique. Quelquefois on allait au spectacle, quand le permettaient les scrupules d’Adrienne, que madame de Nerville avait l’art d’endormir. Enfin on jouissait de ce que la vie de province a de plus doux : un enchaînement de relations qui fait que le plaisir ne manque jamais de lendemain, et que le besoin, comme la joie de se revoir, s’accroît tous les jours.

Pour Félicien surtout, ces satisfactions de l’amitié étaient si attrayantes, si inattendues que, chassant les avertissements importuns de son expérience, il se persuadait qu’il saurait toujours s’en contenter. Mais il y avait des instants où, si quelque chose touchait plus directement l’âme de Cécile, un retentissement éclatait tout à coup qui trahissait la profondeur de sa passion. Depuis qu’il était encouragé par la présence de ses deux amies, Félicien ne se privait plus du plaisir d’exprimer ses opinions, même chez madame Milbert. Toujours sur ses gardes cependant à l’égard de ses anciens contradicteurs, quand il en avait dit assez pour persuader celles-là seules auxquelles sa pensée s’adressait, il faisait une retraite honorable. À la grande surprise de tous, il arriva plusieurs fois à Cécile de relever le drapeau qu’il abandonnait. Elle le défendait avec une simplicité véhémente qui frappait tous les auditeurs. Madame Milbert et Adrienne avaient peine à réprimer un mécontentement passager, et généralement Cécile inspirait une légère défiance, prélude du soupçon.

Trop habitué à s’observer lui-même pour se laisser surprendre par un entraînement involontaire, Félicien se complaisait cependant à recueillir les témoignages dangereux du sentiment qu’il inspirait. L’abattement mélancolique de Cécile reparaissait souvent avec son cortége de souffrances. Quand il contemplait sa langueur, quand il la voyait sans cesse absorber autour de lui l’amour qui la tuait, il était envahi par une joie aux incitations cruelles, qui atteignait les replis les plus profonds de son égoïsme. Comme il était vengé des froideurs d’Adrienne ! Il se sentait les barbaries du conquérant avec les tendresses du père et les convoitises de l’avare qui ne veut ni toucher à son trésor ni le céder.

Qu’on lui disputât cependant cette possession secrète de l’amour de Cécile, qu’un obstacle vînt troubler la sécurité de ce bonheur incomplet, mais d’une si vive intensité, et sa passion concentrée, forcée pour se défendre de se manifester dans l’action, manifesterait toute sa puissance.

La première attaque qui menaça Félicien fut une anticipation sur le droit d’indépendance, d’indifférence même qu’il croyait avoir acquis à l’égard de sa femme. L’humeur d’Adrienne se modifiait singulièrement : la révolte orgueilleuse, l’opposition systématique qui lui étaient naguère si habituelles disparaissaient peu à peu pour faire place à une douceur grave, à des attentions un peu étudiées, mais dont le résultat était toujours la complaisance pour Félicien.

Celui-ci avait cru d’abord voir, dans ce changement, l’effet des agréments nouveaux de leur vie, dus à la présence de madame de Nerville et de madame de Malmont. Mais en observant davantage Adrienne, il fut convaincu que sa conduite actuelle n’était pas le résultat d’un mouvement spontané, qu’elle y apportait une sérieuse application et ne s’y maintenait que par une surveillance sévère sur elle-même.

Cette découverte ne fut point agréable à Félicien ; rien ne le touchait moins que ce retour tardif d’Adrienne vers lui. Il en éprouvait une impatience ennuyée. Après avoir épuisé tout ce qu’il avait eu d’inspirations tendres dans le cœur pour tâcher d’éveiller l’amour de sa femme, il le voyait naître tout à coup, sans motif, d’une cause inconnue, d’une sorte d’instinct contradicteur que ses ressentiments du passé lui rendaient odieux. Il s’irritait aussi de se voir menacé dans la liberté de ses affections ; il se répétait qu’il était trop tard et qu’elle ne se ferait pas aimer malgré lui. Il sentait qu’il ne pouvait commander un retour à son cœur même au nom du devoir, dont sa conscience se trouvait affranchie par l’ingratitude blessante avec laquelle Adrienne avait repoussé toutes les avances qu’il avait faites pour établir entre eux une union sympathique. Mais surtout une froideur invincible l’éloignait d’elle depuis la mort de leur enfant.

La faculté du pressentiment, si vive chez les femmes et qui avait dû révéler à Adrienne qu’elle aurait désormais à compter avec une rivale, ne suffirait pas pour expliquer la transformation de son caractère. L’autorité d’un sage conseil avait enfin dompté l’obstination de son esprit ; elle se gouvernait par une autre logique que la sienne propre : son seul mérite était la soumission.

Le jeune Eusèbe Forbin, envoyé chez les trappistes pour y expier, par une retraite momentanée, ses péchés d’amour et de poésie, n’était pas venu reprendre chez sa tante ses occupations industrielles : il était entré dans un séminaire. Le dépit de son échec auprès d’Adrienne n’avait eu qu’une bien faible part d’influence dans cette résolution. En livrant son chaste secret, elle s’était diminuée à ses yeux, et dans le silence de la réflexion, par cette seule expérience, il avait mesuré l’étroitesse de son esprit et le peu de générosité de son cœur.

Des considérations plus hautes avaient donc présidé à la décision du jeune Eusèbe. Intelligence souple, perspicace, élevée et pourtant timide, cœur ardent, âme fière, il s’était effrayé subitement, non des épreuves que le monde lui réservait, mais de la grossièreté de son contact et du peu d’espace qu’il offrait à l’exercice de son dévouement et de ses facultés affectives. Il aimait toutes les choses grandes, touchantes et pures, et son enthousiasme avait besoin d’expansion. Cependant il ne se dissimulait pas que, quelque mode d’interprétation que prît sa pensée, il lui faudrait un long travail avant de se faire écouter d’une foule dont l’attention est sollicitée de tant de côtés à la fois, par tant de talents divers. Dans l’état ecclésiastique, par une heureuse exception, il n’avait qu’à parler pour être entendu. À la chaire, au confessionnal, au chevet du mourant, dans le réduit du pauvre, sous le toit vide de bonheur du riche, son premier élément de succès n’était pas l’éloquence, mais la charité. Le zèle de l’apostolat ne connaît point les chutes de l’amour-propre. La grâce, qui réside autant dans le cœur des fidèles que dans la bouche du pasteur, accompagnerait toutes ses paroles. Sa voix n’avait pas à craindre les défaillances. Avant que le talent de l’homme eût poussé ses ailes, l’enthousiasme religieux du prêtre pouvait monter, comme dans sa région naturelle, aux plus sublimes élévations. Ainsi nulle ambition ne lui était interdite, car la foule émue attendait, comme une bénédiction, les épanchements de son âme.

Les renonciations auxquelles il devait se soumettre dans cette carrière privilégiée avaient pourtant fait prudemment hésiter son courage. Le plus difficile était de s’interdire, avec les idées nouvelles, développées dans le monde physique par les découvertes de la science et dans le monde moral par les principes de la liberté, cette association d’intelligence si favorable à l’esprit d’examen. Mais, malgré sa jeunesse, son expérience l’avait déjà convaincu qu’il n’était pas besoin qu’il reniât ses sympathies pour vivre en paix avec lui-même ; que la conciliation des croyances en apparence les plus opposées n’est qu’une affaire de patience et de temps, parce que les vérités douteuses, menacées d’abandon, savent toujours se modifier pour s’accommoder aux vérités évidentes et démontrées.

Lui faudrait-il enfin renoncer à la femme, ce gracieux interprète de l’amour sur la terre ? Sans doute, ce n’était pas à lui qu’elle appartiendrait dans la plénitude de l’ardente saison de sa beauté et de ses passions, ou du moins elle lui serait disputée. Mais, à ces heures discrètes où le monde ne la connaît pas encore ou bien ne l’apprécie plus ; à cette heure de pureté suave où, le sentiment précédant le désir, son amour n’est qu’une divine expansion de son innocence ; à cette heure de mélancolique pudeur où, se sentant abandonnée par les charmes de la jeunesse, elle n’ose affronter les dédains de l’homme et s’enveloppe de piété pour voiler les mystères de son cœur brûlant : c’est lui, le prêtre, qui, revêtu comme elle de vertu et de chasteté, recueillerait les touchants trésors de son âme ; avec cette part méconnue, mais si précieuse et si enviable, que pourrait-il regretter ?

D’ailleurs, le jeune Eusèbe avait été orphelin dès son bas âge. Son amour filial avait gémi jusqu’au moment où il s’était aperçu que le culte si tendre que nous vouons à notre mère, celui que nous vouons à notre religion et à notre patrie, ne sont que des modifications du même sentiment. C’est toujours une indicible reconnaissance pour cette providence attrayante qui, mêlant le sourire aux bienfaits, nous aima et nous protégea dans notre faiblesse ; qui alimenta notre âme de poésie quand elle était incapable de se procurer elle-même cette divine nourriture, et dont les soins, fructifiant avec les années, permettent à nos derniers jours, si stériles, de recueillir la moisson embaumée des souvenirs.

Le temple, asile de cette religion bénie, était la vraie demeure du jeune Eusèbe. Incrédule même, il eût aimé le lieu saint : il y sentait la plénitude de cœur, l’émotion ineffable, les larmes heureuses que l’on ne retrouve ailleurs que sur le sein de sa mère ou le seuil de son foyer.

Satisfait dans toutes les aspirations de sa nature à la fois délicate et noble, scrupuleuse et passionnée, par la mission qu’il s’était choisie, contemplant sans cesse son idéale grandeur, il pouvait supporter les épreuves et les déboires qui déjà accompagnaient son éducation de prêtre.

Depuis qu’il avait commencé cette rude tâche, il n’avait pas revu Adrienne. Mais sa qualité de lévite ayant complètement effacé aux yeux de ses anciens amis ses légers torts de jeunesse, il fut invité à accompagner quelques-uns de ses supérieurs ecclésiastiques pour assister aux fêtes, tant de l’autel que de la table, qu’amena la consécration religieuse d’une chapelle que madame Milbert avait fait récemment construire sur ses terres. On choisit pour cette cérémonie le jour même de la Dédicace, qui se célébrait le premier dimanche d’octobre, avant l’introduction en Normandie du rite romain.

La saison, déjà froide et pluvieuse, prêtait à la campagne peu d’agréments ; aussi, dès la journée du lundi, les hôtes de madame Milbert se retirèrent les uns après les autres. Madame de Malmont et madame de Nerville partirent dans l’après-midi. Félicien les accompagna ; mais Adrienne resta au château avec sa mère, madame Forbin, madame Caron et M. Eusèbe. Ces adieux réitérés avaient mêlé une nuance de tristesse à la mauvaise humeur qui avait pris la jeune femme quand son mari avait donné un prétexte pour retourner à Rouen. On avait avancé le dîner pour faciliter certains départs, et la journée en paraissait plus longue ; la dernière heure surtout était difficile à passer. En attendant le moment de faire un whist ou de prendre place à la table à ouvrage, Adrienne se tenait debout sur le perron, regardant vaguement la campagne. Eusèbe était à côté d’elle, droit et immobile, son bréviaire sous le bras. Elle se crut obligée de lui adresser la parole. Tout en causant, elle descendit le perron ; il la suivit, et bientôt ils se trouvèrent sous une des sombres avenues qui conduisaient au château.

Quand l’ombre vint en aide à sa timidité naturelle, Eusèbe demanda à Adrienne si elle vivait maintenant en meilleure intelligence avec son mari et si elle était plus heureuse. Quoiqu’il eût fait un effort sur lui-même pour articuler ces questions, il les posait avec assurance ; car il était pénétré déjà du droit qu’il avait, dans les intérêts de son futur ministère, d’entrer de vive force dans le secret des âmes.

— Mon seul bonheur, répondit-elle, c’est que nos luttes soient terminées ; nous sommes complètement étrangers d’esprit et de cœur l’un à l’autre ; notre union n’est plus qu’un divorce discret.

— Dans votre intérêt et celui de votre mari, vous ne deviez pas souffrir, madame, que vos discordes amenassent ce résultat.

— Prétendriez-vous faire retomber la faute sur moi ? répliqua vivement Adrienne ; vos opinions sont bien changées !

Eusèbe rougit légèrement ; mais il était habitué déjà à endurer des piqûres d’épines.

— Depuis que je vous ai vue, dit-il avec un accent de modestie qui ôtait toute prétention à ses paroles, j’ai beaucoup médité. Mes conjectures sans doute peuvent être une erreur ; mais, si elles ne me trompent pas, vous avez fait usage de tous les moyens pour ramener à vous votre mari, excepté du seul efficace.

— Lequel ?

— L’amour !

— Félicien serait de votre avis, monsieur ; mais ma conscience me permet de vous affirmer que j’ai aimé mon mari autant qu’il m’était possible de le faire sans exposer mon salut.

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas aimé jusqu’à exposer votre salut ? dit Eusèbe, dont la hardiesse s’enflammait de zèle ou d’un autre sentiment voilé.

Adrienne laissa échapper une exclamation de surprise, et son regard interrogateur alla, malgré l’obscurité du soir, frapper le visage du jeune homme.

Eusèbe sentit que le moment était venu de toucher le cœur d’Adrienne ou de le fermer pour jamais à son influence. Sa voix tremblait d’émotion.

— Savez-vous ce que c’est que l’amour ? dit-il. C’est une immolation si complète de nous-même à l’objet aimé qu’il ne se fatigue jamais de ses efforts pour lui plaire, qu’il supporte sans se lasser les froideurs et les rebuts, qu’il ne redoute ni les châtiments ni les supplices. Pourvu que l’amour puisse prouver son dévouement, il trouve en lui un bonheur qui défie le ciel et la terre. Comment les plus grands saints ont-ils aimé Dieu ? Jusqu’au sacrifice de leur corps ici-bas, de leur âme dans l’éternité ! Ils consentaient à se vouer aux tourments infinis de l’enfer, pour donner au Seigneur un témoignage incommensurable de leur amour. Tel est l’amour divin, et l’amour humain en est l’image, le calque et le reflet. Pourvu que celui-ci reste uni à son divin principe, il peut s’étendre aussi sans limite et sans mesure. Qu’aviez-vous besoin de les séparer ? Tous deux vous traçaient la même voie. Pour la gloire de Dieu et le salut de votre époux, vous deviez être prête à braver même la damnation éternelle. Peut-être serait-il encore permis à l’homme d’hésiter devant cette sublime folie du dévouement ; mais une sainte témérité convient à la femme. Doit-elle se laisser arrêter par une crainte égoïste, doit-elle douter des miracles de la grâce, celle à qui le Seigneur a dit : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé ? »

Cette remontrance, dans la bouche du jeune lévite qui avait été son admirateur et son ami, produisit sur Adrienne un effet qu’on n’aurait pas attendu. « Et vous aussi ! » murmurait-elle d’une voix gémissante, comme autrefois César mourant. D’ailleurs, quoique les sentiments exprimés par Eusèbe fussent tout opposés à ceux de la jeune femme, il y avait dans son accent une onction attendrissante qui aurait pu entraîner même sans convaincre. Mais c’étaient surtout les formes de son langage qui la subjuguaient. Les formules pieuses dont il enveloppait ses pensées écartaient sa défiance et lui prêtaient une autorité que n’avait jamais eue sur elle la parole de Félicien. Certaines douceurs éloquentes sont comme une glu emmiellée dont l’âme ne peut se détacher.

— Vos reproches me pénètrent, dit-elle, et je suis disposée à reconnaître mes fautes, si j’en ai commis ; mais êtes-vous bien sûr de la vérité de votre doctrine ?

— J’obéis à l’inspiration de ma conscience, répondit Eusèbe avec simplicité ; mais si vous craignez que je ne m’abuse, consultez un guide plus expérimenté que moi.

— Non, il y a longtemps que je sens le besoin d’un secours spirituel, c’est Dieu peut-être qui vous envoie ; que sa volonté soit faite !

— Mais il me faudrait toute votre confiance, dit le jeune homme en hésitant, soit qu’il s’effrayât de la responsabilité ou des dangers de la tâche qu’il entreprenait.

— Vous l’aurez, répondit Adrienne.

Ils rentrèrent au château, et pendant les deux jours qu’ils passèrent encore chez madame Milbert, Adrienne initia Eusèbe aux secrets de ces dissensions intimes dont elle entretenait Mathilde autrefois. Elle ne rencontrait plus la complaisance molle, mais dénuée de sympathie, de son ancienne confidente ; c’était, au contraire, une fermeté zélée qui réprimait en elle jusqu’à la moindre velléité de révolte.

Il s’attacha à lui prouver que ce n’était point la religion même qui avait été en cause entre elle et Félicien, mais seulement une manière de l’interpréter et de l’appliquer, particulière aux préjugés du moment et tout humaine et transitoire.

Adrienne éleva cependant quelques objections. L’intolérance des enseignements qu’elle avait reçus lui rendait presque impossible d’admettre que les accommodements fussent si faciles entre ses complaisances de femme et ses exigences de catholique. Eusèbe, avec sa droite sincérité, aplanit toutes les difficultés qu’elle lui suggéra ; car les lumières de son intelligence n’étaient pas encore troublées par les préventions de l’esprit de corps, ni sa conscience oblitérée par les endurcissements des luttes fanatiques.

De cette époque datait le changement que Félicien avait remarqué dans la conduite de sa femme, mais qu’il ne cherchait point à encourager. Aussi Adrienne fut-elle obligée plus d’une fois de réclamer le secours d’Eusèbe pour soutenir sa persévérance. Tout en mettant un pieux empressement à lui complaire, il s’efforçait d’apporter une grande prudence dans leurs relations. Déjà peut-être il reconnaissait avec effroi combien pour sa jeunesse l’abîme était près de la route du salut et la pente glissante de la charité à l’amour.