Une femme m’apparut (1904)/14

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 165-176).

XIV
Op. 27 no 2
beethoven.

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XIV


J’errais dans les rues où s’empourprait un merveilleux crépuscule mauve, pareil à un tissu de violettes, lorsque je rencontrai San Giovanni. Elle semblait plus que jamais détachée d’un cadre ancien. Les seins et les hanches sans relief, de vierge adolescente ou d’éphèbe, ne soulevaient point l’étoffe de sa robe imprécise. Elle était droite et longue comme un page.

« Quel hasard bénévole a conduit jusqu’ici vos pas, San Giovanni ? Quelque Florentine aux yeux plus noirs que la nuit italienne, vous attend sans doute, accordant un luth ou effeuillant une rose ? »

L’Androgyne me répondit brusquement, toute à l’intime trouble de son âme.

« Je crois qu’au fond de votre passion amère pour Vally il dort une tendresse insoupçonnée de vous-même. Je viens faire appel à cette douceur d’amitié qui est en vous. »

Mon étrange amie s’arrêta, indécise.

« Vous ne connaissez pas Vally comme moi. Votre âme britannique, où sommeille encore le vieux levain protestant, ne peut se plier à l’intelligence de ces flirtations très hardies et très ingénues où se complaît la rouerie puérilement perverse des Américaines. Vous êtes de races d’âmes différentes : vous ne vous comprendrez jamais. Vally aime à faire souffrir les hommes par l’offre impudente de son inviolable beauté. Elle a voulu cette attitude d’Idole tangible, et pourtant lointaine. Elle frémit délicatement de se savoir inaccessible dans une atmosphère brutale de désirs et de convoitises. Elle adore les tortures que font naître son regard et son sourire. Le sentiment de sa puissance féminine l’enivre. Mais elle demeure plus froide que les glaces éternelles qui défient le soleil. Votre orgueil saxon n’admettra jamais ces subtilités. Vous gardez l’âme hostile, l’âme hérissée de soupçons, de l’antique Roundhead. »

Elle s’interrompit, ses yeux énigmatiques scrutant mes yeux humiliés.

« Écoutez-moi bien, disciple de l’Ironside Cromwell si peu compris par le bourgeois français Hugo. Si vous ne modérez point votre douleur jalouse et votre humeur sauvage, vous perdrez Vally. Elle s’évadera de ce brouillard dont vous voulez l’envelopper, et où elle étouffe. Il lui faut le grand air, l’espace et le soleil. Elle a une si brûlante jeunesse, une telle ardeur de vivre !…

— Ô San Giovanni ! patron des amours perverses, conseillez-moi, car nul ne doit connaître Vally plus fraternellement que vous.

— Vally, comme vous le savez, a eu le tort de se fiancer en secret avec le Prostitué. Oh ! n’attribuez pas à ce fait insignifiant plus d’importance qu’il n’en a dans la réalité. La plupart des jeunes Américaines, je vous l’ai dit cent fois déjà, se promettent en mariage à droite et à gauche sans la moindre intention d’accomplir ce sacrifice. C’est un prétexte à baisers sur les lèvres, rien de plus, et, en Amérique, le baiser sur les lèvres n’a guère plus de gravité qu’un baiser sur la joue en France. Entre sœurs et entre amies, — sans équivoque ! — on s’embrasse à pleine bouche… Vally ne fait que suivre les usages de son pays natal. Elle a déjà eu treize fiancés, et c’est sans doute afin de ne point s’arrêter sur ce chiffre fatidique qu’elle en a élu un quatorzième… »

San Giovanni hésita un instant.

« Je vous en prie, obtenez de notre fantasque Morgane la promesse de bannir cet homme de son intimité. Je ne prononcerai pas le mot démodé et ridicule de compromission. On ne compromet plus les jeunes filles, Dieu merci ! Elles seules peuvent se compromettre en allant vivre maritalement avec un monsieur, ou en devenant enceintes… Vally ne se donnera jamais à un homme, » se reprit-elle. « Elle n’aime point les hommes, vous devez le savoir aussi bien que moi. Elle se méfie d’eux, comme on se méfie instinctivement de ses adversaires, elle les hait comme des ennemis, elle se mesure avec eux comme avec des rivaux. Ne craignez point la présence d’un homme dans le cœur de Vally. »

Je n’écoutais plus les paroles de San Giovanni, je ne voyais plus le sourire de ses lèvres aux lignes sinueuses. Je chancelai ivre de douleur.

« Addio, Saint pervers. »

J’allai, sans pensée, vers la demeure de Vally. Je m’étonnais de souffrir si peu, ou plutôt de souffrir si inconsciemment.

En arrivant devant la porte où, tant de fois, j’avais hésité délicieusement avant d’entrer, l’horreur du présent me rappela à la réalité de l’heure, comme une torture nouvelle ranime le patient évanoui.

Je ne me souviens plus très exactement de ce qui suivit, car je marchais dans une brume de cauchemars. Ma mémoire évoque surtout la pénombre savante du boudoir vert, et la silhouette blanche de Vally.

À ma vue, le pli de ses lèvres dessina un sourire contraint. Le Prostitué s’agita fébrilement sur son fauteuil.

Je m’approchai de Vally.

« Je viens vous féliciter de l’événement heureux que j’apprends. Vos fiançailles… »

Vally se leva, blanche et longue comme un lys expiatoire.

« Je ne comprends pas, » répliqua-t-elle sèchement. « Il n’a jamais été question de fiançailles entre M. de Vaulxdame et moi. »

… Lorsque je retrouvai la notion des choses réelles, le Prostitué n’était plus dans le boudoir. Vally me regardait de ses yeux bleus froidement courroucés.

Je ne sais plus quelles paroles inhabiles je balbutiai dans ma fièvre. J’essayai machinalement des phrases de reproche et de blâme, en m’efforçant de maintenir un accent résolu… Les lèvres minces de ma Loreley se contractèrent. Elles ne semblaient plus qu’une mince ligne transversale dans son visage immobile. Je m’écoutais sans m’entendre moi-même…

La voix de Vally, dure comme un choc de métal, raya le silence.

« Je ne m’explique pas ton imbécile obstination à m’irriter et à te rendre intolérable. Tu aurais dû voir que, si je dédaigne les calomnies, je méprise ceux qui s’en font l’écho stupide. Je ne crois pas un seul mot de ces fables ridicules à propos de M. de Vaulxdame, inventées sans doute par ta jalousie en délire. Mais cet énervement perpétuel où tu te complais à me jeter par tes soupçons tracassiers et absurdes, a lassé ma patience. Nous sommes à un tournant du Destin où nos deux routes différentes se séparent. J’ai toujours été loyale envers toi. Je ne t’ai point fait de mensongères protestations de tendresse. Dès la première minute, je t’ai ouvert le néant de mon cœur. J’aurais voulu t’aimer : tu n’as point su m’inspirer l’amour que je souhaitais si vainement.

— Je ne sais si ma passion maladroite fut la seule cause de cette grande inintelligence de nos âmes. Certes, je t’ai importunée de ma méfiance ombrageuse. Mais n’était-elle point la conséquence logique de cette froideur méprisante que tu me témoignais ? Tu t’adressais à moi comme un maître brutal qui rudoie un serviteur négligent. Tu te plaisais à me blesser, et à donner à tes courtisans le spectacle de mon humiliation. Si ces multiples blessures m’étaient plus douces que les caresses d’une autre, elles m’étaient plus amères que la fin des espérances terrestres… Je ne te fais aucun reproche, Vally, ma Très Blonde et ma Bien-Aimée. Je t’ai immolé ma vie avec joie. Tu m’as fait connaître l’incomparable volupté du sacrifice, la merveilleuse douceur du renoncement. Je t’ai aimée d’un amour pieux, comme d’autres aiment leur Madone. En vérité, les prêtres et les moniales, qui répudient le siècle dans leur ferveur divine, n’ont point connu l’extase mystique avec laquelle j’ai tout abandonné pour te suivre. Tu es l’Inoubliable, Vally. Tu peux me chasser de ta présence, tu peux m’exiler de ta grâce cruelle, mais tu n’effaceras jamais l’incomparable souvenir que j’ai mis à l’abri des métamorphoses de l’existence. Car on n’efface jamais la brûlure profonde du premier amour. »

Elle ne m’écoutait plus. Une colère glaciale brillait dans ses prunelles pâlement bleues comme un fleuve du Nord.

« Ta présence m’est devenue odieuse, » dit-elle de cette voix mesurée des juges qui prononcent une sentence capitale. « Tu es sur mon chemin l’ombre qui obscurcit les rayons et qui endeuille les roses. Ton âcre tristesse m’exaspère indiciblement. L’amertume de ton caractère te rend abominable. Tu es une âme de colère et de haine. Tu t’obstines à ne me voir que sous l’aspect le moins beau. Tout ce que je possède de fier et de noble est resté ignoré de toi. Ta mesquine jalousie ne pouvait s’élever au-dessus des faits et des apparences. Va, je préférerais n’importe quelle inimitié loyale à l’hypocrisie de ton amour. Va ! » ordonna-t-elle, de sa voix d’acier.

Je sortis. Un grand silence s’était fait en moi. Mon cœur était pareil à un sépulcre sans aurore.