Aller au contenu

Une femme m’apparut (1904)/15

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 177-190).

XV
Op. 2 no 2
beethoven.

\version "2.20.0"

\header {
  title = "XIV"
  subtitle = "Op. 27 No. 2"

  composer = "BEETHOVEN."
}
  \layout {
  indent = #10  
  %ragged-last = ##ttt
  }
{

    \new PianoStaff = "piano" \with { instrumentName = ""} 
         <<
      \new Staff = "upper" { \relative c'  {\key d \major  \set Staff.midiInstrument = #"piano"
         \time 3/4 \override Staff.Rest.style = #'classical 
         \set Score.tempoHideNote = ##t \tempo \markup {\italic "Largo appassionato, lento sempre"} 4=50 \omit Score.BarNumber 
% Ligne 1
 <a fis'>4 <a fis'> <a fis'> | <a e'> <a fis'>2
\break
% Ligne 2
  <a g'> <a fis'>4 | <a e'>8 r8 r4 r4
\break
% Ligne 3

  \break


  \bar "||"  
    
 

      }}
      \new Staff = "lower" { 
        
        \relative c  {\clef "bass" \key d \major \set Staff.midiInstrument = #"piano" 
                      \override Staff.Rest.style = #'classical
                      
% Ligne 1
  << {\relative c 
  d_\markup {\italic \large  {Staccato sempre}  } d d | cis d2  

% Ligne 2    
  e d4 | cis8 a ais2}
% Ligne 1  
  \\ 
  {d,16[ r16 e] r fis[ r e] r fis[ r d] r
  g[ a\rest a] r fis[ r e] r fis[ r d] r
% Ligne 2  
  cis[ r a'] r b[ c\rest cis] r d[ c\rest gis] r |
  a8 a([ g g! fis e])

     } >> }}
>>
}


XV


Je partis le lendemain pour Tolède. J’aime l’attitude de cette ville d’automne, attardée en le souvenir. J’aime la lèpre de ses maisons, la maladie de ses pavés, les plaies de ses murs, l’agonie de ses fresques. L’amour de la folie m’attira vers les tableaux du Greco. Ses anges de démence, aux fronts bizarres et fuyants, aux fronts d’où la pensée s’est à jamais enfuie, m’obsédèrent de leurs regards hallucinatoires. À Madrid, j’avais contemplé pendant des heures les longs visages invraisemblablement étroits et pâles de ses portraits.

D’où me vient cette passion singulière pour la folie et pour le suicide, alors que je ne possède ni assez d’imagination pour l’une, ni assez de courage pour l’autre ? Je ne sais…

Donc, je n’eus point la bravoure définitive du seul Acte qui vaille une résolution. La complexité et la laideur des moyens de délivrance me retinrent, et surtout la crainte de ce ridicule qui stigmatise les suicides avortés.

Il me revenait à la mémoire la litanie morbide que San Giovanni avait autrefois composée en l’honneur de Notre-Dame des Fièvres, si victorieusement enchâssée dans cette ville de désolation.

Ton haleine fétide a corrompu la Ville…
Un vert de gangrène, un vert de poison
Grouille, et la nuit rampe ainsi qu’un reptile.
La foule redit en cœur l’oraison,
Délire fervent qui brûle les lèvres,
Frisson glacial parmi les sueurs,
Vers ta lividité, Notre-Dame des fièvres !

L’ombre t’a consacré ses mauvaises lueurs.
Les phosphores bleus sont tes frêles cierges,

notre-dame des fièvres

Et les feux-follets dorent ton autel,
Vierge qui souris à la mort des vierges,
Qui demeures sourde à l’obscur appel,
Madone vers qui matines et vêpres
Montent en grelottant, Notre-Dame des Lèpres !

Ta cathédrale aux murs rongés par les lichens
Écœure le soir par sa tiédeur fade.
Sur les lits souillés de hideux hymens
Suinte la moiteur des mains de malade.
Les ladres squameux et les moribonds
Mêlent leur soupir au cri des orfraies
Et baisent tes genoux, Notre-Dame des Plaies !

Tes tragiques élus ont incliné leurs fronts
Sous le vent divin de tes litanies.
Et, parmi l’encens et les chants sacrés
Et l’écoulement des âcres sanies,
S’exhale un relent de pestiférés.
Le pus et le sang et les larmes pâles
Ont béni tes pieds nus, Notre-Dame des Râles !

Peu à peu, je discernai la pâleur cruelle de la Madone des Pestiférés. Dans ses yeux stagnants s’azuraient et se verdissaient les reflets des eaux mortes. Des souffles paludéens émanaient de sa robe aux plis tourmentés. Sa face était tumultueuse comme les visions du délire. Mais ce qui m’épouvantait le plus, c’est que je reconnaissais dans l’Image Mortelle l’image de Vally… Les yeux stagnants réfléchissaient le regard de Vally… Le visage changeait à l’égal du visage de Vally… Elle était venue corrompre l’air et le soleil où je retrempais mes sanglotantes lassitudes. Elle était venue empoisonner à jamais mes espoirs d’oubli et de guérison. Elle était venue, sachant que je ne lui échapperais point…

Les jours passèrent, et j’écrivis à San Giovanni pour abréger une heure douloureuse.

Elle me hante comme un remords. Je ne peux plus me ressaisir, je ne peux plus revivre. Son souvenir me tue sans m’achever.

J’entends parler d’elle. Elle est joyeuse. Elle s’amuse, là-bas, elle n’a point de pensées en dehors de ses bals et de ses dîners futiles, et peu lui importe que j’agonise ici.

Vainement, j’ai voulu me tuer deux fois. Si je trouvais pourtant, au fond de ma faiblesse et de ma lâcheté, l’énergie de disparaître, si j’y réussissais enfin, vous ne diriez jamais, jamais à Vally, — n’est-ce pas ? — que c’est pour elle que je mourus, et qu’elle seule me porta le dernier coup.

L’amitié très blanche d’Ione fut jadis ma consolation et mon refuge. Depuis sa disparition, je n’ai plus rien sur la terre.

Les quinze jours qui suivirent ma première rencontre avec Vally ne furent qu’une stupeur extatique, un éblouissement enchanté. Oui, pendant ce temps, je n’ai pas pensé, j’ai vécu. Et cependant je savais qu’elle ne m’aimait point, que je me trompais comme elle s’était trompée. Je savais qu’il était trop tard et je me complaisais dans l’Irrémédiable.

Ce n’est point sa faute si elle n’a pu m’aimer. Ce n’est point non plus la mienne. Ne la blâmez point, puisque moi-même je ne la blâme pas.

Vous avez peur de la mort, vous le poète de la lumière, des roses, de l’Aphrodita. Vous, l’attardée de Lesbos, vous craignez la mort, moi, je l’aime comme une maîtresse lointaine. Je suis du Nord, j’aime les brumes qui voilent de mystère les choses réelles, j’aime surtout les ténèbres fraîches.

Je hais la vie. Je ne sais ni comment, ni pourquoi j’existe encore.

Tout ce que j’écris est inutile, faible, impuissant impuissant comme ma pensée, faible comme mon cœur, inutile comme ma vie. Je me réjouis au souvenir de la fin d’Ione. Je triomphe de la certitude de son repos. Elle ne souffre plus de l’oppression de vivre, elle n’est plus qu’un parfum errant au fond de la nuit, un peu de sève dans un brin d’herbe…

La douleur ! Ah ! la banalité, ah ! la monotonie de la douleur ! Elle est vulgaire, puisqu’elle appartient à tous. Elle est la prostituée sans grâce que la foule possède. De l’avoir connue, il me reste une lassitude où se mêle une nausée.

Vally ! elle a de divins sourires d’âme, et des larmes inespérées. Mais elle a surtout des cruautés implacables. Je veux l’aimer comme on aime une Morte. Je veux ne plus songer qu’à l’Incomparable qui est en elle, à la langueur fébrile de nos rares baisers, à la tristesse des heures attendries.

Un portrait d’elle, que j’avais commandé il y a quelque temps, m’est enfin parvenu, grâce à la complicité d’un Destin ironique. La plaie vive de mon être s’est encore envenimée à la contemplation de ce visage et de ces lèvres. Ah ! ces yeux froids qui m’ont percé l’âme de leurs regards sans tendresse !…

Elle fut mon premier amour, voyez-vous, je n’ai jamais aimé qu’elle. Je crois que je ne pourrai jamais aimer une autre femme de cette même passion furieuse et farouche.

Je ne sais point l’oublier aux heures oh je veux me distraire de cette idée fixe. J’ai fait discrètement la cour à une Espagnole fervemment parfumée comme une nuit de Mytilène. Mais ce n’est là qu’un jeu sans importance, un simple thème de conversation sur lequel il est plus agréable de broder que sur le thème trop usé de la pluie et du beau temps. Cela ressemble à l’amour vrai comme la peine d’une enfant ressemble à l’agonie d’une martyre.

N’est-ce pas ?

Je rêve d’une mort qui serait une volupté, d’une mort qui serait une consolation de la vie. Et cette mort serait l’Impossible Bonheur qu’on n’a jamais entrevu. L’obsession de cette mort est pareille au désir qui s’exalte vers une femme aimée.

San Giovanni m’adressa une lettre doucement railleuse. Elle me décochait quelques sarcasmes aigus et me raillait de mon inconstance. Elle insistait sur l’Espagnole aux yeux d’abîme.

Je lui répondis aussitôt :

Ne savez-vous donc pas, San Giovanni, que la psychologie se trompe presque aussi infailliblement que la médecine ? Vous êtes tombée dans l’erreur la plus profonde en croyant que mon amour pour Vally se conjugue au passé. Tout est fini entre nous : c’est la meilleure des raisons pour que je continue à l’adorer.

J’ai commis une faute grave en l’excédant de ma jalousie imbécile. Mais cette jalousie fut toute spéciale. Je ne la blâmais point lorsqu’elle s’agenouillait devant la beauté féminine, mais mon orgueil se révoltait à la pensée de partager avec des êtres grossiers ses sourires, ses promesses et même ses baisers.

Voilà le mortel affront, l’outrage irrémissible.

Quant à la brune Sévillane, ô devineresse grossièrement abusée, je la revois demain après une absence d’une semaine, et cette pensée m’est indifférente. Elle a la perfidie de l’Autre, de l’Unique, sans le charme cruel, la magie de tout l’être, qui jadis m’ensorcelèrent.

Cela n’empêche pas ma nouvelle souveraine d’être tout à fait exquise. Elle a très peu d’intelligence, mais beaucoup de ruse subtile.

Je vous parle de tout cela légèrement peut-être. La vérité est que je m’égare dans la douleur. Je hais Vally avec passion. Je la verrais souffrir avec délices. Et je donnerais pourtant mon cerveau et mon sang pour lui épargner la moindre angoisse. Je ne sais plus. Je l’aime.

Au revoir, poète de Mytilène, disciple pieuse de Psappha. À quand ? je ne sais. Je ne puis envisager l’avenir lorsque le présent est d’une intensité si douloureuse. Vous me plaindrez peut-être un peu, puisque vous êtes une amie loyale autant que subtile et tout à fait délicieuse lorsque vous ne faites point de psychologie.

Je n’ose vous baiser les mains, San Giovanni. Vous avez des mains presque viriles, des mains qui possèdent, qui prennent et qui gardent, mais ne s’abandonnent jamais. J’ai, comme vous le savez, la passion des mains, plus éloquentes que les visages.

Je me souviens comment Ione, pendant des heures, contemplait ses mains de malade aux matités d’anciens ivoires…

Je n’ose point non plus vous serrer la main en camarade, car vous avez des mains perverses, San Giovanni, et elles me déconcertent. J’ai trop l’inquiétude de leurs longs doigts sinueux. Toute réflexion faite, je vous dis très simplement : Au revoir.

Je quittai la divine Tolède pour m’abîmer dans le rêve mauresque. L’Alhambra fut pour moi un enchantement pieux. La sala de las Dos Hermanas me devint plus chère que toutes les autres. Par un soir de sortilège et de souvenir, je vis les Deux Sœurs royales, Zoraÿda et Zorahaÿda.

… Elles étaient assises l’une en face de l’autre, de chaque côté de la fontaine. L’eau chantante miroitait dans l’ombre, et leurs yeux ingénus riaient en la contemplant. Les joueuses de guzlas endormaient moins harmonieusement leur immuable rêverie. Parfois, les princesses modulaient une mélopée bizarre et leurs voix dominaient la musique de la fontaine.

Leurs regards, tout ensemble proches et lointains, se cherchaient à travers une brume de fraîcheur. Et, chaque fois que leurs yeux s’appelaient et s’avouaient ainsi, elles frémissaient d’une angoisse merveilleuse…

Mais la fontaine les séparait plus efficacement l’une de l’autre que toutes les portes du palais. La fontaine leur semblait l’obstacle infranchissable. Elles se souriaient pâlement à travers la brume d’eau… Jamais, elles n’osèrent s’asseoir l’une près de l’autre et se prendre les mains. Jamais, elles n’osèrent unir leurs lèvres passionnées et solitaires. Elles moururent sans détruire dans leur âme le charme infini du Désir et du Regret.