Une française au pôle Nord/05
V
l’hivernage
Le froid était rentré triomphalement dans son empire, à la faveur de la nuit polaire qui drape le ciel de ses tentures de deuil. Grâce aux sages calculs qui avaient présidé à la construction et à l’installation de Fort Espérance, les hivernants n’en avaient encore que peu souffert. En effet, entre les effroyables températures du dehors et celles que les poêles sans cesse allumés entretenaient à l’intérieur, il y avait presque constamment 30 à 40 degrés de différence.
Aussi, sur les conseils des deux médecins, avait-on aménagé devant chaque porte une façon de hangar à « transition » pour permettre à ceux qui sortaient de s’habituer à l’énorme rupture d’équilibre entre les deux températures.
Jusqu’au solstice, ce qui restait de jour n’en méritait pas le nom. C’était une sorte de crépuscule vague, bordant parfois de teintes éclatantes l’extrême limite de l’horizon. En prévision du grand départ fixé au 15 avril, on avait consacré les journées décroissantes de l’automne à des explorations aux alentours, et, peu à peu, les voyageurs avaient pris connaissance de leur domaine. Ces courses se faisaient toujours avec accompagnement de traîneaux tantôt attelés de chiens, tantôt tirés par les hommes eux-mêmes. Dans l’un comme dans l’autre cas, c’était un dur apprentissage, et le pôle montrait chaque jour davantage avec quelle âpreté de résistance il défend ses abords contre la curiosité des humains.
Les premières traînées surtout furent terribles. Les organismes n’étaient pas encore acclimatés à ces effroyables températures de 24, 28, 32 et 36 degrés au-dessous de zéro qui sévirent presque invariablement du 15 octobre au 1er mai. Et cependant les voyageurs avaient mis à profit l’expérience de leurs devanciers. Au lieu d’étoffes épaisses et lourdes, ils avaient adopté pour leurs vêtements les laines douces et légères, qui laissent le jeu des membres libre. Un double pantalon, un tricot revêtu lui-même d’une vareuse de molleton, et, brochant sur le tout, un pardessus court en fourrure, une casquette à revers, des basanes de toile formant hottes et pourvues de semelles de bois à gros clous, des mitaines de laine au-dessus de gants de peau fourrés, tel était le vestiaire des hommes.
Il va sans dire qu’Isabelle avait dû adopter un costume analogue, préparé de longue date.
Quant à la nourrice, Tina Le Floc’h, elle prenait, sous cet accoutrement d’hiver, le bizarre aspect d’une bête sauvage dont sa large carrure et sa démarche pesante donnaient à distance l’illusion.
Ce fut M. de Kéralio qui donna l’exemple du courage et de la résistance. Le 15 octobre, accompagné de son ami le docteur Servan et des matelots Guerbraz et Carré, il entreprit, avec un équipage de douze chiens, l’exploration de la côte. Partis du campement, c’est-à-dire du cap Ritter, sur le 76e parallèle, les explorateurs dépassèrent le cap Bismarck et s’élancèrent hardiment vers le nord. La côte se prolongeait presque droite jusqu’au 79e degré. Là, elle obliquait vers l’ouest, et les voyageurs constatèrent avec joie que cette obliquité, se trouvait sous un angle suffisant pour permettre de rejoindre par la route de terre le cap Washington, entrevu par Lockwood en 1882. Restait à savoir si la route de mer serait aussi praticable.
Cette première excursion, accomplie à travers les bourrasques de neige et par une température moyenne de 18 degrés au-dessous de zéro, prit fin au 81e degré. Un pic, vaguement entrevu dans le nord-ouest, reçut le nom de mont Kéralio, en même temps que l’on baptisait cap Servan le promontoire qui servit de limite aux voyageurs.
Il fallut revenir. On avait parcouru 125 kilomètres pendant les quatre premiers jours. Puis, les forces faiblissant, la route devenant plus dure, le froid plus âpre, on n’avait plus marché qu’à raison de 25 kilomètres par jour. L’exploration dura au total un peu plus de quatre semaines. Les sacs en peau de bison furent, pour le couchage, la grande ressource des pauvres pionniers. Ils rentrèrent exténués de fatigue, épuisés par le froid. Par bonheur, l’accueil qu’ils reçurent à la station les remit promptement sur pieds. Chose singulière, ce fut Guerbraz, le plus robuste de la troupe, qui eut le plus à pâtir de cette expédition ; il eut l’oreille gauche en partie gelée.
À tour de rôle, les diverses escouades s’élancèrent, les unes vers le nord, les autres dans la direction de l’ouest. On fut assez heureux pour rapporter quelques kilos de viande fraîche, qui renouvelèrent avantageusement la carte des repas. En effet, le pemmican et le pain comprimé avaient rapidement lassé les palais et les estomacs.
L’hiver et la grande nuit condamnèrent les voyageurs au repos. On ne pouvait prétendre à emporter le luminaire indispensable à l’éclairage de la route, et le chemin à travers les fondrières des hummocks offrait trop de dangers. L’ordre du jour fut donc réglé d’après les avis donnés par les rapports des précédents hivernants : on demeura au foyer.
Aussi bien l’ouvrage n’y manquait-il point. On n’avait pas trop à faire de veiller à la sécurité du logis, sans cesse menacée par les tourmentes du sud-est. L’hiver, malgré ses froids excessifs, fut troublé par des retours de courants chauds, et la vue d’assez nombreuses allées d’eau dans le pack permit aux voyageurs de reconnaître l’exactitude des présomptions selon lesquelles la mer du Grœnland serait plus libre que celles de Barentz ou du Nord-Amérique. Manifestement quelque branche du Gulf-Stream fouille profondément ces hautes latitudes et rend toujours possible la dislocation des glaces.
Merveilleusement encaquée dans sa gangue d’icebergs, l’Étoile Polaire n’eut point à souffrir des poussées du large. Son berceau de fer s’acquitta très bien de ses fonctions, et
Le 15 novembre, le capitaine Lacrosse, escaladant la ceinture de glaçons du navire, trouva celui-ci la quille hors de l’eau, littéralement suspendu à deux pieds au-dessus du niveau du champ. Des sondages pratiqués immédiatement le rassurèrent contre l’éventualité d’un échouage à perpétuité. La glace sous-jacente n’avait pas plus de 3 mètres d’épaisseur, et l’eau gardait au-dessous une température de 1 degré, par des profondeurs de 25 à 40 brasses.
Le 25 novembre, le niveau du froid tomba au gel du mercure et l’on dut recourir aux thermomètres et aux baromètres d’alcool pur. Les jours suivants, on obtint des températures encore plus effroyables, et le 22 décembre, après une hausse considérable de la colonne thermométrique (— 22°), le froid parvint au minimum constaté rarement par les explorateur, c’est-à-dire à 56 degrés au-dessous de zéro.
Telle en fut l’intensité que quelques-uns des hommes en subirent de graves atteintes. Il fallut procéder à l’ablation de deux doigts de la main gauche du matelot breton Le Clerc. Quatre autres s’alitèrent, pris de soudains dérangements d’entrailles.
Mais le cas le plus alarmant fut celui de la nourrice Tina Le Floc’h.
La Bretonne, habituée au climat humide et doux de son pays, n’avait pu se faire à ces grands froids abominables, d’autant plus que ces froids ne sont pas exclusifs de l’humidité sous les latitudes extrêmes. La moindre omission ou interruption dans le service entraîne sur-le-champ des conséquences funestes. Que l’on néglige de racler les planchers, et tout de suite ils se recouvrent d’une couche de verglas ; que la chaleur intérieure s’abaisse seulement d’un ou deux degrés, et la vapeur des respirations se transforme immédiatement en une neige très fine, qui retombe avec les haleines dans les chambres, et les sature d’acide carbonique ; qu’un courant d’air pénètre insidieusement, et il suffit à déterminer sur l’heure des abaissements de température susceptibles de provoquer des congestions et des pneumonies.
Un matin, Hubert d’Ermont annonça au conseil des officiers qu’il allait faire la première application de ses moyens en combattant directement l’adversaire dont on avait le plus à souffrir. Dans la même journée, l’expérience était faite. Les poêles placés dans toutes les pièces de la maison furent brusquement éteints et nettoyés de leur charbon, et, avant que les matelots, revenus de leur stupeur, eussent pu se demander pourquoi l’on éteignait les feux par un froid de 48 degrés au-dessous de zéro, la partie supérieure des foyers se retournait, laissant voir le réflecteur de métal sur lequel venait s’épancher la chaleur intense de quatre langues d’une flamme rougeâtre et peu éclairante. En même temps, au lieu des lampes dont l’huile était gelée, au lieu des bougies et des essais de lumière électrique, tentés avec parcimonie par le chimiste Schnecker, on vit s’allumer, dans des godets et sur des becs disposés à cet effet, de larges papillons de bicarbure d’hydrogène.
Du gaz d’éclairage sous le 76e parallèle ! Cela tenait du prodige. Qui avait accompli ce prodige ?
Quelqu’un dut se l’expliquer avant tous, et ce quelqu’un fut l’Allemand déguisé en Alsacien. Il grinça des dents en constatant qu’Hubert ne s’était point vanté et n’avait rien promis en vain.
L’hydrogène des tubes avait produit ce résultat merveilleux, et quand, le soir, on demanda au jeune homme quelle en avait été la dépense, il répondit en souriant :
« Oh ! très minime, à peine quarante décimètres cubes ! » Quarante décimètres cubes ! Cela représentait un centimètre cube du même gaz à l’état solide. La découverte de Marc d’Ermont était contrôlée, l’expérience était faite. Avec quelques grains de ce miraculeux produit, on pouvait braver tous les hivers, et Hubert était autorisé à dire, renouvelant la formule d’Archimède :
« Donnez-moi un condensateur et je dégèlerai le pôle. »
Mais là ne devaient pas se borner les admirables résultats de la découverte. Pour utiliser les loisirs forcés de l’hivernage, le même Hubert mit tout l’équipage à contribution.
Le lendemain de l’essai, un véritable banquet eut lieu dans la salle à manger des matelots. La cuisine marcha à ravir. Que n’eut-on pas fait cuire sur des fourneaux où une seule flamme haute de 4 millimètres suffisait à développer une chaleur de 1800 degrés, qu’il fallait nécessairement modérer par une ingénieuse proportion des distances. On sait en effet que la combustion de l’hydrogène dans l’air donne la presque invraisemblable température de 1789 degrés, soit de 189 degrés supérieure à celle du fer en fusion.
Or, au cours du repas, tandis que les verres se choquaient gaiement et que les hommes, émerveillés, demandaient, en riant, qu’on leur donnât des vêtements de coutil, le docteur Servan fil cette remarque moins gaie :
« Heu ! heu ! ne parlons pas trop. J’ai observé quelques figures et quelques bouches, et elles m’ont donné l’assurance que nous devions redoubler de précautions hygiéniques. Si seulement nous avions quelques herbes fraîches à notre disposition !
— Qu’à cela ne tienne ! répliqua joyeusement Hubert. Si M. Schnecker veut m’aider, nous allons construire une serre.
— Une serre ? se récria l’Allemand.
— Parfaitement, monsieur, et dans cette serre nous ferons pousser des légumes hâtifs : carottes, salades, radis, etc., toutes choses vertes et rafraîchissantes. »
On se regarda avec stupeur. Le chimiste riait assez méchamment. Néanmoins l’enthousiasme de l’assistance fut communicatif. On ne voulut pas s’arrêter aux objections, et un hourra unanime éclata de tous les bouts de la table.
— Des légumes ! s’écria le lieutenant Rémois. Pendant que vous y êtes, un peu de fruits ne gâterait rien.
— Oui, oui, des fruits ! réclama-t-on, mis en goût et en salive par d’aussi alléchantes espérances.
— Des fraises, par exemple ? plaisanta Isabelle de Kéralio.
— N’en déplaise à ma chère cousine, nous aurons fraises et légumes au printemps. Il ne faut que leur accorder les délais de germination et de croissance. »
On acheva le repas sur ces promesses riantes.
Mais, dès le lendemain, et sous une température de 32 degrés, les hommes de l’expédition furent sur pied. Avec une activité fiévreuse, ils se mirent à la besogne.
L’un des hangars de « transition » fut promptement converti en serre chaude. Une seconde cloison de planches vint s’ajouter à la première, et entre les deux, ainsi qu’on le faisait pour les murailles de la maison, on coula de la cendre et des débris de charbon.
Deux poêles mobiles furent installés aux extrémités, reliés entre eux par des tuyaux de dégagement. En même temps, quatre lampes à combustion électrique furent installées dans les encoignures de la pièce. Enfin, au pied des cloisons, sous forme de plates-bandes, on remua aussi profondément que possible le sol gelé, après l’avoir arrosé au préalable d’eau bouillante.
« Mais, s’écria le lieutenant Hardy, c’est de la bouillie pour les chats ! Est-ce que le froid va déguerpir devant vos bouillottes ?
— Patience, mon cher ami, patience ! riposta Hubert. Il suffit que le froid s’éloigne pendant un jour seulement. Demandez plutôt à monsieur Schnecker. »
De fait, l’Allemand, dont on mettait la science à contribution, semblait prendre goût au travail. Il souriait d’un air entendu et hochait la tête.
Dans la rigole ainsi creusée sur le pourtour de la serre, on enterra une tringle de fer continue, dont les extrémités vinrent se fixer aux deux poêles. De cette façon, il suffirait de porter ces extrémités à l’incandescence pour entretenir dans le sol une température constante et humide, par la fonte de la glace aux alentours.
« Fort bien ! dit encore l’incrédule Hardy, mais où prendrez-vous la terre végétale ? Ou bien avez-vous l’intention de faire pousser dans votre serre des légumes cuits par les racines ?
— Sachez, monsieur ; répliqua l’Allemand, que toute terre est végétale pour les horticulteurs habiles. Quant aux légumes cuits, ils ne le seront qu’après la cueillette. »
De temps à autre, les équipes de travailleurs s’interrompaient pour venir contempler, la besogne faite. Ils demeuraient là, ébahis, n’en croyant pas leurs yeux. Une serre chaude, des légumes, des fruits, par 76° de latitude boréale, en pleine nuit polaire, et sous une température de 40 degrés au-dessous de glace !
Mais ni Hubert ni Schnecker ne parlaient pour ne rien dire.
On n’avait fait encore que la moitié du travail ; le plus important restait à faire.
Il s’agissait de trouver la « terre » et l’engrais.
Or on ne pouvait songer à attaquer les roches voisines, absolument gelées jusqu’à 6 ou 8 mètres de profondeur. Pour établir les plates-bandes conformément aux règles nouvelles de ce jardinage improvisé, Schnecker y fit étendre d’abord un lit de cendres refroidies. Mais à ce lit de cendres il fallait, au plus tôt, donner une seconde couche de fécondation. Où la trouver ?
Comme on lui posait cette question, le chimiste répondit en riant :
« Bah ! ce n’est pas si difficile que ça en a l’air. L’Étoile Polaire contient tout ce que nous voulons. »
Et, le lendemain, douze hommes, sous la conduite de Guerbraz, furent chargés d’aller retirer de la cale du steamer toute la quantité de sable et la paille nécessaires.
On les entassa provisoirement dans le milieu de la serre, et tout aussitôt Schnecker commença les applications chimiques indispensables pour convertir la paille en engrais.
Battue, brisée, réduite en poussière, elle fut soumise à une cuisson de deux heures à l’eau bouillante. Puis cette bouillie végétale fut additionnée de tous les détritus organiques que pouvait fournir le séjour d’une pareille agglomération animale. Il fallait toute la patience d’un chimiste épris de son art pour mener à bien un labeur aussi nauséabond que fatigant.
Les choses étant à ce point, Hubert d’Ermont vint féliciter l’Allemand.
« Mon cher monsieur Schnecker, dit-il, il ne nous reste plus qu’à azoter convenablement un engrais qui me paraît déjà fort riche. Qu’en pensez-vous ?
— Parbleu ! je pense qu’un homme qui a solidifié l’hydrogène doit avoir dans ses bagages quelques litres d’azote liquide. C’est l’enfance de l’art, ou je ne m’y connais pas.
— À la bonne heure ! dit le lieutenant de vaisseau. Voici l’azote demandé ! »
Et, ce disant, il présentait au savant un cylindre de 40 centimètres de longueur sur 20 de diamètre.
Ce cylindre, installé sur un chevalet et muni, comme les autres, d’un robinet à volant, fut mis en communication avec un baril de verre épais pourvu lui-même d’un double conduit. L’intérieur du baril fut rempli d’un mélange liquide d’hydrogène et de carbone, essentiellement avides d’azole. Avec d’infinies précautions, les deux hommes ouvrirent le robinet et laissèrent le liquide tomber goutte à goutte dans le mélange, environ deux heures, après lesquelles le fumier chimique en reçut une première aspersion fécondante.
« Maintenant dit Schnecker, il n’y a plus qu’à arroser tous les jours nos plates-bandes.
— Je me charge de ce soin, dit joyeusement Isabelle. Quel sera mon salaire ?
— C’est juste, répondit d’Ermont. Fixez-le vous-même.
— Eh bien, dit la jeune fille, je ne demande qu’une faveur, celle de mêler quelques fleurs à vos légumes.
— Bravo ! s’écrièrent tous les assistants. Il ne manquera plus que des oiseaux-mouches pour nous croire transportés aux Antilles ou sur les bords de l’Amazone. »
On prit l’engrais improvisé et on en étendit une épaisse couche sur les plates-bandes, que l’on recouvrit ensuite de 15 centimètres de sable. Ce sable, à son tour, fut arrosé, d’abord avec le mélange ammoniacal, ensuite avec de l’eau tiède.
« Maintenant, dit paisiblement Schnecker, il faut ensemencer. »
On laissa le « terrain » reposer tout un jour, sous la double action de la chaleur souterraine et de la lumière électrique largement prodiguée dans les globes en verre dépoli. Le lendemain, de grand matin, on répandit les diverses graines sur lesquelles on fondait l’espoir de la récolte. Il y eut un carré de fraisiers, réservé sous les rayons les plus directs des lampes.
Les radis, les salades, les carottes, le persil occupèrent les autres parterres. Enfin, au long des murs, Isabelle disposa les semences de fleurs annuelles diverses : némophiles, capucines, volubilis et liserons.
« Et maintenant, à la grâce de Dieu ! » prononça religieusement M. de Kéralio.
En effet, à partir de ce moment, c’était, à Dieu d’aider à l’effort humain.
L’emploi si inespéré de l’hydrogène pour le chauffage de la maison produisait des résultats merveilleux.
Si l’on n’avait eu sous les yeux, au travers des vitres, le spectacle de l’effroyable hiver polaire, on eût pu se croire au printemps, tant était douce et suave la température intérieure.
Toutefois, sur l’avis des deux médecins, d’Ermont dut modérer l’emploi du gaz bienfaisant. Plusieurs raisons imposaient cette prudente réserve. La première était la crainte, très naturelle, de dépenser une trop grande somme d’un corps appelé à rendre d’inappréciables services ; la seconde, que cette combustion de l’hydrogène, bien que considérablement tempérée par le passage du gaz au travers de résidus de charbon, épuisait rapidement la quantité d’air respirable contenue dans les appartements hermétiquement clos. Les hommes de l’art en avaient conçu quelques inquiétudes relativement à la santé générale de la colonie. À la première objection, Hubert répondit qu’il avait assez d’hydrogène pour subvenir à la consommation de trois hivers. Mais il ne répondit rien à la seconde, s’apercevant bien que cette température tout à fait anormale ne pouvait guère s’obtenir qu’au détriment de la combustion interne des poumons. Il fut donc décidé d’un commun accord qu’à la première détente continue du froid, on reprendrait l’ancien, chauffage au charbon, et que l’on n’utiliserait le précieux gaz que pour l’alimentation des produits azotés de la terre.
Ce fut dans cet état de véritable quiétude qu’on atteignit le milieu de janvier. À cette date, le soleil annonça son retour par les vagues lignes blanches de l’horizon au sud. C’était l’aube qui se manifestait ainsi avec une discrétion voisine de la parcimonie.
Par contre, les hivernants eurent fréquemment le plaisir d’admirer de merveilleuses aurores boréales.
Ces étranges phénomènes électriques se multiplièrent au point de lasser presque la curiosité naturelle des observateurs, et, chaque fois, leur apparition fut l’indice d’une perturbation atmosphérique considérable. D’effroyables bourrasques secouèrent les glaces, et la maison, malgré sa charpente et ses fermes en fer, ne dut qu’à sa position abritée entre deux rocs nus d’échapper à la destruction.
On fut deux jours en souci du navire. Le bruit terrible qui venait du large faisait craindre, à tout instant, un assaut de la banquise extérieure, et l’on fut en droit de se demander si le berceau de fer, sous la double influence du froid et de la poussée extérieure, résisterait à l’escalade des floebergs.
Le 20 janvier, Lacrosse, incapable de modérer plus longtemps ses inquiétudes, sortit en compagnie du lieutenant Rémois et de six hommes. Une neige épaisse, tombée de la veille, rendait la marche excessivement pénible par suite des chutes fréquentes en des fondrières que dissimulait la perfide blancheur du tapis. On mit plus d’une heure pour se rendre du campement au « port ». Mais, là, on eut l’immense joie de constater que l’Étoile Polaire était toujours à sa place, suspendue sur ses arcs-boutants. Les glaces s’étaient amoncelées autour d’elle, devant, derrière, en si grande quantité, qu’elles avaient fait au vaillant navire un rempart invincible contre les atteintes du dehors. Le seul changement de position, d’ailleurs peu considérable, qui fut relevé, consistait en ce que le mât de beaupré était littéralement pris entre d’énormes blocs qui s’étaient soudés à l’entour. Un danger en pouvait surgir, à savoir que le bâtiment fut poussé, de la sorte, sur sa poupe et vînt talonner contre la paroi d’arrière de sa gangue de débris. On tint conseil dès le retour des inspecteurs, et il fut décidé que l’on dégagerait l’avant le plus possible au moyen d’un jet continu de vapeur d’eau. Les chaudières du steamer étaient là toutes prêles pour la besogne. Il ne fallut pas plus de deux heures pour obtenir le résultat désiré, et l’Étoile Polaire, rapidement soulagée, dégagea son avant de l’étreinte qui la mettait en péril.
Avec le printemps allait revenir le temps des excursions et des chasses. Mais le printemps du pôle, qui commence, lui aussi, au 21 mars, est une de ces entités problématiques dont le nom et le règne n’ont que quelques jours de durée. Aussi bien devait-on le mettre à profit pour pousser au nord soit avec l’Étoile Polaire, soit au moyen des traînages.
Néanmoins la fatigue qu’entraîne toujours une longue claustration pesait durement sur la population de Fort Espérance. Quelques signes de scorbut, tels que gencives fongueuses et saignantes, gonflement des articulations, puis la survenance de maux de dents et de névralgies, de douleurs rhumatismales, déterminèrent les médecins à prescrire certains exercices physiques indispensables à la masse des hivernants. En conséquence, dès que les aubes de février se furent suffisamment allongées pour permettre des courses de plusieurs heures, les hôtes du Fort s’empressèrent-ils de se risquer au dehors, en dépit des températures effroyables qui continuaient à régner.
Cependant, grâce aux vêtements fourrés, à l’entretien du corps par les bains chauds et les frictions, on conservait aux membres la souplesse nécessaire aux fatigues et aux périls d’excursions sur un terrain fort accidenté par lui-même et dont la présence des glaces rendait le parcours plus difficile encore. En outre, beaucoup mieux outillés que leurs devanciers, les hivernants du cap Ritter n’avaient point à redouter, comme les marins de l’Alerte ou les soldats de Fort Conger, de trouver au retour leurs lits transformés en planches par la rigueur de la température. Les moyens extraordinaires de chauffage que l’on possédait avaient rendu facile la création d’une étuve, et une buanderie, placée sous la direction immédiate de Tina Le Floc’h, rendait aux habitants de Fort Espérance l’immense service de les tenir constamment approvisionnés de linge propre et de désinfecter tous les objets de literie.
On ne négligeait pas le chapitre des distractions. Au Pôle, le superflu des zones tempérées devient l’indispensable, tant il est de première nécessité d’entretenir la bonne humeur dans tous les caractères.
Ce fut encore là un sommaire dont la rédaction fut laissée à l’initiative entendue de Mlle de Kéralio. Il ne se passa pas un dimanche, ni un jour de fête, qui ne fût consacré le matin à des exercices religieux, le soir à de joyeuses récréations, parmi lesquelles les représentations théâtrales alternèrent avec les soirées dansantes.
On organisa des concerts avec musique vocale et instrumentale, et l’habitude fut si bien prise de ces petites fêtes intimes que, dès la veille, on commentait avec ardeur le programme du lendemain.
Chaque fois, la soirée était précédée d’un banquet, et le menu de ces banquets eût fait honneur à un cuisinier des zones tempérées. Grâce aux nombreuses provisions qu’avait emportées l’expédition, à la réserve prélevée sur le produit des chasses, on put mêler, d’une façon harmonique autant que variée, la viande fraîche aux conserves.
Puis, lorsqu’il fut possible d’y ajouter un peu des légumes de la terre, le repas du dimanche devint un véritable dîner de gala. En outre, l’esprit ingénieux du matelot Le Clerc, aidé de l’expérience de Tina, parvint à donner au pemmican et aux biscuits des préparations tout à fait inaccoutumées. Collaborateurs devant les fourneaux, les deux Bretons élevèrent promptement leur art culinaire à des hauteurs jusque-là insoupçonnées du vulgaire.
Ce n’était pas tout. D’autres occupations secondaires intéressaient les hivernants.
En effet, trois des chiennes de la meute esquimaude avaient augmenté la population canine d’une douzaine de nouveaux venus. Il fallut élever cette jeunesse, autant que possible, à l’abri des plus grands froids. Malgré les soins qui leur furent prodigués, trois d’entre eux moururent, mais les neuf autres atteignirent une robuste adolescence.
Et ce n’était pas l’un des moins touchants spectacles de cette vie cloîtrée que celui d’Isabelle distribuant deux fois par jour la pitance aux petits chiens grandissants et qu’elle laissait coucher en un coin bien abrité de la serre, où elle faisait entrer tous les jours les trois mères pour soigner leurs petits.