Une française au pôle Nord/06
VI
un accident
Les excursions devinrent quotidiennes à partir du 1er mars. On était aux derniers jours de l’hiver et l’on se rapprochait du moment où le soleil demeurait sans éclipse au-dessus de l’horizon. Cela facilitait grandement les promenades et accordait aux promeneurs des coups d’œil féeriques sur le paysage désolé, mais grandiose, des environs.
Les alentours du cap Ritter étaient bordés de collines s’élevant en pente douce. De leur sommet, le regard dominait tout le pays, et quand l’atmosphère était claire, c’était là l’un des plus beaux spectacles qu’il fût possible de contempler.
Aussi Isabelle prenait-elle le plus vif plaisir à ces excursions.
Il lui était arrivé de s’écrier un jour, au retour de l’une de ces courses :
« En vérité, je finirai par trouver que le Pôle ressemble au paradis terrestre. »
Il y avait, par malheur, la bise aigre et violente pour contredire ces paroles laudatives.
M. de Kéralio, lui, ne cessait de recommander à sa fille la plus extrême prudence.
« Nous sommes à un moment dangereux de l’année, et il ne se passe pas de jour qu’on ne constate d’innombrables fissures dans les glaces. Les différences de niveau du thermomètre suffiraient à expliquer leurs apparitions, si nous ne savions que la côte orientale du Groenland est affleurée par une branche du Gulf-Stream, et subit des élévations de température inconnues sur la côte occidentale, dans le canal Robeson et le détroit de Smith. Il faut donc surveiller sans cesse l’état du sol que l’on foule, de peur d’être entraîné par quelque chute d’icebergs ou par quelque déplacement de glacier. »
Ces sages conseils étaient accueillis parfois avec des hochements de tête.
Prudente sous tout autre rapport, Isabelle se laissait emporter par les séductions du paysage. Sa nature, un peu aventureuse et enthousiaste, reprenait le dessus, et alors elle oubliait les sages recommandations de son père et de ses compagnons.
Un événement terrible ne tarda guère à y apporter une cruelle confirmation.
Ce n’était pas seulement les glaces qu’il fallait redouter.
D’autres dangers, presque aussi graves, vinrent s’y joindre.
Dans les premiers jours de mars, Riez, Carré, Mac-Wright. et le lieutenant Hardy, les chasseurs attitrés de l’expédition, constatèrent, non sans surprise, des traces de loups et de renards à une assez brève distance du fort. Le lendemain, à ces traces se mêlèrent de lourds vestiges d’animaux plus pesants, et l’on releva, quoique avec joie, les marques fourchues de plusieurs grands ruminants.
La nouvelle de ces constatations fut bien accueillie des habitants du fort.
Elles prouvaient que le gibier reparaissait, et qu’on allait se pourvoir largement de venaison fraîche. Elles annonçaient, en même temps, un été excessivement précoce.
En effet, le 10 mars, par une température de 15 degrés au-dessous de zéro, qui fut la moyenne du mois, les chasseurs eurent la chance extraordinaire de rejoindre un troupeau de bœufs musqués composé de cinq bêtes. Quatre d’entre elles furent tuées et leur chair vint immédiatement garnir le garde-manger de la station.
Mais, le 12, le lieutenant Pol étant sorti vers deux heures du matin, sans armes, se trouva inopinément en face d’un ours blanc de dimensions gigantesques. L’animal, selon l’habitude ses congénères, se mit à fuir tout d’abord, ce qui permit à l’officier de battre prudemment en retraite.
Il n’avait pas fait un kilomètre dans la direction du fort, que, se retournant, il put voir l’ours, revenant sur ses pas, lui donner la chasse sous une allure de trot qui l’aurait promptement rapproché si, par bonheur, quelques-uns des matelots n’eussent, eux aussi, aperçu l’animal et reconnu le péril du lieutenant.
Accourir avec de grands cris et faire feu sur l’ours, fut tout de suite la pensée à laquelle ils obéirent. La bête, décontenancée, tourna de nouveau les talons et disparut, non sans laisser derrière elle une longue traînée de sang, prouvant bien par là qu’elle avait été blessée par l’un des projectiles.
On ne put l’atteindre, et ce fut un gros chagrin pour les chasseurs.
La chair d’ours, en effet, jouit, chez les gens du Nord, d’une réputation méritée de saveur, et les explorateurs des régions boréales la prisent au-dessus de toutes les autres. Il fallut en prendre son parti.
Le soir, l’aventure fut l’objet de nombreux commentaires, et, le lendemain, un dimanche, on ne parla que de cela dans les entr’actes de la représentation théâtrale. Si bien que les matelots improvisèrent sur l’heure et jouèrent, au milieu des applaudissements, une pantomime fort animée reproduisant, avec une grande vérité, l’émouvant épisode de la veille.
On avait espéré voir reparaître le plantigrade pendant les jours qui suivirent. Il ne se montra pas. On dut conclure, trop tôt apparemment, qu’il avait changé de séjour, ayant trouvé celui du cap Ritter malsain.
Il fallait bien en faire son deuil. On n’aurait ni pattes, ni entrecôtes d’ours, les morceaux le plus réputés de l’animal. Les deux Esquimaux, Hans et Pelricksen, attachés à la troupe, y suppléèrent par d’abondantes pêches, dans lesquelles phoques et morses figurèrent pour deux tiers. Le reste fut fourni par quelques poissons de la famille des congres et des salmonés.
Le 20 mars, on avait oublié l’incident, et Mlle de Kéralio, qui s’était montrée prudente pendant ces quelques jours, délaissa toute crainte et reprit ses courses aventureuses dans la zone des glaces de battures et sur les glaciers du fiord.
Fidèle comme un chien, d’ailleurs toujours d’accord avec le brave Salvator, Guerbraz accompagnait la jeune fille dans ses diverses excursions.
Or, ce matin du 20 mars, célèbre à Paris par la floraison du fameux marronnier des Cent Jours, Isabelle avait poussé ses recherches de paysage jusque sur le centre même du glacier qui dominait le lit de l’Étoile Polaire.
Le steamer, de plus en plus dégagé, de plus en plus soulagé de la pression, reposait déjà sur le plancher de glace annuelle que sa quille commençait à creuser d’un sillon. Alentour, les murailles ou, plus exactement, le placage des frimas qui lui avait fait une armature impénétrable, se désagrégeait sous l’action des températures anormales du printemps. Par les trous des éboulis, on pouvait apercevoir déjà la paroi grise et sèche de la roche accore qui formait le rempart sous lequel le navire était demeuré à l’abri des tourmentes du large.
Ce fut dans cette direction que se porta Mlle de Kéralio.
Elle avait formé, depuis quelque temps déjà, le projet d’escalader les énormes blocs qui ceignaient le steamer. Celui-ci, de tribord, et cette pente transformait le mât en échelle, qu’Isabelle gravit avec l’aide du bras herculéen de Guerbraz.
Les blocs s’étageaient en un escalier de géants, que la jeune fille se hâta de franchir avec la souplesse et la légèreté d’une biche. Mais, au lieu de gagner au plus tôt le sommet, elle s’attarda à sauter de gradin en gradin, sans écouter les avis du bon Guerbraz, littéralement apeuré par cette insouciante audace.
Tout à coup, comme elle se décidait enfin à atteindre la crête de la falaise, elle s’arrêta brusquement et laissa échapper un cri de terreur.
Cent mètres au moins la séparaient de son fidèle compagnon.
Au cri poussé par Isabelle, Guerbraz s’était élancé pour la rejoindre, comprenant que la vue d’un péril imminent avait pu seul terrifier à ce point la vaillante créature.
Arrivé sur le plus haut des blocs qui composaient cet escalier titanique, Guerbraz eut l’explication de la terreur éprouvée par Mlle de Kéralio.
À moins de dix pas d’elle, de l’autre côté d’une faille à peine large d’un mètre, un ours gigantesque, sans doute le même qui avait poursuivi le lieutenant Pol et s’était ensuite dérobé à ses défenseurs, se balançait d’un mouvement régulier, mettant en opposition la cadence de son énorme corps et de sa tête relativement petite.
Il était manifeste que la bête était affamée, car il n’y a pas d’exemple d’un ours repu qui ne fuie à la vue de l’homme. Celui-ci agitait les pattes l’une après l’autre, ouvrait et fermait alternativement sa gueule noirâtre d’où pendait sa langue rouge, avec l’anhélation d’un chien altéré.
« Revenez, mademoiselle, revenez ! » cria Guerbraz dans un appel désespéré.
La jeune fille l’entendit et se retourna. Elle essaya de battre en retraite.
L’ours, comprenant sans doute que sa proie lui échappait, fit un pas en avant, et, risquant tout le devant de son corps au-dessus de la faille, appuya ses pattes sur le bord opposé, avec un claquement de mâchoires et un sourd grondement de la poitrine.
Guerbraz avait arraché de sa ceinture un revolver en même temps que la bonne hache qui ne l’abandonnait jamais. Devançant l’attaque du monstre, il prenait déjà son élan pour bondir sur le quartier de glace qui supportait Isabelle et son terrible adversaire, quand un phénomène inattendu, mais que cependant on aurait pu prévoir, se produisit.
Sous la poussée des pattes énormes du plantigrade, la faille venait de s’étendre, avec un bruit sinistre, jusqu’à la base même du glaçon. Sans doute, elle devait exister depuis longtemps déjà, car la rupture s’accomplit sans secousse.
Emportée par son poids, la bête énorme tomba dans la crevasse, tandis que l’amoncellement des blocs oscillait, en se détachant du reste de la banquise. Sous une pression extraordinaire le plancher du floe environnant se creva, et une colonne d’eau, soulevée en vague, vint frapper obliquement l’iceberg qui, sans revenir en arrière, rompait les menues glaces d’alentour et s’éloignait rapidement de la côte, sollicité, sans aucun doute, par un courant chaud qui fouillait les bases de la banquise.
Ce fut au tour de Guerbraz d’avoir peur. Lui aussi, il jeta un cri.
Ce qui venait d’arriver n’était pas sans précédents, non seulement dans les annales de l’hivernage, mais dans le journal même de l’expédition. On avait vu fréquemment des floebergs et des champs entiers se détacher des glaciers de la côte et s’en aller à la dérive vers des milieux plus chauds de l’océan, où ils s’émiettaient et se fondaient avec une rapidité vraiment extraordinaire.
Cette hypothèse même rendait plus critique encore la situation d’Isabelle abandonnée sur son îlot mouvant.
Il est vrai qu’en ce moment de l’année, le bloc ne pouvait dériver fort loin, la voie n’étant pas encore faite à travers l’agglomération du pack.
En effet, au bout d’une centaine de mètres, il s’arrêta brusquement, laissant derrière lui la paroi du rocher pelée et, à la place qu’il avait occupée, un trou d’eau que la température, très basse en ces instants, ne tarda pas à recouvrir d’une couche de frazi.
Guerbraz était désespéré.
Il leva son revolver et tira en l’air pour avertir les compagnons qui étaient en chasse.
Puis, comme l’énorme glaçon s’échouait sur l’icefield, le faisant crier sous son poids, le matelot put apercevoir Isabelle debout sur une espèce de console qui surplombait le niveau du champ d’une hauteur de près de 30 mètres.
La situation se faisait de plus en plus critique.
Pour secourir la jeune fille, Guerbraz se laissa glisser, aussi vile qu’il le put, sur la pente, qu’il avait déjà franchie. Il lui fallait contourner le navire, puis la crique, pour rejoindre Isabelle. Il n’hésita pas, et, malgré les crevasses, bondissant d’arête en arête, par-dessus hummocks et buttons, il parvint enfin sur la surface glacée du fiord.
Mais là, un nouveau spectacle le pétrifia d’horreur.
Le vent portait, quoique très faiblement, du large à la côte. L’ours, malgré la lourde chute qu’il avait faite, chute considérablement amortie par l’eau dans laquelle il était tombé, s’était relevé, et le marin pouvait le voir se diriger en boitant, vers l’espèce de pic sur lequel la jeune fille était en quelque sorte suspendue.
Guerbraz jeta de grands cris pour détourner son attention. Le plantigrade hésita un instant. Puis, avec le même balancernent lourdaud, entêté dans sa détermination, il continua à s’avancer vers l’iceberg.
Le matelot était fou de douleur. Il appela Isabelle.
« Mademoiselle, essayez de trouver un chemin et de sauter pour venir à moi. »
La jeune fille, placée comme elle l’était, ne pouvait voir l’animal qui accourait. Toutefois elle comprit que l’avis du Breton lui signalait un danger imminent. Elle courut donc jusqu’à l’extrémité de la plate-forme pour essayer une descente.
Hélas ! le bord fuyait verticalement sous elle. Le mur de glace n’avait aucune aspérité. Il était aussi lisse qu’une paroi de stuc ou de marbre.
Isabelle agita les deux bras. Le vent emporta sa voix, et Guerbraz n’entendit que ces deux mots :
« Peux pas ! »
De l’autre côté du bloc, l’ours, maintenant caché aux regards du marin, commençait l’escalade du glaçon. On devinait sa pénible ascension sur le bloc.
Jamais le pauvre Guerbraz n’avait souffert aussi cruellement. Une résolution désespérée lui vint. Il s’élança jusqu’au pied du bloc, et, ouvrant les bras, se prépara à recevoir la jeune fille au moment où elle se laisserait glisser.
C’était une résolution folle, mais que justifiait, dans une grande mesure, la confiance que plaçait le marin en sa vigueur quasi surhumaine.
Isabelle la partagea, et, s’approchant de l’arête, elle mesura du regard la hauteur de la chute.
Cette vue l’effraya sans doute, car elle se rejeta en arrière, sur la console.
Mais, au même instant, sur la plate-forme, se dressa la tête de l’ours avec ses yeux sanglants et sa gueule rouge. La jeune fille, vaincue par l’émotion, chancela et tomba évanouie.
Guerbraz visa la bête du mieux qu’il put. La balle du revolver creva l’œil gauche de l’ours.
Le monstre, rendu plus furieux par la blessure, poussa un sourd rugissement et s’élança vers sa proie inanimée. Mlle de Kéralio était perdue.
Mais alors se produisit pour la seconde fois le phénomène qui avait, tout à l’heure, détaché le floeberg de la côte. Le pic oscilla, craqua et, se fendant dans toute sa longueur, se partagea en deux morceaux énormes. L’ours fut rejeté en arrière, tandis qu’Isabelle, glissant doucement et sans secousse, disparaissait dans la crevasse qui venait de s’ouvrir.
Ce n’était plus pour elle le même genre de mort, mais ce n’était pas moins la mort.
Sans plus songer à l’animal, que d’ailleurs l’épouvante avait saisi à la suite de son double accident, Guerbraz avait bondi vers la faille, au risque de s’engloutir lui-même.
Il put voir la jeune fille évanouie, suspendue entre ciel et terre, accrochée par l’épais manteau dont elle était couverte. Que la glace bougeât encore, et, précipitée dans l’horrible fissure, elle aurait pour pierre tombale l’un des quartiers énormes qui l’entouraient.
Tout semblait donc perdu, et, à moins d’une intervention providentielle, Isabelle de Kéralio était définitivement condamnée.
En ce moment, sur les berges accores, des chasseurs se montrèrent. Attirés par le double coup de feu de Guerbraz, ils avaient assisté à la scène, vu la fuite de l’ours et la chute d’Isabelle. Dix hommes sautèrent sur le floe et organisèrent le sauvetage.
Hélas ! tous les efforts fussent demeurés inutiles sans l’intervention de Salvator.
Le bon chien h’avait pas hésité, lui.
En quelques bonds prodigieux, il avait atteint la faille, s’y était glissé avec une merveilleuse souplesse et, saisissant à pleines dents le manteau de la jeune fille, avait tiré celle-ci d’un mouvement prudent et continu sur la pente extérieure du gouffre.
Ce fut là que Guerbraz et ses compagnons purent la recueillir toujours évanouie.
En un clin d’œil, avec des fusils et des épieux, on forma un brancard et l’on put emporter la pauvre enfant inanimée. Au fort, la consternation fut grande à la vue du triste convoi, mais le docteur Servan et son collègue eurent promptement rassuré la colonie.
Isabelle de Kéralio en fut quitte pour huit jours de repos. Ne fallait-il pas qu’elle recouvrât toutes ses forces pour le départ vers les zones du nord !
Le retour du soleil marqua, non le terme du froid, mais celui de la captivité. Ce fut du fond de tous les cœurs que jaillit un hymne de reconnaissance et de bénédictions envers le Créateur. On n’aurait pu souhaiter de plus magnifiques résultats. Somme toute, on n’avait point souffert, et par des températures effroyables, que l’ou devait subir encore jusqu’au milieu d’avril, mais avec l’atténuation qu’y apporteraient les rayons de l’astre, on n’avait connu les atteintes du froid que pendant les heures consacrées aux excursions. Le moment était donc venu de se mettre résolument en campagne et de s’élancer sans arrêt vers la dernière étape. Une fois le 85e parallèle atteint, on pourrait espérer le triomphe définitif, si toutefois la terre s’étendait par delà les horizons entrevus par les héroïques devanciers.
Beaucoup parmi les hivernants, tous peut-être, regrettèrent la station de Fort Espérance. On avait été si heureux en cette halte presque surhumaine ! Qu’allait-on trouver dans cet inconnu vers lequel on dirigeait la seconde course ? Toutes les merveilles réalisées ici, on ne pourrait les reproduire plus haut qu’à la condition d’y rétablir le campement sur les mêmes bases et avec les mêmes garanties que l’on avait pu trouver au cap Ritter. Mais l’hypothèse même d’une marche directe vers le nord rendait cette éventualité tout à fait problématique. C’était la vie sous la tente, conjointement avec la vie à bord, si les rigueurs du Pôle le permettaient, que l’on allait inaugurer ou reprendre.
Toutefois la durée des préparatifs du départ permit aux explorateurs d’entreprendre de nouvelles excursions d’avant-garde. D’Ermont et Pol s’élancèrent les premiers sur la route du Pôle. Leurs observations confirmèrent celles de M. de Kéralio et du docteur Servan. La côte du Groenland s’infléchissait à partir du cap Bismarck, et, à moins de la présence d’une péninsule allongée, présence que rien ne faisait présumer, elle perdait son titre de « côte orientale », en faisant face au nord-est.
Dès le 20 mars, les travaux d’installation à bord étant terminés, les voyageurs commencèrent à réintégrer les cabines et le carré de l’Étoile Polaire. Afin qu’on ne souffrît pas trop du changement, Hubert, aidé de Schnecker, y installa le chauffage à l’hydrogène, et tel fut l’effet du rayonnement de la chaleur sur les glaces, que le berceau, soulagé par la pression latérale, ramena, petit à petit, le navire sur la glace. De fortes projections de vapeur d’eau permirent d’aider au mouvement de dislocation de la banquise, et, le 1er avril, la quille du steamer, perçant le plancher très aminci qui s’étendait au-dessous d’elle, se trouva de nouveau en contact avec l’eau.
On s’occupa alors du « déménagement », c’est-à-dire de la démolition de la maison de bois et du transport de ses diverses pièces à bord. Ce ne fut pas la moindre besogne, ni la moins difficile. Le froid était encore très rigoureux, et, au cours du travail, plusieurs hommes, jusque-là indemnes, eurent à souffrir cruellement par suite des négligences dans les précautions chaque jour recommandées. Une ou deux amputations de doigts atteints par le gel furent indispensables, et l’infirmerie de l’Étoile Polaire reçut six malades plus ou moins gravement éprouvés, avant que le moment fût venu pour le navire de sortir du fiord protecteur et de s’élancer vers la mer libre. Néanmoins le moral de l’équipage demeura intact. Le soleil avait ramené la gaieté quelque peu atteinte par les longues ténèbres des mois d’hiver, malgré les miracles de science accomplis pendant l’hivernage. Mais ce qui contribua surtout à réveiller l’enthousiasme, ce fut la vue de la récolte, qui eut lieu vers le 10 avril.
On avait en effet préservé la serre, en se résignant à n’en rien emporter. Savait-on si l’on ne serait pas contraint de regagner le cap Ritter ? On la convertit donc en magasin pour le voyage de retour, et l’on y entassa toutes les réserves de viande fraîche qui ne furent pas absorbées par la consommation courante, et que l’on dut aux fusils des plus habiles chasseurs de la colonie.
La serre avait donné des résultats étourdissants. Sous les quatre « soleils » électriques de ses lampes, grâce à la chaleur constamment entretenue, le sable azoté clés plates-bandes avait produit autant qu’une terre riche des zones tempérées. On récolta quelque quatre-vingts ou cent carottes, trente bottes de radis, que les matelots déclarèrent d’une saveur exquise, une dizaine de bottes de cresson de terre, et plus de cent quarante pieds de salades diverses, laitue, romaine, mâche ou chicorée.
Le chapitre des fruits fut moins abondant. Il fournit à peine deux saladiers de fraises, dont la fadeur causa quelque désappointement. Mais, le sucre et le rhum aidant, on finit par les déclarer miraculeuses. Enfin Isabelle put faire, outre un bouquet pour elle-même, une cueillette de fleurs suffisante pour en orner toutes les boutonnières, et ce fut avec cette décoration d’un nouveau genre que valides et invalides assistèrent au banquet du départ donné à bord du steamer. De longues et joyeuses acclamations fêtèrent l’héroïne devenue la fée protectrice en même, temps que la sœur de charité de l’expédition.
Après quoi l’on se sépara, non sans une profonde émotion.
Le commandant Lacrosse gardait à son bord le personnel strictement nécessaire à la manœuvre du navire. Il y gardait aussi les blessés et les malades, et leur présence décida Isabelle à y demeurer, en compagnie de sa fidèle nourrice, pour leur assurer des soins vigilants et entendus. Le docteur Servan, de son côté, céda, quoique à regret, à son collègue Le Sieur sa place dans la colonne qui allait suivre la route de terre.
D’ailleurs il demeurait convenu que cette colonne longerait la côte, parallèlement à la marche du navire, et que l’on se tiendrait, autant que possible, en communications constantes.
Le 20 avril, à la suite d’un fort coup de vent de sud, le ciel apparut purifié des nuages gris qui le déshonoraient, et le soleil, déjà haut sur l’horizon, éleva la température à 2 degrés. Cette différence dans les niveaux thermométriques fut annoncée par de longs craquements venus du large, et le 21, M. de Kéralio, et Bernard Lacrosse purent, du haut des collines qui dominaient le cap Ritter, apercevoir un vaste chenal d’eau libre à quelque 600 mètres de la côte. La fonte rapide des glaces de battures ajoutait à cette première révélation le plus favorable des commentaires.
Le 26, le floe sur lequel reposait l’Étoile Polaire se fendit dans toute sa longueur. Il fallut enlever en toute hâte les dernières pièces restées debout de son échafaudage de préservation. L’énorme débaris qui portait le navire se détacha en bloc de la côte, et se mit à dériver vers l’océan. Telle fut la promptitude de cette dérive, que les hommes de l’expédition terrestre n’eurent pas le temps de débarquer. Ils durent attendre que le steamer, entièrement dégagé, pût les déposer lui-même à l’extrémité du cap Bismarck. Cette opération ne put s’effectuer que le 30, l’Étoile Polaire n’ayant pu se soustraire à l’icefield qui l’emprisonnait qu’après une dérive d’un demi-degré dans le sud.
Le 1ermai, le débarquement était accompli. La colonne des explorateurs se composait de MM. de Kéralio, d’Ermont, Hardy, le docteur Le Sieur, les matelots Carré, Le Clerc, Julliat, Binel, Mac-Wright. Guerbraz, premier maître d’équipage, avait la surveillance des hommes.
Afin d’obliger la troupe à se tenir constamment en rapport avec le navire, on n’emporta que les vivres de trois jours de marche. C’était la meilleure manière de se contraindre au ravitaillement. C’était, en outre, la suppression des bagages et des fardeaux. La marche en était d’autant rendue plus facile. À moins de catastrophe impossible à prévoir, on devait atteindre le cap Washington en un mois, puisqu’on avait à peine 350 kilomètres à franchir.
La belle saison rendait d’immenses services aux explorateurs. On avait à craindre en effet que l’état de la mer ne permît point à l’Étoile Polaire de remonter vers le nord. Mais à cet égard on avait deux témoignages contradictoires : celui de Nares et Markham, qui, arrêtés le 12 mai, par 85° 20′ 26″, n’avaient vu devant eux que le pack ininterrompu de l’océan paléocrystique, et en avaient conclu à la négation de la mer libre, et celui de Greely, fondé sur les observations de Lockwood et Braillard qui, parvenus à la même saison, par 83° 25′ 8″, avaient dû reculer devant la dislocation des glaces et la présence de nombreux chenaux dans le pack. Qui donc avait raison, des membres de l’expédition anglaise ou de ceux de la mission américaine ?
On allait être bientôt à même de le savoir.