Une française au pôle Nord/08

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Librairie Hachette et Cie (p. 149-170).


VIII

adieu ou au revoir


Le 28, l’Étoile Polaire était en vue de l’île aperçue une semaine plus tôt. Le lendemain, elle jetait l’ancre dans une crique admirablement abritée et dont les niveaux doucement inclinés facilitaient l’accès.

Tout de suite on débarqua, et une escouade, composée d’Isabelle, du capitaine Lacrosse et de huit hommes, s’occupa de pousser d’actives investigations dans l’intérieur.

La jeune fille éprouvait de ce changement à la monotonie du voyage la joie la plus vive.

Depuis le départ de la colonne, en effet, elle se sentait envahir par une tristesse croissante.

Sans qu’elle pût se l’expliquer, de sinistres pressentiments hantaient son esprit. Son cœur s’était serré en souhaitant au revoir à tous les membres de l’expédition et en tendant son front au baiser de son père. Ce baiser y avait laissé comme une empreinte de deuil. Mille pensées torturantes naissaient à chaque instant, faisant surgir devant ses yeux d’effroyables images. La région désolée qu’on traversait n’était pas faite pour égayer les regards, malgré la présence du soleil qui rayonnait sans fin au-dessus de l’horizon. Le solstice passé, il avait paru à la jeune fille que l’on retombait dans l’hiver et ses nuits éternelles, tant son âme s’était faite sombre. Elle avait essayé de combattre avec énergie ces fâcheuses dispositions.

Le piano, qui avait repris sa place dans le salon, fut son premier consolateur. Elle s’adonna à la musique, autant pour se consoler elle-même que pour rasséréner un peu les fronts de ses compagnons, lentement gagnés, eux aussi, par la mélancolie de ces zones mortelles.

Car c’était une vaillante fille qu’Isabelle, et autant qu’elle put ressentir les effets de ce séjour attristant, elle ne voulait pas que la vue de ses propres peines apportât ou accrût le découragement parmi ceux qui l’entouraient. Au nombre de ceux-ci en effet, était un être qui était particulièrement cher, sa nourrice, Tina Le Floc’h, dont la santé atteinte lui inspirait les plus vives inquiétudes.

Mais la musique devint bientôt impuissante. Elle lui fut presque une fatigue, et Isabelle ne posa plus ses doigts sur son clavier que pour distraire ses compagnons de route.

Alors elle essaya de se livrer à des occupations plus futiles. La lecture ne lui apporta qu’un demi-répit. Elle eût voulu de l’activité qui lui permît de tromper par le mouvement la lassitude et les angoisses nées de la longue attente dans l’oisiveté du trajet sur la mer.

Elle accueillit donc avec enthousiasme la proposition du débarquement.

Elle n’avait plus Guerbraz auprès d’elle, mais il lui restait Salvator.

Et ce fut en compagnie de Salvator que, le 5 juin, lorsqu’elle fut descendue à terre, lorsqu’on eut constaté que celle-ci n’était qu’une île, ou plutôt une sorte d’arête longue de 50 kilomètres, large à peine de 5 ou 4, Mlle de Kéralio se mit à gravir l’espèce de chaîne de montagnes qui la traversait dans toute sa longueur.

Elle avait besoin d’être seule. La contrainte qu’elle s’imposait depuis tant de jours, ou mieux depuis la séparation d’avec les voyageurs de la colonne, avait surmené ses nerfs. Une détente s’opéra. Assise sur une sorte de pic dénudé, à près de huit cents mètres d’altitude, dominant du regard les deux côtés de l’île, Isabelle ne put retenir ses larmes. Elles coulèrent abondantes et lourdes sur ses joues, débordant de son cœur trop plein et se mêlant aux reproches, aux vagues remords que suscitait sa conscience du plus intime de ses souvenirs.

Car elle s’accusait maintenant, la pauvre enfant, au milieu de ses sombres appréhensions, d’avoir été la cause involontaire, non seulement du chagrin qu’elle éprouvait, mais surtout des dangers qu’allaient courir, que couraient déjà peut-être, son père, son fiancé, leur vieil ami le docteur Servan, le fidèle Guerbraz, et tant d’autres braves gens, momentanément liés à sa destinée. Si elle s’était jetée résolument à la traverse des projets de M. de Kéralio, au lieu de les encourager par cette folle proposition de prendre elle-même sa part de l’aventure, peut-être l’en eût-elle dissuadé. La science aurait sans doute perdu quelque chose à ce renoncement, mais combien y auraient gagné le repos, le bonheur même de ceux qui lui étaient chers !

Elle pleurait silencieusement, mais les sanglots la secouaient. Et Salvator, comprenant que sa maîtresse était triste, avait posé doucement sa belle tête intelligente sur les genoux d’Isabelle, et, par de petits cris plaintifs, témoignait de l’immense commisération qui emplissait son propre cœur.

La jeune fille vit ce regard de chien, et, s’oubliant, elle lui dit :

« Nous irons ensemble les chercher, n’est-ce pas, mon bon chien ? »

Salvator ne pouvait répondre oui. Mais il agita joyeusement la queue et poussa un petit aboiement qui témoignait de son attachement. Isabelle l’entoura de ses bras et le baisa sur le front. Elle était consolée.

L’île parcourue et visitée, île à laquelle les explorateurs avaient donné le nom de Courbet, l’Étoile Polaire sortit de son port, que Lacrosse avait baptisé Crique Longue, et se dirigea vers l’ouest, à la recherche de la colonne.

On naviguait toujours en eau profonde. Cependant le 8 juillet les vigies firent toutes des remarques qui jetèrent un certain trouble dans les esprits. Le steamer se trouvait au centre d’une sorte de bassin de dix milles environ de diamètre, presque entièrement ceint d’un cercle de hautes glaces paléocrystiques. La mer, dans cette façon de lac, était d’une merveilleuse limpidité et la surface n’offrait aucune apparence de frazi.

On eut bientôt le secret de cet étrange phénomène. Dès sondages opérés successivement donnèrent un fond qui varia à diverses reprises de vingt à trente brasses. Le sol s’était donc prodigieusement relevé, et l’on était au-dessus d’une sorte de montagne sous-marine.

C’étaient ces hauts fonds qui se dressaient comme une infranchissable barrière devant la course des grands icebergs et, par leur présence, les rejetaient à droite et à gauche, réservant sans doute ce point central à la formation des glaces de l’année.

La perplexité du commandant Lacrosse ne fit que grandir.

À quel parti allait-il s’arrêter ? Tous les jours, des hunes, on signalait l’apparition de nouvelles masses paléocrystiques. Il fallait éviter de se laisser prendre dans cette invasion formidable, dont la poussée serait non seulement dangereuse pour la solidité du navire, mais dont la dérive pourrait fort bien l’entraîner à des centaines de milles dans une direction opposée à celle qu’il devait suivre.

En outre, les trois semaines d’attente étaient écoulées, et l’on n’avait pas retrouvé les voyageurs. Devait-on les abandonner dans ces régions inhospitalières, et assurer le salut des survivants en regagnant au plus tôt le cap Washington ? C’était là un redoutable problème qui se dressait devant la conscience et la générosité du capitaine et de ses officiers.

Ce n’était pas tout. Ces hommes pleins de courage et de résignation en face de leurs propres soucis et des menaces qui pouvaient se dresser devant leurs pas, tremblaient à la pensée des périls que devraient affronter les deux femmes leurs compagnes. En même temps ils n’osaient soumettre le dilemme au jugement d’Isabelle de Kéralio, ayant toutes sortes de motifs pour ménager sa tendresse filiale.

« Allons ! s’écria le commandant Lacrosse en s’adressant à ses seconds, nous serions des misérables si nous abandonnions la partie sans avoir tout tenté pour rejoindre nos compagnons. Prolongeons notre séjour ici pendant tout ce qui nous reste de beaux jours, et alors seulement nous aviserons à prendre une suprême détermination. »

Pendant les semaines qui suivirent, les explorateurs battirent la mer de l’est à l’ouest, passant et repassant devant l’île Courbet, sans s’éloigner de ce terrible 85e parallèle, devenu à la fois la limite de leur course et la barrière imposée à leur énergie.

Et chaque nuit amenait un refroidissement plus marqué. À peine un mois s’était-il écoulé depuis le solstice d’été que déjà l’hiver annonçait son retour par de lugubres signes. Les journées ensoleillées se faisaient de plus en plus rares ; au contraire, celles où la brume assombrissait le firmament paraissaient plus grises et plus mornes. L’Étoile Polaire rencontrait des glaçons plus épais et éprouvait une difficulté plus grande à rompre la couche de frazi qui, pareille à une pellicule transparente, se ridait sur la face de l’océan. Les fragments du floe se joignaient, adhéraient par leurs arêtes, se coagulaient sous le ciment de la jeune glace. Que deux autres semaines s’écoulassent ainsi, et, bien certainement, le steamer serait saisi par quelque effroyable « pincée » du champ de glace.

On en était là des, angoisses et des perplexités, lorsque le 22 au matin, un mois, jour pour jour, après le débarquement de la colonne, le lieutenant Hardy, debout sur la passerelle, put ouïr distinctement une détonation venue de l’île et, selon toute apparence, de la Crique Longue elle-même.

Il y fit répondre aussitôt par un coup de canon. Le commandant Lacrosse, rappelé par le bruit, remonta sur le pont et donna l’ordre de pousser immédiatement les feux. Quand le brouillard intense se fut dissipé, on s’aperçut qu’on était à un mille de la côte. Une demi-heure plus tard, le navire reprenait dans l’étroite baie le mouillage qu’il y avait pris une quinzaine auparavant.

Une allégresse soulevait tous les cœurs, et il semblait qu’on ressentît quelque chose d’analogue au bonheur d’un père retrouvant ses fils qu’il avait crus morts. Cette allégresse allait se convertir en appréhensions nouvelles.

À mesure que l’Étoile Polaire se rapprochait de l’île, on pouvait, de son pont, apercevoir un groupe d’hommes rassemblés sur le rivage et multipliant les gestes et les cris. Dès que les embarcations du navire eurent accosté, ceux du steamer et ceux du traînage se jetèrent bruyamment dans les bras les uns des autres, s’interrogeant mutuellement sur leurs aventures diverses, tant sur les flots que sur la voie de glaces suivie par les héroïques piétons.

Ceux-ci étaient harassés, épuisés même, sans ressources et sans forces, victimes depuis près de dix jours d’une nourriture insuffisante et malsaine. Lacrosse leur ouvrit sans retard les portes du carré et du poste des matelots. Enfin, à la suite d’un repas tout à fait réparateur, les pauvres gens, se voyant placés dans de meilleures conditions, firent le récit lamentable des tortures sans nombre auxquelles ils avaient dû se soumettre et de la lutte qu’ils avaient soutenue contre les obstacles naturels et le mauvais vouloir des éléments.

Parmi ceux qui venaient de rallier le steamer se trouvaient Hubert d’Ermont, le chimiste Schnecker et le premier maître Guerbraz. On leur accorda vingt-quatre heures de repos absolu. Le docteur Servan fit même de ce repos une véritable obligation.

Puis, Isabelle de Kéralio, dévorée par l’inquiétude, vint, avec larmes, supplier Hubert de lui raconter ce qui s’était passé depuis le jour de la séparation.

Le récit du lieutenant de vaisseau fut émouvant.

Au départ, la colonne, animée par un espoir immense, avait surmonté rapidement, mais non sans quelques efforts, les premières difficultés du traînage. La glace était solide et adhérente au rivage de l’île Courbet, bien que couverte de hummocks et hérissée sur plusieurs points d’arêtes vives et tranchantes projetées au-dessus du champ par la poussée continue des marées et des courants.

Grand avait été le désappointement en reconnaissant le peu d’étendue de l’île vers le nord.

Mais on s’était promptement consolé par la pensée que le pack serait encore assez résistant pour permettre de gagner les terres qu’on apercevait plus loin, à une distance qu’on évalua à peu près à vingt milles. Aussi, après s’être accordé vingt-quatre heures de répit, la colonne avait-elle repris sa course aventureuse sur l’icefield.

Le 25 juin, on avait atteint cette terre, objet de toutes les convoitises et de toutes les espérances. Elle était assurément beaucoup plus étendue que l’île Courbet, mais n’était, au demeurant, qu’une île se développant en largeur de 86° à 86° 23’, soit sur une largeur de 38 kilomètres.

Au delà, le pack reprenait son empire, mais à des signes non équivoques, tels que boursouflures géantes, glaces bleues immaculées, on pouvait reconnaître la présence de terres fragmentaires, d’îlots rocheux continuant fort avant dans l’océan paléocrystique et servant de support à la redoutable banquise dont on entendait de tous côtés les plaintes suscitées par les craquements chaque jour plus complets dans la débâcle qui s’annonçait prochaine.

Des flaques se formaient, des allées d’eau s’ouvraient à tout instant sous les pieds des voyageurs. Un moment vint où l’on reconnut qu’il fallait céder à la nécessité de battre en retraite, car on n’était pas bien sûr qu’on pourrait revenir en arrière par le même chemin.

On possédait, il est vrai, trois embarcations, dont une, infiniment plus précieuse que les autres, était destinée à tenir plusieurs emplois. C’était le torpilleur sous-marin, lequel avait été construit en tôle d’aluminium, métal si léger que les compagnons de M. de Kéralio et d’Hubert d’Ermont se refusèrent à admettre que l’étrange engin pût servir également de nacelle à l’aérostat dont on allait expérimenter les qualités ascensionnelles.

On se décida donc de ne pas différer plus longtemps l’expérience du ballon.

On choisit, dans ce but, comme plate-forme, un îlot ou plutôt une roche plate, émergeant de soixante mètres au-dessus du niveau de la mer et large de six à huit cents mètres dans toutes ses orientations.

Ce fut assurément une scène profondément émouvante que cette tentative accomplie dans les conditions les plus extraordinaires qu’aéronaute eût jamais subies.

Il avait été convenu que le premier essai serait fait en maintenant le ballon captif.

Les explorateurs firent donc une dernière récapitulation des chiffres, et comme on ne faisait entrer en compte ni le poids des vivres, ni celui d’armes inutiles pour cette première épreuve, on se trouva en présence des évaluations suivantes :


3 hommes pesant en moyenne 80 kilogr. chacun. 
240 kil.
Instruments de précision 
30 !»l.
Nacelle (coque du sous-marin en aluminium) 
1950 !»l.

Nacelle Soit un total de 
2220 kil.


Ce chiffre restait inférieur de 580 kilogrammes à celui qu’avait déplacé, en 1852, le ballon construit par Henri Giffard. Rien ne s’opposait plus à ce que la tentative réalisât les espérances qu’on en avait conçues.

Le ballon lui-même, formé d’une double enveloppe de soie aux coutures enduites de gulta-percha, avait la forme « cigare », adoptée par tous les aérostiers de savoir, et plus spécialement par les capitaines Renard et Krebs. Il mesurait 12 mètres de diamètre au milieu, 44 mètres de longueur. Le filet qui l’enveloppait venait rassembler ses mailles en une seule corde horizontale soutenant elle-même la nacelle, longue de 8 mètres, large de 3, dont la figure reproduisait exactement celle de l’aérostat.

Afin de ne point tenter l’expérience en pure perte, on décida que, le gonflement accompli, on embarquerait, au fur et à mesure, les pièces nécessaires à un voyage, si l’on jugeait l’occasion propice pour larguer les amarres.

L’opération commença à sept heures du matin. Il était impossible, surtout après les révélations faites précédemment, de tenir désormais secrets les calculs qui avaient abouti à la découverte de Marc d’Ermont. En outre, quelque motif de défiance qu’on eût pu conserver à l’encontre de Schnecker, même depuis la bonne volonté dont il avait fait preuve pendant l’hivernage, on ne pouvait guère redouter d’indiscrétion de sa part. La première condition pour qu’il pût nuire eût été qu’il revînt en Europe avant ses compagnons, et l’Allemand savait trop bien que les destinées étaient maintenant liées au sort de l’expédition elle-même.

Hubert d’Ermont ne se fit donc aucun scrupule de dévoiler ce qui lui restait de moyens.

Les tubes remplis d’hydrogène solidifié représentaient ensemble une somme de 5 mètres cubes ou 5000 litres, soit une moyenne approximative de 12500 mètres cubes de gaz. Il fallait une dépense de 2500 mètres cubes de gaz hydrogène pour gonfler le ballon.

Un seul homme était présentement capable d’aider Hubert dans la délicate et périlleuse entreprise d’un gonflement. C’était Schnccker. Plus habitué que le lieutenant de vaisseau aux manipulations de laboratoire, il s’appliqua, avec le concours de deux matelots placés sous ses ordres, à confectionner sur l’heure les tuyaux de dégagement qui allaient permettre la dilatation du précieux gaz. Il ne fallut pas moins de trois heures pour fabriquer ces conduites en plomb, la rapidité de dilatation de l’hydrogène et sa ténuité ne permettant point l’emploi de simples tuyaux de caoutchouc.

Enfin, à midi, tout était terminé. L’aérostat, plein comme un œuf, se balançait majestueusement, retenu par ses amarres et par les énormes câbles qui allaient le maintenir à une élévation de 800 mètres environ. Mais là, une double déception les attendait.

D’abord, la brume qui couvrait l’horizon ne leur permit de voir rien de saillant. Partout, à perte de vue, les glaces paléocrystiques ou permanentes, ainsi nommées par Nares et Markham, couvraient la mer, et toutefois on apercevait au nord comme un mouvement de la banquise.

Une deuxième surprise désagréable fut la constatation que l’aérostat, porté à 400 mètres plus haut, refusa de s’élever davantage.

En vain supprima-t-on, coup sur coup, le lest supplémentaire, en vain réduisit-on le poids par la diminution de la nacelle, dont toutes les pièces inutiles furent enlevées, en vain un seul des expérimentateurs s’éleva-t-il, le ballon ne franchit pas le niveau de 1000 mètres.

On multiplia les ascensions à diverses heures du jour et de la nuit : le résultat demeura le même. Force fut d’essayer une explication de cette déconvenue. Comme on ne pouvait invoquer la raréfaction de l’air, il fallut bien se rendre à l’évidence, c’est-à-dire reconnaître que des perturbations magnétiques jusque-là inconnues se produisaient dans les hautes couches de l’atmosphère et parvenaient à décomposer celles-ci au profit des gaz les plus légers. D’ailleurs des troubles de la respiration et de la circulation, des signes de cyanose plus accusés après chaque tentative, des palpitations violentes, une certaine hébétude, prouvaient que l’air, à ces hauteurs, devenait irrespirable.

On prit le parti de laisser l’aérostat remonter à vide. Il ne dépassa point la limite précitée. Un grand découragement saisit les membres de la colonne. Il devenait manifeste qu’en dépit des théories scientifiques, l’aérostation ne pourrait servir à l’exploration du Pôle. De guerre lasse, d’Ermont et Schnecker construisirent à la hâte une nacelle de planches pesant au total 400 kilogrammes et donnèrent l’ordre qu’on les abandonnât au gré du vent. Un serrement de cœur saisit tous les spectateurs de cette dernière scène. Mais l’angoisse ne fut pas de longue durée.

Poussé par une brise du sud-est, l’aérostat fila assez rapidement vers le nord, sans dépasser l’altitude déjà atteinte. On put le suivre au-dessus de l’horizon pendant trois heures, puis on le perdit de vue.

Mais quel ne fut pas l’étonnement des spectateurs lorsque, le plus bas, sur un débaris gigantesque. Un canot fut mis à la mer pour recueillir les aéronautes. On trouva Schnecker évanoui, à moitié asphyxié. Quant à d’Ermont, épuisé, il demeura plusieurs heures dans un état d’anéantissement, au bout duquel il put raconter son voyage, et ce récit, qu’il avait fait sur place à ses compagnons, le lieutenant de vaisseau le renouvela à sa fiancée.

Le ballon, emporté par un courant de sud-est, était remonté directement au nord. Les deux voyageurs avaient évalué ce parcours à 200 kilomètres environ. Là, le vent avait dévié peu à peu, et bientôt les aéronautes avaient pu constater qu’ils prenaient une direction très accusée vers l’ouest. Mais chose tout à fait singulière, il ne paraissait point qu’ils sortissent du parallèle qu’ils avaient atteint et qui leur sembla être le 88e. La brume intense qui les enveloppait leur ôtait le moyen de contrôler leurs soupçons.

Par bonheur, le soleil vint juste à point dissiper le brouillard et leur fournir le moyen de se reconnaître. Un spectacle grandiose, unique, presque fantastique, frappa leurs regards.

La mer était sous leurs pieds, une mer libre et bleue dont ils avaient pu entendre le ressac pendant la demi-obscurité de la brume. Elle s’étendait à perte de vue dans le sud, l’est et l’ouest, mais, au nord, ses vagues venaient briser contre une infranchissable barrière de glaces.

Tout s’expliquait. De puissants courants magnétiques, déterminés peut-être par la rotation de la Terre, rendaient inaccessibles les hautes couches de l’air. Les directions des souffles glacés dont les savants ont constaté la tendance vers l’équateur ne sont pas autre chose que l’infléchissement des mêmes souffles venus de l’équateur et s’arrêtant au pied de la ceinture glaciaire. Tout laissait à supposer que, par delà cette muraille infranchissable, l’atmosphère va s’abaissant de plus en plus et diminuant d’épaisseur, amoindrie par la force centrifuge.

Schnecker, en constatant le peu de distance qui séparait la nacelle des flots, crut à une chute.

« Nous sommes perdus ! » s’écria-t-il avec effroi. Hubert n’était point rassuré.

« Il y a des chances, murmura-t-il, pour que nous ne sortions plus de la zone de rotation. Rien ne nous assure que nous n’allons pas faire ainsi le tour du 88e degré, en passant au nord de l’Amérique, du Kamtchatka, de la Sibérie, de la Russie et de la Suède.

La crainte était fondée. Il était manifeste que le ballon, emporté par ; un mouvement tangent à la circonférence de l’énorme glacier, allait tourner avec la Terre autour de cet axe idéal qui se termine aux pôles, si quelque interruption du courant magnétique ne venait point interrompre cette rotation. Ce fut, heureusement, ce qui se produisit.

Brusquement une commotion eut lieu. L’aérostat se coucha littéralement sur un lit de fluide, et les aéronautes durent



s’accrocher aux cordes de la nacelle pour n’être pas précipités dans les flots. Pendant trois ou quatre minutes, l’appareil courut sous cette allure terrifiante, chassé de la muraille de glace par une force invisible. Et, avec la même soudaineté, il se redressa, regagnant les altitudes de la veille, ramené vers son point de départ.

En même temps, l’atmosphère se saturait de vapeurs singulièrement troublantes, comme si de quelque latente conflagration se fût dégagée une quantité prodigieuse d’acide carbonique.

Schnecker subit le premier les symptômes de l’asphyxie. D’Ermont, apercevant à distance le campement de la colonne d’expédition, ouvrit la soupape. Mais lui-même, épuisé, s’affaissa dans le fond de la nacelle.

Là ne se terminait point le récit du jeune officier.

Après cette décourageante tentative, l’avis du plus grand nombre avait été de battre en retraite. « Le Pôle est inaccessible », disaient les pessimistes.

M. de Kéralio avait protesté de toute son énergie contre cette faiblesse des volontés.

« Messieurs, s’était-il écrié, jamais occasion plus belle ne nous sera offerte. Messieurs d’Ermont et Schnecker viennent de vous dire le résultat de leur voyage. Il semble prouvé que la banquise du Pôle ne peut être franchie au moyen d’un ballon. Mais n’avons-nous pas un autre moyen ? Ce bateau sous-marin, qui n’a pu remplir les fonctions de nacelle aérienne, nous allons le rendre à son véritable rôle. Il redevient sous-marin de plein droit, et si nous n’avons pu passer par-dessus la banquise de glaces, nous passerons par-dessous. »

Un long frémissement avait couru dans l’assistance. Mais, sauf Hubert et deux matelots, personne ne se sentait assez de résolution pour affronter d’aussi redoutables périls.

La question fut soumise à un vote. Seize voix contre quatre décidèrent le retour à l’île Courbet.

M. de Kéralio ne prononça plus une parole, mais il fut aisé de voir sur sa physionomie qu’il ne se résignait point aussi facilement à ce qu’il considérait comme une faiblesse.

Cependant rien ne faisait prévoir qu’il allait prendre la décision extraordinaire à laquelle il s’arrêta.

On était arrivé aux derniers jours de juin. La mer se dégageait de plus en plus, et les voyageurs avaient la satisfaction de recourir fréquemment aux embarcations. La veille du jour fixé pour la retraite définitive, une tourmente de neige et de pluie les contraignit à rester sous la lente. Quand ils en sortirent, ils constatèrent avec stupéfaction que le sous-marin et sa réserve de tubes d’hydrogène avaient disparu. En même temps, M. de Kéralio et les matelots Riez et Le Clerc, qui avaient voté avec lui en faveur de la marche en avant, manquaient à l’appel. Dans la tente qu’ils occupaient on trouva la lettre suivante, écrite à la hâte au crayon :

« Soyez sans inquiétude à notre sujet. J’emmène Le Clerc et Riez et nous emportons le sous-marin. Je ne tenterai que ce qui sera humainement possible.

« Kéralio. »

Il ne fallut pas songer à les poursuivre. Ils étaient libres d’agir à leur guise, et M. de Kéralio était le chef attitré de l’expédition. On tint cependant une deuxième réunion, et le résultat de la délibération fut qu’on ne pouvait rien résoudre avant de s’être concertés, au préalable, avec le commandant Lacrosse.

On continua donc la retraite pour ne s’arrêter qu’à l’île Courbet.

. . . . . . . . . . . . . . .

Tel fut le récit que fit Hubert à sa fiancée.

La jeune fille, profondément émue, n’y répondit point tout de suite. Elle se retira, fondant en larmes, dans sa chambre, et s’y tint renfermée plusieurs heures. Quand elle reparut devant son cousin et le commandant, déjà en débat au sujet de la résolution à prendre, son visage était calme, sa volonté arrêtée.

« Qu’avez-vous décidé, messieurs ? » demanda-t-elle.

Lacrosse s’inclina et répondit doucement : « Rien encore, mademoiselle. Nous attendons que vous nous ayez fait connaître votre propre sentiment. »

Isabelle s’assit devant les deux hommes et, d’une voix très nette, répondit : « Vous ne supposez pas, n’est-ce pas, que je vais abandonner mon père ? »

Le commandant rectifia, avec une nuance de reproche dans le ton : « Personne ici, mademoiselle, n’a l’intention de l’abandonner ».

La jeune fille tendit spontanément ses mains aux deux hommes.

« Je n’ai jamais eu cette crainte, commandant, et ma parole n’avait pas cette signification, je vous le jure. J’ai voulu dire simplement qu’alors même que toutes les lois divines et humaines vous feraient un devoir de ramener le personnel placé sous votre sauvegarde, moi, je demeurerais ici jusqu’au jour où j’aurais rejoint mon père.

— C’est parce que nous avions prévu cette preuve de tendresse filiale que M. d’Ermont et moi, décidés à vous seconder malgré tout, nous avons pensé à une solution qui pourrait concilier les exigences de votre cœur et celles de l’intérêt général.

— Ah ! fit vivement Isabelle. Et quelle est, je vous prie, cette solution ?

— La voici. En qualité de commandant de l’Étoile Polaire, j’ai la garde et la charge de toutes les existences placées sous mon commandement. Je vous propose donc de ramener au cap Washington la majeure partie de notre troupe. La maison de bois qui nous y attend lui permettra de passer l’hiver aussi doucement que nous avons passé le dernier au cap Ritter. L’état de la mer nous permet, non seulement ce retour, mais encore une course fort avancée dans les parages où nous nous trouvons présentement. Nous pouvons construire, avec la moitié de nos matériaux, un second poste d’hivernage, soit ici même, soit dans les terres du 86e que nos compagnons ont abordées. Que vous demeuriez au cap Washington, ou que vous préfériez séjourner ici, nous, M. d’Ermont et moi, nous emploierons jusqu’à la dernière heure de septembre à conduire l’Étoile Polaire et, à son défaut, les embarcations, dans les chenaux de l’océan paléocrystique. Si la mer nous est fermée, nous prendrons la route de terre, ou plutôt des glaces. Il est donc impossible que dans le délai de deux mois qui nous reste, nous n’avons pas retrouvé M. de Kéralio. »

Isabelle s’était levée. Elle avait des larmes dans les yeux. Derechef elle serra les mains de ses deux vaillants compagnons.

« Allons ! dit-elle, c’est la sagesse qui parle par votre bouche, commandant. N’hésitons pas, ne perdons pas une seconde ; ramenons au cap Washington tout ce qui n’est pas indispensable, après quoi nous reviendrons ici dresser notre deuxième campement. Est-il nécessaire de vous dire que je vous suivrai partout ? »

Bernard Lacrosse n’ajouta pas un mot à cette déclaration. Remontant sur le pont, il distribua ses ordres conformément au programme adopté.

L’Étoile Polaire reprit donc le chemin du sud. Jamais encore expédition polaire n’avait obtenu de pareils résultats. En moins de deux mois d’été, des Français avaient réussi à reconnaître la côte nord-est du Groenland ; ils avaient découvert une île sous le 85e parallèle et des terres encore mal explorées sous le 86e.

Bien plus, deux d’entre eux, dans une course aventureuse à travers les airs, avaient atteint le 88e degré et reconnu l’existence de la grande banquise polaire, jusque-là hypothèse invérifiée.

À cette heure, ils rentraient dans leurs quartiers d’hiver, mais une poignée d’entre eux allaient continuer leurs investigations. Cette fois, ils n’obéiraient point à un pur intérêt scientifique. Ils allaient guidés par la vive affection que leur inspirait l’homme généreux et imprudent qui avait organisé cette campagne et qui n’avait eu que le tort de ne vouloir point reculer au seuil de la dernière porte. Il fallait arracher M. de Kéralio aux conséquences de son intrépidité, à l’horrible mort par le froid et la faim.

La belle saison se montrait vraiment admirable. L’Étoile Polaire ne mit que trois jours de l’île Courbet au cap Washington, soit pour franchir un espace de trente-six lieues.

Elle en mit sept pour regagner l’île Courbet, emportant le matériel nécessaire à une deuxième construction et ramenant huit hommes qui devaient séjourner sur un point encore à déterminer. Le commandant Lacrosse ne gardait avec lui que dix hommes. Douze autres demeuraient au cap Washington sous la direction du lieutenant Rémois.

Aussi, le 5 août, lorsque Isabelle, que Tina Le Floc’h n’avait point voulu quitter, mit le pied pour la seconde fois sur l’ile la plus septentrionale du globe, Hubert lui dit avec émotion : « C’est aujourd’hui seulement que commence notre véritable campagne. »

Le lendemain, quand l’Étoile Polaire voulut sortir de la Crique Longue, elle trouva le chenal barré par les glaces. La nature elle-même fixait les quartiers d’hiver des explorateurs.