Une française au pôle Nord/07

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Librairie Hachette et Cie (p. 125-145).


VII

le cap washington


La première étape parut donner raison aux Anglais.

La colonne n’avait pas fait dix milles dans le nord-ouest qu’elle dut s’arrêter. On avait perdu de vue le steamer.

Il était manifeste que l’Étoile Polaire, engagée dans une lutte très âpre contre la débâcle, devait conquérir le terrain mètre à mètre. Aussi loin que s’étendît la vue des voyageurs, la mer était prise. Le floe avait une régularité affligeante : c’était une plaine sinistre, à peine bossuée, çà et là, par des chaînes de hummocks. On n’y voyait rien bouger et cette immobilité muette désolait le regard.

La colonne fit halte et dressa les tentes. On allait bivouaquer jusqu’à l’arrivée du navire. S’il ne paraissait point, ce serait la preuve trop certaine qu’il fallait renoncer à l’espoir du voyage par mer.

On attendit donc la nuit, le cœur serré. Personne n’avait voulu prévoir cette éventualité décourageante. Aussi personne ne se résigna-t-il, et quand on s’enfonça dans les sacs de couchage, malgré la douceur relative de la température, le regret de la maison abandonnée vint-il s’ajouter à l’irritation causée par les espérances déçues.

« Mes amis, dit M. de Kéralio pour mettre un terme à cette pénible angoisse, ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’ajourner nos conjectures à demain et de dormir. »

On ne dormit pas bien longtemps. Vers minuit, le vent se leva, un vent du sud qui donna le ton aux clameurs du pack en révolution. Les courtes heures de ténèbres furent pleines de ces rumeurs lugubres, et les voyageurs, déshabitués par l’hivernage des séjours à la belle étoile, furent assez longs à s’y refaire

Ce fut avec une joie sans mélange qu’on vit reparaître le jour.

De terribles craquements n’avaient cessé de faire écho aux mugissements du vent, et, à plusieurs reprises, l’oreille exercée de ceux qui ne pouvaient dormir avait perçu le choc sec des vagues contre les banquettes de la côte. L’espoir renaissait en eux. Ce bruit était de bon augure. Il présageait la rupture du champ de glace.

Toutefois ceux qui l’entendirent les premiers n’osèrent confier leurs espérances aux autres. Sachant combien leur serait cruelle à eux-mêmes une désillusion, ils préférèrent l’épargner à leurs compagnons endormis.

Mais, à l’aube, on n’eut plus de doute. C’était la mer, l’eau salée et verte, qu’on avait sous les yeux. De l’immense icefield de la veille il ne restait plus, çà et là, que des fragments gigantesques sans doute, mais totalement dessoudés, d’énormes débris qu’entraînait à l’est un courant visible à l’œil nu.

En même temps, un nuage d’aspect particulier se montrait à l’horizon du sud.

Il n’y avait pas à s’y tromper, ce nuage était dû à la fumée du steamer. L’Étoile Polaire avait vaincu l’obstacle ; elle accourait de toute sa vitesse à la recherche des explorateurs.

Un long hourra salua cette apparition.

Désormais on était rassuré. Lockwood avait eu raison : l’océan paléocrystique n’existait pas en permanence. La mer était libre devant les navigateurs.

Mais ceux-ci savaient à quoi s’en tenir sur ces déblaiements subits auxquels succèdent avec une égale rapidité le retour des débaris considérables, qui entraîne la reprise du terrain perdu par la glace. Par bonheur, le vent ne varia guère, quittant le sud pour passer au sud-est et revenir au sud. À six heures du matin, l’Étoile Polaire, après avoir échangé des signaux avec les piétons, les devançait sur la route du nord. On ne devait se retrouver que sous le 78e parallèle, juste à point pour permettre le ravitaillement clés explorateurs.

Arrivés à ce point, et devant une température moyenne de 14 degrés, la première escouade rentra dans les flancs du navire. Elle avait franchi 200 kilomètres. Une seconde colonne, forte de six hommes, sous le commandement du lieutenant Pol, lui succéda. On était au 8 mai.

Mais, là, le navire éprouva une nouvelle contrariété.

Le vent, sans avis préalable, sauta au nord-ouest, et en moins de deux heures les glaces envahirent la mer. En même temps, le thermomètre s’abaissait à 28 degrés au-dessous de zéro, température vraiment très dure dans une saison qui, plusieurs fois déjà, avait vu le mercure remonter à 0 et même à 2 degrés au-dessus.

Il fallut chercher un refuge dans une anfractuosité de la côte. On y passa deux jours au milieu de transes mortelles, car, malgré l’abaissement continu de la température, qui ne s’arrêta qu’à — 34 degrés, la tempête fit rage, amoncelant les blocs les uns sur les autres et les poussant à l’assaut du navire.

Dans cette situation vraiment critique, le commandant Lacrosse suggéra une idée essentiellement pratique.

On chargea à obus de mélinite les deux canons de 10 centimètres de l’Étoile Polaire et l’on ouvrit le feu sur la banquise avec le même soin et le même acharnement que sur une armée d’assiégeants humains.

En même temps, comme l’eau ne manquait point, on ne cessa de projeter la vapeur sur le champ de glace. Après trente-huit heures de cette lutte de géants, l’équipage, épuisé, put enfin goûter quelque repos. Il l’avait bien mérité.

Le 5, la marche en avant reprit, et le steamer mit à profit une large allée d’eau qui se déclara le long de la côte. Forçant de vapeur, il laissa aux membres de l’expédition terrestre le soin de relever la carte du pays, et franchit, à la vitesse de 14 nœuds, les 150 kilomètres qui le séparaient encore du 80e degré.

Là, il dut relâcher pour attendre les excursionnistes.

Le temps était affreux. Les bourrasques de neige ne s’interrompaient plus. En outre, le froid, par un retour offensif, rendait la manœuvre extrêmement pénible.

Pour la première fois Isabelle éprouva comme un regret de la résolution qu’elle avait prise. Non qu’elle craignît pour elle-même, bien que la part de souffrances, en ces conjonctures, fût au-dessus des forces d’une femme ordinaire. Mais la vaillante fille éprouvait le contre-coup des misères qu’elle voyait endurer par ses compagnons. Et, parmi ceux-ci, il en était un, ou plutôt une, dont les douleurs lui paraissaient plus particulièrement cruelles. La pauvre nourrice, Tina Le Floc’h, qui ne s’était point entièrement remise de la bronchite contractée dès le début de l’expédition, toussait maintenant d’une façon tout à fait inquiétante.

Or, en entendant cette toux, Je docteur Servan devenait sombre et fronçait le sourcil. Il avait beau prodiguer ses soins à la malade, il se rendait bien compte qu’il ne pouvait y avoir qu’un remède au mal : rapatrier la pauvre Bretonne.

Mais, par malheur, on était trop loin de France, à cette heure, pour que l’on pût espérer un retour suffisamment prompt. Sans doute il n’était pas un membre de l’expédition qui eût hésité à en sacrifier les résultats pour conserver les jours de la bonne nourrice. Hélas ! ce sacrifice eût été en pure perte. Même en reprenant sur-le-champ la route du midi, on ne pouvait espérer rentrer en France avant trois ou quatre mois, et ce, en supposant les conditions les plus favorables. Et, avec l’état actuel de l’océan, il n’était malheureusement pas à présumer que les glaces, ouvertes au nord, ne se seraient pas refermées sur les pas du navire.

On n’avait donc qu’une ressource : sortir au plus tôt de cette mortelle étreinte des tempêtes et débarquer sur un point de la côte où il devînt possible de faire une véritable station estivale, et, à la faveur de celle-ci, de tout préparer pour le prochain hiver.

Le 10 mai, le thermomètre marquait encore — 24 degrés. La neige s’étant un moment interrompue, le ciel se découvrit et permit aux navigateurs d’inspecter, du haut des barres de perroquet, le paysage maritime et terrestre qui les entourait.

Il était d’une grandiose horreur, d’une effrayante désolation.

Cette terre du Grœnland, jusqu’où donc se prolongeait-elle ainsi ?

Voici que, maintenant, la côte revenait au nord-est. Une presqu’île de falaises immenses, hautes de 600 à 800 mètres, se dressait en muraille infranchissable, et les roches de micaschiste et de syénite s’y laissaient voir sans une seule anfractuosité, sans un seul port où l’on pût chercher un abri.

En face de ce tableau il se produisit une sorte de terreur religieuse dans l’équipage. Quelques hommes se découragèrent et laissèrent échapper l’expression de ce découragement. L’un d’eux baptisa la côte d’un nom pittoresque. C’était un loustic qui avait habité Paris, et son mot eut la bonne fortune de ramener un peu de gaieté au gaillard d’avant.

« C’est la barrière d’Enfer ! » avait-il dit.

Et jamais terme de comparaison ne fut plus exact. Cette longue ligne ininterrompue était sinistre à voir, et l’Étoile Polaire n’apparaissait plus que comme un fétu de misérables dimensions au pied de cette palissade monstrueuse. En même temps, l’allée d’eau s’éloignait de la côte, laissant une banquette de trois bons milles en largeur, chose tout à fait inouïe pour la saison.

L’impression de lassitude et de crainte superstitieuse reparut le 12. On avait stationné au pied de la falaise au delà du terme convenu avec l’escouade d’exploration, et depuis vingt-quatre heures on aurait dû avoir de ses nouvelles. Du navire il était impossible d’explorer la côte, beaucoup trop élevée, mais ce qui n’était pas possible aux navigateurs l’était aux piétons. Rien ne les empêchait de communiquer au moyen d’armes à feu et de signaler leur présence en ces parages désolés.

L’inquiétude parvint au paroxysme le 13. L’escouade n’avait pas reparu, et, à bord, tout le monde était rempli d’épouvante. L’escouade devait être à bout de vivres, et il n’existait pas un moyen de lui porter secours.

Qu’allait-on faire ?

Un conseil fut tenu parmi les officiers. On y admit les premiers et seconds maîtres. Telle était l’angoisse universelle que le second maître Riez ouvrit l’avis de revenir en arrière. Chose étrange, sauf Lacrosse et d’Ermont, nul n’osa contredire à cette opinion.

Et ce qui encouragea cette velléité de retraite, ce fut l’annonce par la vigie que d’énormes débaris étaient en vue.

Le commandant Lacrosse, la mort dans l’âme, allait donner des ordres nécessaires à ce mouvement en arrière, lorsque Isabelle de Kéralio entra dans la chambre du conseil.

On avait pris l’habitude de parler ouvertement devant elle, et de ne lui rien celer des résolutions qu’on pouvait prendre. En quelques mots embarrassés, Bernard Lacrosse lui fit part de la détermination à laquelle on venait de s’arrêter. Il ne put se défendre du légitime désir de se mettre en dehors de l’avis commun.

« Quant à moi, prononça-t-il vivement, j’ai toujours pensé que l’homme qui va devant lui a plus de chances que celui qui recule, et qu’à défaut du courage, l’intérêt même doit conseiller de ne jamais rétrograder. »

La jeune fille n’attendait que cette parole. Elle éclata : « Quoi ! s’écria-t-elle, est-ce donc à ce parti que l’on s’arrête ? Quoi ! Parce que nous sommes en face d’une hypothèse inquiétante, nous allons renoncer sans combattre au résultat acquis, à une victoire que tout nous présage ! Mais ne voyez-vous pas que reculer, c’est compromettre irrémédiablement l’expédition ? Car, de deux choses l’une : ou nous rentrons directement en France, ou nous revenons au cap Ritter. En ce dernier cas, que gagnons-nous ? Ce n’est pas une reculade de 4 degrés qui peut améliorer notre situation. Nous sommes aux portes de la belle saison et à moins de 160 milles du point que Lockwood et Brainard, dépourvus de ressources, ont atteint à pied. Nous avons des vivres en abondance, et, qui plus est, nous disposons de moyens que nul n’a possédés avant nous, et dont nous avons pu nous-mêmes vérifier l’efficacité. Et nous abandonnerions la partie ? Nous nous déclarerions vaincus au premier obstacle ? Ne voyez-vous pas que cette falaise touche à sa limite, et que forcément, par la nature même du sol, cette côte ardue va faire place à des terres basses et fortement découpées ? Est-ce à moi, femme, de vous rappeler que les roches schisteuses ne sont que des accidents du sol, des soulèvements intermittents de la croûte terrestre ? Demain, après-demain au plus tard, le soleil nous aura donné des températures très douces, et la mer sera libre. La banquise que l’on nous signale en ce moment ne peut être qu’un dernier morceau du pack que nous avons déjà traversé. »

Elle parlait avec une émotion, une conviction communicatives. L’assemblée hésitait. Un dernier argument vint à bout de toutes les résistances.

Mlle de Kéralio continua :

« Et nos amis, nos frères qui sont à terre, allons-nous donc les abandonner ? Pourquoi les chercher au midi, alors que tout fait supposer, au contraire, qu’ils ont poursuivi leur route vers le nord ? »

Elle avait raison. Toute la vraisemblance était pour que les explorateurs, gênés par la falaise, eussent directement coupé la presqu’île dans le sens de sa largeur. Reculer, c’était les délaisser sans vivres sur cette côte inhospitalière.

« Allons, messieurs, conclut Isabelle suppliante, en joignant les mains ; encore un effort, un seul. Tout me dit que nous allons atteindre à bref délai la pointe de cette muraille rocheuse, quelque promontoire plus favorable que la brume nous cache, mais que nos prévisions doivent deviner par là, quelque part, sous le 81e parallèle. Allons, haut les cœurs pour notre propre gloire et pour celle de la France ! »

Tous les hommes se levèrent électrisés. Un seul cri jaillit de toutes les poitrines :

« En avant ! Pour l’honneur de la France ! »

Et le commandant Lacrosse, remontant sur le pont, jeta l’ordre de pousser les feux.

Isabelle avait raison, et, une fois de plus, l’adage « La fortune favorise les audacieux » fut justifié. La banquise aperçue parut fuir devant l’Étoile Polaire, et le soleil, en se dégageant des buées, laissa voir une mer toute bleue sur laquelle s’envolaient çà et là des floebergs, pareils à des goélands effarouchés.

On aperçut, à 10 milles au nord-est, l’extrémité de la falaise, finissant en un cap étroit et bas. Le steamer courait avec une vitesse de 15 nœuds. Quand il eut atteint l’extrémité du promontoire, l’océan radieux s’étendait, à perte de vue, dans le nord, tandis que la côte grœnlandaise se rejetait vers le nord-ouest.

Tout à coup, dans le silence d’admiration qui suivit cette découverte, une détonation éclata. Les yeux interrogèrent la côte, Un flocon blanc s’élevait sur la crête des falaises les moins élevées. Les explorateurs étaient là.

Sur le pont de l’Étoile Polaire, de frénétiques hourras répondirent au coup de feu, et le navire, serrant le rivage, vint enfin jeter l’ancre au delà de la pointe glorieusement doublée.

« Ce cap, s’écria le commandant Lacrosse en se découvrant, ne peut porter qu’un nom, celui de la femme héroïque qui nous a rendu le courage. Nous l’appellerons désormais le « cap Isabelle ».

De nouveau les mains frappèrent une triple salve. Puis deux embarcations se détachèrent du navire et gagnèrent le fond sablonneux d’une jolie baie. Une demi-heure plus tard elles rapportaient à bord toute l’escouade du lieutenant Hardy, qu’une troisième colonne allait remplacer.

On n’avait plus qu’à se laisser porter sur une mer d’une admirable complaisance. Deux fois encore, l’Étoile Polaire relâcha pour relever les escouades. Enfin, le 28 mai, quatre



semaines après le départ du cap Ritter, le steamer mouillait

son ancre à l’extrémité la plus septentrionale du Groenland, par 83° 54′ 12″. Les terres redescendaient au sud-ouest. À l’horizon se creusait une baie que l’on reconnut immédiatement pour le bras oriental de l’inlet Conger du fiord Hunt. L’île Lockwood était au centre, et, tout au bout du panorama merveilleux, s’accusait avec ses roches noires le cap Alexandre Ramsay.

On était parvenu au promontoire que les deux héros de la mission Greely avaient nommé, sans pouvoir l’atteindre, d’un nom cher à tous les cœurs américains. C’était le cap Washington. Dès à présent, tous les prédécesseurs étaient distancés. La France était allée le plus loin.

La joie fut sans bornes dans l’équipage ; elle tenait du délire. On criait, on pleurait, on s’embrassait. D’aucuns parmi les matelots trépignaient, marchaient sur les mains, se livraient à d’étonnants ébats chorégraphiques. Maintenant on se croyait sûr du succès final. Encore 6 degrés 4 minutes, ou 606 kilomètres, et l’on foulerait le Pôle lui-même.

Le ciel se montrait entièrement propice. Cette côte que Lockwood et Braillard avaient trouvée bordée de glace en 1882, mais dont ils avaient vu les glaces se détacher l’année suivante, leur apparaissait libre et dégagée de sa froide ceinture.

Le premier travail auquel on dut se livrer fut celui du relèvement de la carte. Il exigea six longues journées, mais permit aux explorateurs de connaître entièrement la région.

Bien que la chaleur fût en retard, l’année s’annonçait exceptionnellement douce, et, très rapidement, le thermomètre s’éleva à des niveaux absolument extraordinaires. La température, qui dans les premiers jours ne dépassait pas 9 degrés, monta, le 8 juin, à 16 degrés et le 10 à 18. On en fut réduit à se plaindre de l’ardeur du ciel.

Mais cette progression anormale rendit de grands services aux voyageurs. Tout d’abord, elle leur permit des incursions dans l’intérieur et le long de la côte. Ils purent ainsi s’assurer que le bras de mer appelé fiord Hunt par Lockwood était un véritable golfe creusé entre le cap Washington et le cap Kane, que ce dernier commençait une série de falaises formant la limite du canal Conger, lui-même communiquant au fiord Weyprecht au sud-est de l’île Lockwood. Au delà de cette île, on ne voyait plus que la pointe extrême du cap Ramsay, mais les voyageurs reconnurent avec un soin scrupuleux toutes les découvertes de leurs anciens prédécesseurs, la Terre Hazen, terminée par les caps Neumayer et Hoffmeyer, et enserrée entre les fiords Wild et De Long. La végétation sur ces divers plateaux leur parut singulièrement abondante pour de telles latitudes. La présence d’ours et de bœufs musqués leur permit des chasses fructueuses, sans compter d’heureux coups de fusil à l’encontre des ciders, des ptarmigans, des dovekies et des lagopèdes.

Finalement, le 12 juin, devant la mer libre et sans limite au nord, on se décida à prendre terre définitivement sur ce point et à construire la maison en vue du deuxième hivernage.

L’emplacement en fut choisi avec circonspection, à l’abri des vents du nord, sous une véritable barrière de hautes collines, et déterminé rigoureusement. On constata ainsi que le cap Washington est situé par 83° 33′ 6″ de latitude boréale et 41° 12′ de longitude occidentale. Il restait donc encore 1° 24′ 54″, soit 141 kilomètres et 484 mètres, à parcourir avant d’atteindre le 85e parallèle.

Or que trouverait-on sous ce parallèle ?

Serait-ce une terre nouvelle, une île dépendant du Groenland, mais plus voisine du Pôle, ou un vaste continent glacé se prolongeant jusqu’au Pôle lui-même, le dépassant peut-être pour se continuer jusqu’au nord de la Sibérie, avançant, çà et là, quelque péninsule inconnue dont la Terre de François-Joseph, découverte par Payer en 1871, ne serait qu’un promontoire ?

Aussi loin que s’étendît la vue dans le nord, on n’apercevait que la mer libre.

Le commandant Lacrosse en profita pour pousser l’Étoile Polaire aussi avant que possible dans le voisinage de la station nouvelle créée par les explorateurs. Il y gagna de relever les points de la côte qu’on avait longée au cours du dernier voyage.

La brièveté de l’été, qui ne dure pas plus de deux mois dans les régions polaires, obligeait les chefs de l’expédition à tirer parti de la situation exceptionnelle dans laquelle on se trouvait. M. de Kéralio rassembla donc le conseil de officiers et réunit les avis.

La presque unanimité des membres du conseil se prononça en faveur d’une reconnaissance immédiate dans le nord. En conséquence, tout le monde se rembarqua, et le steamer, battant de son hélice des flots entièrement libres, s’élança hardiment vers le nord.

Au bout des vingt premiers milles, on rencontra plusieurs débaris gigantesques, versés sans nul doute par quelque fiord transformé en glacier. Tous ces champs de glaces, ces icebergs dérivaient ostensiblement vers l’est et le sud-est, preuve évidente de la présence d’un courant très chaud dans les eaux inviolées de la mer du Groenland.

Dix milles plus loin, le navire dut chercher son chemin à travers les innombrables débris des vieux champs paléocrystiques. La traversée devint très pénible, bien qu’elle fut favorisée par une chaleur constante, désagrégeant le pack, dont on pressentait les approches. On avait dépassé le 84e parallèle, et les voyageurs espéraient se faire jour au milieu des blocs errants.

Mais, le matin du 18 juin, la vigie cria : « Terre ! », et l’on put apercevoir à quelque dix milles dans le nord une chaîne continue de montagnes peu élevées qu’enserrait une bordure de glaces nettement découpées.

L’Étoile Polaire, changeant sa route, se mit à côtoyer l’obstacle, s’efforçant de trouver une issue pour le tourner dans l’ouest.

La zone de glace cependant ne parut ni s’amoindrir ni se fragmenter. Force fut bien de se rendre à l’évidence : la voie de mer était désormais interdite aux explorateurs.

On releva le point, tandis que l’Étoile Polaire s’efforçait vainement de mouiller son ancre, par des profondeurs de 200 et 250 brasses. On était donc au voisinage d’accores très escarpés, et la position devenait dangereuse pour le navire.

M. de Kéralio rassembla de nouveau ses officiers.

« Messieurs, leur dit-il, dès à présent nous aurions le droit d’être pleinement satisfaits du résultat de nos efforts. Nul homme n’est allé aussi loin que nous sur la route du Pôle, puisque nous nous trouvons par 84° 35′ de latitude boréale. Sans la fâcheuse barrière que nous oppose le pack, nous aurions atteint le 85e parallèle. Mais ce qu’un navire ne peut faire, j’entends l’accomplir par la route de terre. Une vingtaine de kilomètres à peine nous sépare des côtes de l’île que nous apercevons. Je vais prendre le commandement de quelques hommes pour tenter d’y arriver. Nous emporterons assez de vivres pour une longue carrière, et, Dieu aidant, nous arriverons à ce point inconnu du globe qui a déjà fait l’objet de tant d’héroïques tentatives. »

Quelques-uns essayèrent de dissuader M. de Kéralio. Il réfuta toutes les objections. Son âge ne pouvait l’empêcher de se risquer à une telle entreprise. Il n’était pas venu jusque-là pour reculer, et il se croyait le droit de rappeler à ses compagnons que, chef de l’expédition, l’ayant organisée avec ses seules ressources, il pouvait, sans égoïsme, se réserver le mérite de la découverte.

« Je suis persuadé, s’écria-t-il dans un élan d’enthousiasme, que par delà cette barrière inopportune je retrouverai la mer libre. »

Devant cette volonté énergique, fondée sur une inébranlable conviction, les compagnons de M. de Kéralio s’inclinèrent. Il ne restait donc plus qu’à mettre à exécution le projet.

Dès le 21 juin au matin, on débarqua sur la glace du champ le plus grand des traîneaux, disposé de manière à recevoir l’une des embarcations, nécessaire pour le cas où l’on aurait des allées d’eau à franchir. Comme M. de Kéralio allait tenter une expérience décisive, on décida qu’il valait mieux ne pas remettre à plus tard l’épreuve que l’on comptait faire avec le ballon. Un second, puis un troisième traîneau furent descendus, et reçurent les diverses pièces du ballon et du sous-marin destinés aux investigations aériennes et marines.

Jusqu’à ce moment le secret le plus impénétrable avait été gardé sur ces deux moyens que l’on allait employer ensemble ou séparément. Les explorateurs y fondaient de grandes espérances, dans le ballon surtout, estimant que l’aérostation était encore la plus sûre ressource en face des obstacles opposés par la banquise.

M. de Kéralio dut, à son tour, se ranger à l’avis commun. Il était nécessaire que la troupe fût nombreuse, afin de pourvoir aux difficultés du traînage et à la manœuvre des divers engins dont on allait se servir.

L’Étoile Polaire se réduisit donc au chiffre strictement nécessaire de l’équipage. Isabelle demeura à bord, auprès des malades et des blessés, secondée par la pauvre Tina Le Floc’h dans la mesure des forces qui restaient encore à la vaillante nourrice. Le commandant Lacrosse retint auprès de lui les lieutenants Pol et Hardy et le docteur Le Sieur. Aucune considération, cette fois, ne put empêcher Servan d’accompagner son ami Kéralio dans cette expédition dont tous comprenaient l’importance. Il en fut de même d’Hubert, dont la présence auprès des explorateurs parut indispensable à la mise en œuvre des moyens dont ceux-ci disposaient.

On n’attendit pas même au lendemain pour se mettre en route. On n’était pas autrement sûr de la stabilité du pack, et il fallait rendre au plus tôt à l’Étoile Polaire la liberté nécessaire à sa propre sécurité.

On se sépara donc sous les réserves suivantes : le steamer chercherait soit à l’ouest, soit à l’est, un passage lui permettant d’aborder la terre entrevue et de maintenir ses communications avec les excursionnistes.

S’il y parvenait, tout serait pour le mieux. Dans le cas où il ne retrouverait point ceux-ci, il devait déposer sur le point de la côte qu’il pourrait aborder des provisions pour le retour des explorateurs en construisant des cairns, afin de mettre ces provisions à l’abri. Enfin, il demeurait convenu que, si la terre aperçue était une île, les explorateurs reviendraient sur leurs pas dans un délai de trois semaines.

Ces conventions bien établies, la petite colonne s’élança sur le champ de glace, tandis que le steamer, se conformant au programme, reprenait la route de l’est.

Il n’était que temps pour lui de sortir de la zone de glace. Le 22 juin, dans la nuit, une effroyable tempête se déchaînait sur cette portion de la mer. À la violence des vagues, à leur hauteur vraiment prodigieuse, les navigateurs purent juger que les profondeurs de l’océan étaient considérables. Pendant deux jours, le steamer eut à lutter contre une plaine écumante, sur laquelle des icebergs géants bondissaient pareils à des monstres prêts à se ruer sur le navire. De soudains abaissements de température, qui faisaient descendre le thermomètre de 8 à 4 degrés, amenaient des bourrasques de neige, tout à fait inattendues à ce moment de la saison. Enfin, le 24, l’Étoile Polaire put jouir d’un calme complet, sur une surface presque entièrement délivrée de ses dangereux débris. Elle était remontée de 6 ou 7 milles au nord et se trouvait par 0° 0′ 3″ de longitude orientale, à moitié chemin du Spitzberg.

Il était inutile de maintenir la route à l’est. Plus de terres à s’horizon ; à peine, çà et là, quelques débris de floes glissant pesamment sur la surface apaisée. Le steamer se jeta donc hardiment dans le nord et parvint ainsi jusqu’au 85e parallèle.

Ce fut avec des cris et des transports que l’on salua le passage sur cette latitude, la plus haute qu’un pied humain eût foulée. Encore ce terme n’était-il pas exact, puisque les voyageurs ne franchissaient le degré que sur un navire. Le commandant Lacrosse, du haut de la passerelle, rassembla l’équipage et prononça une courte allocution, en présence d’Isabelle de Kéralio, à laquelle on fit une chaleureuse ovation. Le temps était superbe, le thermomètre marquait 6 degrés. Pas un nuage ne tachait l’azur du ciel et ne projetait une ombre sur la robe céruléenne de l’océan. N’eût été la présence de quelques glaçons errants, on aurait pu se croire dans quelque heureuse région de la zone tempérée. Enfin, pour ajouter à la joie de tous, quatre des malades demeurés à bord avaient pu se lever ce jour-là et prendre part à l’universelle allégresse.

Pour laisser autant que possible une trace de leur passage, les navigateurs jetèrent à la mer un baril vide et soigneusement goudronné dans lequel on avait enfermé la déclaration suivante, écrite sur parchemin :

« Aujourd’hui, samedi 26 juin 189…, le navire l’Étoile Polaire, appartenant à M. de Kéralio, commandant Bernard Lacrosse, lieutenants Hardy, Pol et Bernois, docteurs Servan et Le Sieur, portant à son bord Mlle de Kéralio, Corentine Le Floc’h, sa nourrice, et vingt hommes d’équipage dont six malades, mais sans gravité, après avoir déposé à terre, par 84 degrés de latitude septentrionale et 41 degrés de longitude occidentale, MM. de Kéralio, chef de l’expédition, H. d’Ermont, lieutenant de vaisseau en congé illimité, le docteur Servan, le chimiste Schnecker, le lieutenant Rémois, vingt hommes de l’équipage, parmi lesquels le premier maître Guerbraz, et trente chiens, tous engagés dans une exploration par voie de terre, a franchi heureusement le 85e parallèle, à 11 heures 44 minutes du matin. Ciel clair, soleil superbe, température 7 degrés ; pas de terre en vue. Vive la France ! »

Suivaient les signatures de tous les voyageurs présents.

Le baril fut porté à l’arrière, où l’on avait chargé la pièce de retraite. Isabelle fut invitée à tirer, l’étoupille, ce qu’elle fît, non sans se boucher une oreille. Au moment où le fût tombait à la mer, le canon fit éclater sa voix de bronze, et des hourras frénétiques saluèrent l’explosion.

Un banquet réunit tout le personnel, et de nombreux toasts furent portés au succès définitif des recherches.

Comme il ne restait plus que quatre jours avant le 1er juillet, comme on savait, en outre, qu’il ne fallait accorder aucune confiance à la stabilité du calme, Lacrosse décida que l’on se rejetterait dans l’ouest, afin de rallier la colonne d’exploration avant la date fixée pour la rencontre.