Une française au pôle Nord/11

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Librairie Hachette et Cie (p. 211-227).


XI

les loups


Depuis quelques jours, le froid s’accentuait, un mouvement de courant tout à fait imprévu se faisait sentir encore dans les eaux de la Crique Longue, et les hivernants s’apercevaient avec inquiétude que, chaque jour, la poussée d’eaux chaudes inférieures provoquait des lézardes et des failles dans les glaces de la banquette. Il devenait manifeste que ce courant aboutissait à un fiord profond dont on ne pouvait déterminer l’étendue, mais où il était à craindre qu’il ne poussât l’Étoile Polaire. En outre, l’accumulation des banquises pouvait devenir extrêmement périlleuse pour le navire.

On résolut donc de créer au plus tôt un observatoire sur la pointe nord de l’ile Courbet, là où les flots de la mer du Groenland venaient battre l’arête libre de la falaise. On utilisa à cette fin une partie des constructions en planches, et, pour ne point fatiguer l’équipage, on décida que, chaque nuit, trois hommes y séjourneraient, se relevant toutes les trois heures dans leur besogne d’observation. Le Dr Le Sieur et le lieutenant Hardy eurent à se partager la mission du contrôle, de ces observations. Chacun d’eux passait alternativement une nuit dans l’abri provisoire, au centre duquel un poêle chauffé à l’hydrogène entretenait une température supportable.

Ce qu’il fallait déterminer au plus tôt, c’était la cause de la déviation des glaces et la présence d’allées d’eau sans cesse recouvertes au voisinage du promontoire. Les constatations recueillies permettraient de chercher un nouvel emplacement d’hivernage pour l’Étoile Polaire, dans le cas où son mouillage actuel serait reconnu dangereux.

Le projet fut immédiatement réalisé. L’observatoire fut créé à la pointe septentrionale extrême de l’île, qui se trouvait être en même temps la pointe orientale. Tous les deux jours, le service régulier y ramena le Dr Le Sieur et le lieutenant Hardy.

Or il advint que, dans la nuit du troisième jour, les communications furent brusquement interrompues entre le navire et l’observatoire. Seul l’appareil téléphonique qui mettait en relations les deux points permit à ceux de l’Étoile Polaire de conserver quelques rapports avec les trois hommes isolés dans l’observatoire, parmi lesquels se trouvait le médecin.

Vers une heure du matin, en effet, une dépression subite provoqua une chute ininterrompue du mercure dans le baromètre. La température se releva violemment de 25 degrés au-dessous de glace à 1 au-dessus. Mais en même temps le vent, venant de l’est, se mit à souffler en tourbillons neigeux.

Alors ce fut une tourmente indescriptible, un véritable, déluge, pareil à celui qui noya la terre aux premiers jours du monde. Mais cette fois l’eau était solidifiée ; des étoiles blanches aux mille dessins capricieux remplaçaient les gouttes de la pluie diluvienne. Un voile opaque descendait du ciel sur la terre ; un linceul glacé effaçait toutes choses dans l’uniforme nivellement de sa couche épaissie par chaque rafale.

À cinq heures du matin, il ne restait plus trace de l’Étoile Polaire, ou, pour dire plus vrai, le navire n’était plus qu’une énorme bosse soulevée sur la surface ensevelie du pack. Seule la fumée de la cheminée indiquait que cette chose fondue sous la neige vivait et respirait encore.

On avait dû, pour préserver les feux, couvrir le sommet de la cheminée d’un fin treillis de fer. La fumée brûlante, en amenant la fonte de la neige à l’entour de l’orifice, l’avait bordé d’un épais bourrelet de glace. Du centre de ce bourrelet s’échappait la respiration haletante de la machine, convertie en un simple fourneau de forge.

Le pont, les mâts étêtés, les tentes et les baraquements de la dunette pliaient sous une charge effroyable de neige. Pendant les premiers moments, l’équipage du bord se trouva emprisonné sous les écoutilles. Il fallut se décider à les scier, pour parvenir en cette espèce de tunnel monstrueux que formait la couche amoncelée sur le pont.

Lacrosse fut admirable de sang-froid et d’énergie. Il donna l’ordre de chauffer immédiatement à l’hydrogène toute la carcasse intérieure du navire. En même temps des jets d’eau à une température et à une pression supérieure à l’ébullition furent dirigés contre les parois supérieures de la prison de glace. Au bout de vingt-quatre heures de ce labeur presque surhumain, les hivernants purent enfin dégager le pont. Comme la température ambiante ne s’était point abaissée au-dessous de 10 degrés inférieurs au zéro, on put se frayer un chemin au dehors et descendre sur le pack. L’Étoile Polaire, ceinte de blocs énormes, rongés à leur base par le courant d’eaux chaudes, mais arrêtés dans leur course par l’obstruction de banquises précédentes, n’avait plus rien à craindre désormais. Elle était enfermée dans une gangue d’où, selon toute apparence, elle ne sortirait plus avant la fin de l’hiver.

On était donc à peu près rassuré sur le lendemain du navire.

Mais il n’en était pas de même pour ce qui concernait les trois hommes envoyés à l’observatoire, et dont on était sans nouvelles depuis la veille au soir.

Très inquiet, le commandant Lacrosse courut au téléphone et établit la communication.

Par bonheur l’instrument n’avait pas souffert. Enfoui sous trois pieds de neige ancienne, le fil n’avait rien ressenti des perturbations récentes de la surface.

Ce fut le Dr Le Sieur en personne qui répondit aux Allô ! allô ! du commandant.

La conversation fut brève et émouvante.

Le commandant demanda :

« Est-ce vous qui me parlez, docteur ?

— Oui, commandant, répliqua le médecin.

— Donnez-moi de vos nouvelles.

— Nous sommes sains et saufs tous les trois, grâce à Dieu, Le Maout seul souffre un peu des gencives. Nous devons avoir cinq pieds de neige au-dessus de nous, car nous sommes totalement ensevelis. Par bonheur, le tube d’hydrogène est encore aux trois quarts plein, et nous ne souffrons pas du froid. Mais nous manquons de luminaire et ne savons par quel côté attaquer la paroi.

— Avez-vous des vivres ?

— Oui, par bonheur, pour deux jours.

— C’est bien, conclut Lacrosse. Je vais vous envoyer deux hommes pour aider à vous déblayer. Vous rentrerez tous ensemble. »

Il y avait trois kilomètres environ entre l’observatoire et la station du navire. Dans l’état où se trouvait le pack, il fallait compter que la colonne de renfort — soit les deux hommes que le commandant allait envoyer — mettrait près de deux heures pour rejoindre les prisonniers de l’observatoire. Lacrosse conféra sur-le-champ avec le lieutenant Hardy afin de choisir les deux hommes. Il était, dès à présent, décidé que le lieutenant en personne prendrait le commandement d’une seconde troupe, si la première ne parvenait point à destination.

On choisit donc parmi le personnel valide, réduit présentement à seize matelots. Il se trouva que le mieux portant et le plus robuste était ce même Gaudoux que le commandant avait préposé à la garde du chimiste Schnecker. On le releva donc de ses fonctions et on lui adjoignit un de ses compatriotes. Les deux hommes, considérés comme enfants perdus, furent équipés le plus chaudement possible et pourvus des meilleures armes. On leur confia, en outre, les saucissons de dynamite indispensables au dégagement de l’observatoire.

Ils descendirent sur le pack vers dix heures du matin, moment des plus grandes clartés. Le ciel, tout gris de neiges suspendues, prêtes à tomber, ne laissait passer qu’une lueur terne, désolante, qui rendait plus lamentable encore l’aspect de ce paysage de mort. On ne voyait guère à plus de cinq cents pas, et il semblait qu’une calotte de plomb se fût brusquement abattue sur le Pôle.

Les deux matelots serrèrent les mains de leurs camarades. L’étreinte du commandant fut particulièrement chaude et expressive. Lacrosse leur dit, en guise d’adieux :

« Allons ! garçons, on vous attend là-bas. Faites de bonne besogne, et donnez-nous au plus tôt de vos nouvelles. Puisque le téléphone fonctionne, nous ne le quittons plus. »

Les échelles furent rabattues, et l’on vit les deux matelots s’enfoncer dans la dense pénombre de ce jour d’enfer. Leurs silhouettes devinrent des taches, les taches des ombres, et tout s’effaça dans le brouillard.

Il avait été convenu avec eux que, tous les cent pas, ils pousseraient un cri, afin de rassurer autant que possible leurs compagnons sur leur sort. Cinq minutes environ après leur départ, un premier appel arriva distinctement au navire, d’où l’on répondit par un sonore hourra. Il s’écoula trois minutes avant le second, sept avant le troisième. Les gens de l’Étoile Polaire en comptèrent ainsi treize, dont l’affaiblissement graduel leur indiqua l’éloignement progressif des voyageurs. On put supposer de la sorte que la portée de la voix, sous ce ciel très bas, atteignait l’énorme distance d’un kilomètre.

Il avait été stipulé, en outre, que chaque cri contiendrait un renseignement sur l’état du champ de glace. Ce serait un seul mot, autant que possible un dissyllabe, afin que la seconde partie du son permît de bien préciser la première. Les premières indications ainsi fournies furent très nettes. Les mots : Rompue, Solide, Rompue, Hummocks. furent entendus par toutes les oreilles. Puis, la distance s’accroissant, on n’entendit plus que des notes qu’il fallut compléter : quise, qu’on traduisit banquise, ocs qu’on traduisit par blocs ou hummocks.

Mais le dernier cri jeta les auditeurs en un trouble profond. On perçut le son ou, dont on ne parvint pas à reconstituer la signification. Selon les uns, il représentait le mot trous, selon les autres les mots « entendez-vous ? » simple interrogation des deux matelots qui, eux sans doute, ne recevaient plus le moindre écho du navire, le vent, par bonheur très faible, soufflant en face, du nord-est au sud-ouest.

Le silence qui suivit ne fut pas sans angoisses. Qu’eussent-elles été si le commandant et ses hommes avaient eu la signification exacte du mot jeté par leurs camarades ? Ceux-ci avaient mis exactement quarante-deux minutes à parcourir le premier kilomètre. En leur accordant le même délai pour les deux qui restaient à franchir, il fallait deux heures six minutes pour leur permettre d’atteindre l’observatoire.

On ne fut que trop tôt renseigné sur le sens de la syllabe ou apportée par le vent.

Brusquement des clameurs lamentables surgirent de la brume, des cris dont l’intensité seule donna un instant le change aux marins de l’Étoile Polaire.

Ils en reconnaissaient le timbre et le son prolongé pour l’avoir fréquemment entendu pendant les longues veillées de leur premier hivernage. C’était la voix du loup polaire, cette bête que sa poltronnerie seule empêche d’être redoutable. Les voyageurs n’y accordaient plus d’attention, l’ayant toujours vu fuir à leur approche.

Mais cette fois, la plainte acquérait une indicible puissance, et les moins soucieux en concevaient une singulière alarme. Jamais les hurlements précédemment ouïs ne leur étaient parvenus avec une telle force. Ils se regardèrent anxieux, n’osant formuler leurs doutes, se demandant en secret si cette rumeur lugubre n’était pas due à la présence d’un nombre inusité de carnassiers.

Les cris se rapprochaient de seconde en seconde ; la clameur devenait assourdissante. Bientôt elle parut déchirer la trame du brouillard, et, à l’aide de la longue-vue, il fut possible de discerner une longue bande noire s’avançant, roulant plutôt, sur la surface blanche du pack.

Alors seulement tout le monde comprit le cri jeté par les deux matelots.

« Les loups ! » prononça le lieutenant Hardy, qui ne put se défendre d’un frisson.

On frissonna autour de lui. Avec le magnétisme qui lui est propre, une même pensée avait traversé tous les esprits, les emplissant d’une indicible terreur.

Le cri jeté par leurs compagnons était un appel de détresse. Eux aussi avaient crié : Les loups !

Le commandant Lacrosse traduisit toutes les impressions en donnant un ordre bref :

« Hardy, commanda-t-il, prenez tout de suite la réserve avec vous. Je la porte à huit hommes. Nous ne pouvons laisser périr ainsi nos compagnons. »

Déjà le lieutenant rassemblait les hommes. En un clin d’œil l’escouade fut armée et descendit sur la glace. On la vit marcher résolument à la rencontre des carnassiers.

Mais les courageux marins n’avaient pas fait trois cents mètres sur le pack, qu’on les vit battre en retraite.

Ils revenaient sans se presser, gênés d’ailleurs par la difficulté de la marche. Derrière eux, la bande hurlante accourait en rangs serrés. Les matelots s’arrêtaient tous les dix mètres, se mettaient en ligne et envoyaient une décharge simultanée dans la cohue de leurs farouches adversaires.

Mais celle-ci était trop épaisse pour que quelques coups de feu la dispersassent. Hardy et ses hommes désespéraient sans doute d’en avoir raison, puisqu’ils revenaient sur leurs pas.

Ils arrivèrent ainsi jusqu’au pied des échelles, poursuivis par l’innombrable troupeau. En un instant ils furent à bord, tandis que l’icefleld se couvrait instantanément de hideuses bêtes noires, aux prunelles phosphorescentes. En même temps l’air s’emplissait de clameurs furieuses, tandis qu’une odeur écœurante de ménagerie montait à toutes les narines.

Cependant le lieutenant ne paraissait ni découragé, ni même inquiet.

Lacrosse s’approcha pour l’interroger.

« Vous n’avez pas osé risquer la vie de vos hommes ? demanda-t-il.

— Dame ! répliqua le lieutenant, le motif eût été plausible, et vous pouvez juger par vous-même du chiffre de nos ennemis, ajouta-t-il en désignant la tourbe grouillante et hurlante qui entourait le vaisseau et mettait sa tache sombre sur la face blafarde du pack.

— C’est vrai, fit le commandant, et je vous approuve. Il ne faut pas tenter Dieu. »

Hardy reprit :

« Mais ce n’est point là la raison qui m’a déterminé à rebrousser chemin. La vérité est que je suis entièrement rassuré sur le sort de nos deux camarades. Je dirai même qu’ils n’ont, de ce chef, couru jusqu’ici aucun danger.

— Ah ! Et Lacrosse respira longuement. Expliquez-vous au plus vite.

— C’est bien simple. Nous n’avons pas poursuivi notre route parce que c’était impossible.

— Comment cela ?

— Sans doute. Le pack est rompu à moins de cinq cents mètres d’ici par une allée d’eau qui va s’augmentant en largeur. J’évalue les dimensions de ce chenal à quarante mètres sur notre front, à soixante-dix ou quatre-vingts en remontant au nord-ouest.

— Ah ! et vous en concluez ?

— Vous allez conclure comme moi. Ces loups viennent du sud-ouest, chassés sans doute par la tempête d’hier. Or ils se trouvaient sur le morceau du champ de glace au delà de la rupture, et nos camarades avaient déjà parcouru un kilomètre quand ils les ont aperçus, parallèlement à eux, sur l’autre rive du canal.

— Très bien raisonné, conclut le commandant. En ce cas, les bêtes ne pouvaient les rejoindre qu’en traversant la faille en avant de son ouverture. »

Il s’interrompit. Un soupçon sinistre venait de lui traverser l’esprit.

« Soit ! Mais sont-ils à l’abri de leur poursuite ? Si la bande allait s’y remettre ?

— Je ne le crois pas, répliqua Hardy. En tout cas, Gaudoux et Lansyer ont de l’audace. »

Il interrogea sa montre, et vérifiant sur le chronomètre du commandant :

« Voilà très exactement cent deux minutes qu’ils sont partis, et, autant que j’ai pu en juger, la glace est plus praticable vers l’est. En outre, si vous calculez qu’il s’est écoulé juste une heure depuis leur dernier cri, nous annonçant la rencontre des bêtes, vous admettrez aussi bien que cettes-ci mettront encore le même temps pour les rattraper. »

Le commandant n’était pas tranquille. Il présenta de nouvelles objections :

« Oui, mais qu’est-ce que trois kilomètres pour ces animaux ? Ajoutez qu’à présent le vent porte l’odeur de nos hommes aux carnassiers, et qu’ils n’ont qu’à les suivre à la piste.

— Commandant, fit Hardy, il y a réponse à vos craintes, heureusement. Vous oubliez que le loup polaire est à peu près dépourvu d’odorat et qu’il chasse à vue.

« D’ailleurs, ajouta-t-il, il y a un moyen bien simple d’empêcher cette vermine de courir après nos hommes : c’est de les retenir ici. Cela nous donnera quelques heures de distractions en permettant d’exercer l’habileté des tireurs. Les cibles ne manqueront pas.

— Vous avez raison, approuva Lacrosse, retenons-les donc et tuons-les, si possible. »

Il y avait à bord de vieilles boîtes de conserves hors d’usage. Par l’ordre du commandant, toute cette viande gelée fut jetée en de vastes marmites qui lui rendirent pour un instant sa primitive élasticité, tout en dégageant une. puanteur de lard rance ou avarié qui réjouit les loups en dépit de leur peu d’odorat.

Ceux-ci s’étaient rassemblés à quelque cinquante mètres du navire et, redevenus silencieux, observaient les faits et gestes des marins.

À la première odeur qui leur parvint, tous tendirent le cou, poussèrent un long hurlement de convoitise et s’approchèrent pas à pas des échelles.

« Attention ! cria le lieutenant en riant, les fusils sont-ils parés ?

— Oui, oui, on y est ! répondirent une demi-douzaine de voix joyeuses.

— Allons, messieurs, continua l’officier, imitant à la perfection l’organe des explicateurs de ménageries, nous allons assister au repas des animaux et aussi à leur déconfiture. »

Sept coups de fusil s’allongèrent par-dessus les bastingages.

« Tout à l’heure, risqua l’un des hommes, on pourra les tuer à la pioche, si l’on veut. »

Quelqu’un demanda : « C’est-il bon à manger, ça, le loup ? »

Un Breton répliqua :

« Dame ! quand on n’a pas autre chose ! Ça vaut mieux que rien. »

Cependant le lieutenant réglait la mise en scène du spectacle.

« Voici comment nous allons procéder. Il ne faut pas tirer tout de suite. Il faut d’abord qu’ils mordent au régal, qu’ils prennent, goût au plat. Ensuite ils reviendront en masse.

— Et si votre cuisine ne leur plaît pas ? » questionna le commandant.

Hardy se mit à rire.

« Fi donc ! Vous n’y pensez pas, commandant. La cuisine du bord, notre propre menu ? »

On riait aux éclats. L’hilarité devint générale quand le Breton ajouta :

« Sans compter, commandant, que pour leur aider la digestion, nous leur donnerons des pruneaux au dessert. »

Pendant ce gai dialogue, les loups se rapprochaient sans trop de méfiance.

« Il faut croire qu’ils n’ont jamais vu d’hommes, dit Hardy. Mais ce n’est pas tout ça. Attention, garçons. Quand on versera la seconde pâtée, vous ferez feu en bloc, pas sur les premiers rangs, mais derrière, dans le tas, de manière que les mangeurs n’aient pas à se repentir de leur gloutonnerie.

— Veinards ! prononça une voix. Ils s’en iront dans l’autre monde le ventre plein. »

Brusquement on fit silence.

Le cuisinier et son aide soulevèrent une des marmites apportées sur le pont et en vidèrent le contenu fumant pardessus le bastingage, sur la glace.

La masse ne lui laissa pas le temps de se refroidir.

Les bêtes se ruèrent d’une seule impulsion, et, en un clin d’œil, le las de conserves bouillies fut dévoré. Un instant, les hommes n’aperçurent au-dessous d’eux qu’un grouillement noir de choses mouvantes qui se scinda violemment, laissant le pack aussi récuré qu’une assiette par la langue d’un chat.

« Parbleu ! s’écria le commandant, s’ils y vont de ce train, nous n’y suffirons pas.

— Quelle fourchette, mon bon, comme disent les Mocos ! »

On recommençait à rire. Le spectacle y prêtait abondamment, d’ailleurs.

Les loups, alléchés par la provende qu’on venait de leur octroyer si gratuitement, avaient repris leur concert, mais sur la note glapissante. Maintenant, tous étaient là, se disputant les premières places, à la curée. Ils venaient jusqu’aux murailles de glace du navire, et s’y dressaient, à la manière des chiens qui font les beaux.

« Attention ! répéta Hardy. Voici le moment ! La hausse à cinquante mètres !

— Pauvres bêtes ! proféra le Breton. Ça me fait de la peine de les tuer maintenant.

— Dis donc, toi ; riposta quelqu’un, tu ne voudrais pas peut-être les nourrir à perpétuité ? Descends un peu pour voir s’ils auront la même tendresse pour ta viande.

— D’ailleurs, conclut le commandant, autant qu’on en tue, il en restera encore assez pour faire un joli chenil. »

Il n’y eut pas d’autre réflexion. Le second « paquet » fut envoyé par-dessus bord, et produisit le même remous tourbillonnant qui avait salué le premier.

Seulement, cette fois, il fut suivi d’une débandade générale. Les sept fusils venaient d’accomplir leur œuvre de destruction en masse. Dix cadavres jonchaient le sol.

Les spectateurs eurent alors sous les yeux une scène qui les édifia sur la vérité du proverbe : « Les loups ne se mangent pas entre eux ». Saisies par leurs congénères, les bêtes, palpitantes encore, furent traînées et dévorées en quelques minutes, et ce banquet fraternel permit aux marins d’approvisionner les survivants au moyen de nouveaux massacres.

Mais, à partir de ce moment, les loups, instruits à leur détriment cessèrent de s’approcher du navire.

Si bien que le commandant Lacrosse, au bout de quelques moments d’observation, fit au lieutenant Hardy une très judicieuse remarque.

« Nous avons voulu les retenir, dit-il, je crains que nous n’y ayons trop bien réussi. »

Il y avait une arrière-pensée que rendit manifeste un incident, d’ailleurs prévu.

On n’en avait pas tenu compte. Et cependant le soleil approchait du terme de sa course. La brève nuit de deux heures allait venir.

Tout à coup la sonnerie du téléphone retentit, appelant le commandant à la communication.

Il y courut. C’était le docteur Le Sieur qui l’avait appelé.

La conversation s’établit et rassura complètement le commandant sur le sort de ses compagnons.

Les matelots Gaudoux et Lansyer étaient parvenus heureusement à leur but. Ils avaient pu, après deux heures d’efforts, percer la muraille de neige et libérer, les trois prisonniers de l’observatoire.

À part quelques malaises résultant d’une trop longue respiration dans une atmosphère diminuée de son oxygène, ni le docteur ni ses compagnons n’avaient ressenti de troubles fonctionnels graves.

Mais il va sans dire que tous étaient pressés de regagner l’Étoile Polaire, et le médecin annonça au commandant qu’ils allaient, repartir sans se reposer.

Ceci compliquait la situation très gravement.

En effet, les loups étaient maintenant de ce côté du pack. Leur bande s’interposait entre le navire et les cinq voyageurs. Lacrosse prévint ces derniers du danger. La nouvelle arriva trop tard ; il n’y avait plus personne à l’autre bout du téléphone.

En conséquence, il fallait au plus tôt se débarrasser des gêneurs.

La nuit se faisait. Sur la glace, une longue rangée de points phosphorescents indiquait que les carnassiers montaient une garde vigilante sans songer à clore-leurs paupières.

Comment tuer cette vermine que les calculs les plus modérés évaluaient encore à deux cents têtes ?

Le lieutenant prit une carabine et, tireur de premier ordre, donna le signal du feu contre les assiégeants. Autour de lui, les spectateurs applaudissaient à ce tir merveilleux, dont chaque mouche était accusée par l’extinction soudaine des deux points lumineux.

Ce jeu amusa la galerie pendant près d’une heure. Trente loups tombèrent ainsi sous le plomb de l’officier. Une cinquantaine d’autres, peut-être, furent immolés par les matelots.

Mais, comme les héros écrasés par le nombre, les marins de l’Étoile Polaire dirent enfin :

« Ils sont trop ! »

Or, pendant ce temps, les voyageurs étaient sur la route. Qu’allait-il advenir de leur rencontre avec les loups ?

On commençait à avoir sérieusement peur à bord du bâtiment.

Soudain une idée — lumineuse s’il en fut jamais — vint à l’esprit du commandant.

« Hardy, ordonna-t-il, reprenez les hommes de ce matin et portez-vous à la rencontre de nos pauvres amis. Nous allons éclairer votre route et la leur à l’aide des feux électriques. »

Aussitôt tout fut prêt. Le plus puissant des projecteurs tourna sa lentille vers le nord-est. Une nappe de lumière blanche fouilla les ténèbres et fit resplendir le cristal de l’icefield. Et dans cette clarté merveilleuse on put voir cinq ombres obscures se mouvoir péniblement à 1500 mètres du bateau.

Déjà Hardy et ses hommes, la carabine au poing, s’avançaient sur les loups.

Soudain un éclat de rire homérique souleva toutes les poitrines, si bruyant que les voyageurs du champ de glace y firent écho, tandis que le lieutenant et ses compagnons s’arrêtaient, secoués par leur hilarité.

Ce qui s’était passé était souverainement burlesque.

Surpris par le faisceau des rayons électriques, les loups venaient de se débander avec des cris de détresse, et le projecteur, les suivant dans leur fuite, accélérait leur course en augmentant leur épouvante.

En moins de dix minutes, tout le troupeau avait disparu. Il n’en restait plus trace sur le pack, sinon par la présence d’ossements admirablement nettoyés qui montraient en quelle estime les hideuses bêtes se tenaient entre elles.

Une heure plus tard, les exilés, congratulés, choyés par leurs camarades, s’asseyaient à un chaud réveillon autour de la table du commandant.